Les
éditions nantaises Joseph K. réussissent un véritable tour de force concernant
l’œuvre de Jean Meckert : après un travail de défrichement déjà conséquent
précédemment dans leur catalogue (trois volumes gavés d’inédits parus depuis
quelques années), elles font paraître en quelques semaines « Règlement de
comptes », un recueil de huit nouvelles policières de très belle facture,
ainsi que trois volumes de théâtre de l’auteur sortis quasi simultanément. C’est cette sorte de « trilogie théâtrale » que nous allons suivre.
Théâtre
I. « Les radis creux »
Le
premier volume du théâtre de Meckert s’intitule « Les radis creux ».
Albert est un ajusteur au chômage. Pour gagner sa vie, il se rend sur les
tombes d’un cimetière, y fait vivre un petit potager. Il est un jour surpris
par une jeune femme désespérée, Madeleine, rendue sur la tombe de son mari pour
se supprimer elle-même. Or, sur cette tombe, Albert y a fait pousser des radis.
La discussion s’envenime à propos de l’acte manqué de Madeleine : « Je me doute bien que ça lui a fait un coup à
l’estomac, de voir sa tombe transformée en potager… Seulement c’est pas pour ça
que je suis une brute !... Je n’ai pas le respect des morts, moi, je ne
suis pas bourgeois. J’ai le respect des vivants. Et s’il n’y avait pas eu mes
radis, hein, si je n’avais pas été là, vous seriez à la morgue, en ce
moment ; pas belle à voir ! ». Édith, la sœur de Madeleine,
apparaît à son tour. Une violente altercation éclate, suivie d’un coup de feu.
Les
personnages de Meckert ne croient pas en l’avenir, sont désabusés, conscients
d’un bonheur qu’ils ne parviendront pas à atteindre. Quant à « ses »
bourgeois, ils s’empêchent de vivre, obsédés par le « Qu’en
dira-t-on ? » et optent pour une éducation conservatrice, dure,
pieuse et autoritaire. Ici deux mondes s’affrontent, deux classes sociales
opposées. La gouaille de Meckert fait le reste : joutes verbales, phrases
imagées, argotiques, violentes et sans issue. « Les radis creux » est
un drame intimiste, désenchanté. Écrit en 1943, il ne fut jamais publié avant
cette pertinente initiative de faire paraître l’intégralité des textes de
théâtre originaux de Jean Meckert, trois petits volumes dont ce premier est
déjà un grand moment de lecture. C’est la seule pièce de l’auteur qui ne sera
pas une adaptation d’un de ses romans.
Théâtre
II. « L’ange au combat »
Ce
texte n’est pas précisément un inédit. Du moins le scénario est déjà existant,
car c’est celui du roman « La lucarne » que Jean Meckert fit paraître
en 1945, et qui vient d'être réédité. Cette mise en scène du roman est écrite
immédiatement après. Le texte est on ne peut plus onirique. Edouard est un
homme qui a décidé de se consacrer à la paix dans le monde, « La grande Paix du monde ».
Seulement, ses proches ne le comprennent pas.
Dans
une structure assez complexe, rebondissant entre réalité et pur onirisme un
brin kitsch, « L’ange au combat » se veut un implacable réquisitoire
pour la paix, doublé d’une attaque en ordre des élites : « Rien ne peut venir d’une élite qui n’est
élite que parce qu’elle est servante d’un monde qui meurt ». Car
Meckert est un écrivain enragé, pacifiste mais le couteau entre les dents. Défendre
les petites gens sans les exhausser, se dresser contre l’injustice, contre les
nantis. « L’ange au combat » est un texte virulent contre la lâcheté,
la bassesse, l’absurdité du couple. Derrière un style suranné, le fond est
moderne, actuel, c’est ce qui fait de Meckert un auteur précieux du XXe siècle,
il a su comme peu analyser son époque, et en quelque sorte la retranscrire vers
l’avenir, même si le présent texte n’est pas le plus réussi de l’écrivain, tant
les scènes oniriques ont un je ne sais quoi de forcé dans le grandiloquent.
« L’ange
au combat » fut refusé par Gallimard en 1948, il est resté inédit jusqu’à
ce jour.
Théâtre
III. « Nous avons les mains rouges »
Le
meilleur pour la fin. Un village savoyard situé à 1000 mètres d’altitude peu
après la deuxième guerre mondiale. Une auberge. Y évoluent un certain nombre de
personnes dont d’Essartaut, le taulier, ancien résistant, mais aussi Armand qui
sort de prison. Un inconnu, Laurent, ancien détenu également, vient les
rejoindre. Christine y sert, une jeune femme sourde et muette dont Laurent
s’accoquine. Mais le principal est ailleurs.
D’Essartaut
est le chef d’un ancien mouvement politique antifasciste clandestin. Et les
membres de cette auberge organisent des expéditions punitives nocturnes. En
fait, nous sommes en pleine épuration, et les anciens résistants, maquisards,
veulent faire payer les anciens collabos. Pas par une justice quelconque, mais
bien sur le vif, dans le civil, en leur faisant peur, pour que les anciens
traîtres ne dorment plus sur leurs deux oreilles. Cependant, l’une de ces
expéditions tourne mal, un homme est tué…
Meckert,
lui-même ancien résistant, raconte l’embrouillamini d’un monde en guerre, où il
fut difficile de distinguer l’ami de l’ennemi, l’ennemi de l’adversaire.
« Nous avons eu cinq morts. Deux ont
été tués par les miliciens au cours d’un guet-apens organisé par des traîtres.
Deux ont été tués par les Américains à la suite d’une méprise, dans un combat
au crépuscule. Un seul a été tué par les Allemands, dans un coup de main. Je
vous dit cela pour mieux vous préciser la vision qui peut nous rester de la
guerre, cette guerre absurde qui a tué nos amis, qui a endeuillé nos familles,
qui a rasé nos villes, sans que jamais on puisse prévoir d’où viendrait le
coup, sans qu’on sache jamais si la mort nous viendrait de l’ennemi, du
traître, ou de l’ami ». La paix revenue, il est difficile de faire la
part des choses, d’agir lucidement et logiquement.
Meckert
décortique les pensées de ses personnages, sème le trouble : l’épuration
n’est-elle pas une justice aveugle, une solution radicale et elle-même
autoritaire ? En pacifiste, l’auteur ne juge pas, il interroge. Il
s’interroge. Ses personnages, il les a sans doute connus, il tente ici de les
analyser dans un temps suspendu, après la libération mais avant le recul
nécessaire pour comprendre l’Histoire immédiate. « À coups de crosse ! Vous l’avez tué à coups de crosse !...
N’est-ce pas contre des procédés semblables que nous avons lutté tous
ensemble ? ». L’épuration détruit-elle les idéaux ? Dans ces
échanges d’une grande force, la question de la conscience est triturée,
malmenée. Ne reprenons-nous pas les mêmes armes que ceux que nous avons
combattus ? Ne reproduisons-nous pas les mêmes erreurs, les mêmes
horreurs ? La loi du Talion peut-elle s’appliquer en temps de paix ?
Autant de questions épineuses auxquelles l’auteur s’efforce de répondre par le
biais de ses protagonistes.
« Nous
avons les mains rouges » est une pièce de théâtre d’une grande puissance,
elle est l’adaptation du propre roman de Jean Meckert sorti en 1947. Ecrite en
1950, cette publication des
superbes éditions Joseph K. est un vrai événement. Car le jeu en valait la
chandelle, avec ces dialogues populaires d’une profondeur qui sait mettre mal à
l’aise. Petit chef d’œuvre paru début 2024, il est à lire, à prêter et à
offrir.
Jean
Meckert a très peu écrit pour le théâtre, il abandonna rapidement cet exercice
par manque de relais, manque d’intérêt de la part des éditeurs, manque d’adaptations
pour son théâtre pour lequel il n’écrivit que ces trois textes originaux ainsi
qu’une adaptation de « L’alchimiste » de Ben Jonson, c’est dire si
cette présente trilogie est d’un intérêt notoire, d’autant que l’engagement de
toujours de l’auteur se ressent entre chaque ligne. À la même période, il
entame une autre carrière sous le nom de Jean Amila, il écrira plus de vingt
polars politiques et sociaux pour la Série noire, mais c’est une autre
histoire.
http://www.editions-josephk.com/
(Warren
Bismuth)