Micro roman ? Longue
nouvelle ? Peut-être en fait ni l'un ni l'autre. Mais peut-être seulement.
BECKETT navigue souvent entre différents formats, différents styles. Ici un
homme (le narrateur, un vagabond ?) dont le père vient de mourir se balade dans
un cimetière, errant. Diverses idées lui parcourent l'esprit. Est-il soulagé
voire heureux de la mort du père ?
Le narrateur est solitaire,
il aime se retrouver avec lui-même, ou tout du moins avoir du temps pour se
chercher lui-même. Il aime les cimetières car semble préférer les morts aux
vivants. Mais sur un banc public il croise une prostituée, et à l'issue de
quelques rencontres, elle l'invite chez elle, lui demande de s'y installer puis
le dorlote sans ménagement. Un jour, elle lui apprend qu'elle est enceinte de
lui. Incompréhension et déni du narrateur.
On n'entre pas dans
BECKETT comme dans un confessionnal, l'écriture est à la fois exigeante et
comme hors contrôle, effrayante de noirceur et déstabilisante de burlesque, de
grotesque. Un personnage bien nulle part sur terre, qui cherche un espace de
liberté, en vain. Trop de questionnements viennent tout bousculer, tout le
temps, sans répit. Et c'est l'amour rencontré qui condamne cet être voué à une
parfaite solitude. Monologue désenchanté aussi bien qu'absurde, un fil ténu qui
ne nous permet jamais de savoir de quel côté l'histoire va tomber.
Tout déroute dans ce
récit, notamment le fait que ce « Premier amour », s’il est emprunté
à un titre de roman du russe TOURGUENIEV, est également la première œuvre
écrite par BECKETT (Irlandais) en français, en 1946 (mais publié en 1970), et
l'on remarque déjà la virtuosité pour la langue. BECKETT parvient presque à
rendre sympathique un misanthrope de la moins tendre engeance. C'est un monde à
part, kafkaïen en plus cubique, froid, imbougeable, inébranlable, le genre
d'ambiance qui nous donne envie de nous taper la tête contre des murs en tôle
ondulée tout en ricanant. Il y a du malsain dans cet absurde, 60 pages denses
qu'on ne lit pas à toute allure. Ambiance unique d'une rare originalité, on
s'arrête, on réfléchit, on y retourne. Apnée peut-être porteuse de séquelles
irréversibles. BECKETT est encore aujourd'hui l'une des figures majeures des Éditions
de Minuit bien qu'il soit décédé en 1989.
(Warren Bismuth)
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