Je ne suis pas précisément en veine en ce début de printemps car
voici encore un missile qui va être très compliqué à chroniquer. VONNEGUT a
vécu en direct le bombardement de Dresde en 1945 et souhaite nous en causer par
le biais d’un bouquin qu’il est en train d’écrire. Le même que celui qu’on est
en train de lire. Il a du mal à rassembler ses souvenirs, et après quelques
pages comme brouillonnées décide de nous conter la vie de Billy Pèlerin (Billy Pilgrim
dans certaines traductions). Et là ça part dans tous les sens, accrochez vos
ceintures.
Billy a assisté au bombardement de Dresde en 1945 (ça doit déjà
vous rappeler quelque chose), il tente de faire partager ses souvenirs (il
n’est pas le narrateur) alors qu’il est quasi quinquagénaire et que l’action se
situe à la fin des années 60 (cela aura son importance) et qu’il officie dans
l’optique. Nous allons le suivre dans les années 40 en pleine guerre mondiale,
au front, puis revenir au présent, en cette fin de décennie numérotée 60. Puis Billy
dérape et raconte son kidnapping par les extra-terrestres. Œuvre de science-fiction ?
Je serais de répondre par la négative, pourtant il est référencé parmi les
meilleures livres de la catégorie et considéré comme un classique du genre. Billy
est définitivement traumatisé par ce qu’il a vu pendant la guerre, en
particulier à Dresde, et il s’invente un sas de décompression par la création
imaginaire d’un monde parallèle, la planète Trafalmadore, où les gens sont
accueillants et chaleureux.
Nous avons là trois espaces temps pour un même roman, faut quand
même bien se tenir au pinceau pour y retrouver ses repères. Sorti initialement
en 1969, sa lecture est une triple ambivalence. Il y a d’une part le jeune soldat
perdu de l’armée Etats-unienne en Allemagne, qui égrène ses souvenirs avec
flou, par ailleurs pas toujours en rapport avec l’action, comme pour ne pas
avoir à affronter l’indicible. D’autre part on voit évoluer l’opticien des
années 60, meurtri et déjà épuisé par la vie. Mais il y a le « petit garçon »
sur Trafalmadore, heureux et béat, friand d’anecdotes burlesques ou loufoques.
Roman inclassable, il reste très lisible grâce à l’écriture et
l’univers si particulier de l’écrivain, tout en cynisme, en drôleries (m’est
avis que Jim HARRISON s’est inspiré de sa patte), les situations absurdes sont
pléthore. Les références à la science fiction et à ses auteurs sont nombreuses,
le style étant évoqué comme une fuite de la réalité trop difficile à supporter.
Si son écriture dans les années 60 me paraît importante à préciser, c’est que
cet « Abattoir 5 » fleure bon le psychédélisme d’alors : visions
déformées, anecdotes ressemblant à des hallucinations, mais aussi
antimilitarisme virulent, anticléricalisme de fin de volume, rejet des institutions,
et bien sûr désenchantement, désillusion pour un monde qui ne paraît pas à la
hauteur.
« Abattoir 5 » sait aussi se faire historique avec cette
précision : il y a eu presque deux fois plus de morts lors du bombardement
de Dresde que sur Hiroshima la même année. Ce bombardement, même si VONNEGUT a
du mal à trouver un fil directeur pour le narrer, il en est pourtant beaucoup
question vu par les yeux de Billy (qui vous l’aurez compris est le double de
VONNEGUT). Le négativisme, voire la misanthropie hautement cynique d’une partie
de la narration se complète avec cette joie d’être entouré de Trafalmodoriens.
Un bouquin d’une rare originalité où certain.e.s pourront se sentir
décontenancé.e.s voire exclu.e.s. Sans doute qu’avec des produits
hallucinogènes sa lecture en devient parfaite et que l’on parvient à ouvrir
certaines portes qui semblent verrouillées. Il est à la fois historique et hors
du temps, rationnel et totalement surréaliste, morbide et drôle. C’est un tout
qui laisse pantois. Arrêtez-vous une seconde sur le titre « Abattoir 5 ou
la croisade des enfants », l’ambivalence est déjà là. Pour finir, que l’on
apprécie ou non les incessantes jongleries dans le temps et l’espace, il est
indéniable que l’écriture de VONNEGUT est de haute voltige et qu’elle tient le
récit d’une main de fer.
(Warren Bismuth)
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