dimanche 28 juillet 2024

Franz KAFKA « Un médecin de campagne et autres récits »

 


Le challenge « Les classiques c’est fantastique » des blogs Au milieu des livres et Mes pages versicolores commémore simultanément ce mois-ci le centenaire des disparitions de Franz Kafka et Joseph Conrad avec un face-à-face d’anthologie et l’occasion pour Des Livres Rances, non sans avoir à nouveau félicité Moka pour les visuels et l’esthétisme toujours renouvelé pour présenter chaque mois le thème du challenge, de présenter ce recueil de nouvelles « Un médecin de campagne » de Franz Kafka, auteur décédé le 3 juin 1924.

Les deux romans inachevés « Le procès » puis « Le château », mais aussi « La métamorphose » ou « La colonie pénitentiaire » ont en grande partie occulté le reste de l’œuvre de Kafka, l’ont écrasée. Et pourtant… Ce bref recueil renferme quatorze textes. Un quinzième, « À cheval sur le seau à charbon », tout d’abord prévu dans le recueil, fut retiré par l’auteur juste avant publication. Ce livre est l’un des rares de Kafka à être paru de son vivant, en 1920.

Ces textes tous très courts (l’un d’eux de quelques lignes seulement) et variés dépeignent tout l’univers de Kafka, la plupart furent rédigés en 1917. S’il peut parfois apparaître comme un véritable exercice de style (« Au quatrième balcon » par exemple, ne comporte que deux longues phrases), ce recueil est avant tout pour l’écrivain un prétexte à figer des images, des scénettes, comme si l’on scrutait un tableau de maître.

Le texte « Devant la loi », déjà alors publié deux fois, tient particulièrement à cœur à Kafka, qui d’ailleurs l’incorpore également vers la fin du roman « Le procès », publié après sa mort. C’est la plus « Kafkaïenne » de ces nouvelles, celle qui donne le ton de cette future définition et commence ainsi : « Devant la Loi, près de la porte, se tient un gardien. Un homme de la campagne vient trouver ce gardien et lui demande la permission d’accéder à la Loi. Mais le gardien lui dit qu’il ne peut pas la lui accorder pour l’instant. L’homme réfléchit, puis il demande si l’accès lui sera possible un peu plus tard. ‘Peut-être, dit le gardien, mais pour l’instant, non’ ».

Kafka convoque également des animaux, les fait parler dans « Chacals et arabes », un exercice déjà tenté et réussi pour « La métamorphose » en 1912. Puis il nous guide au fond d’une mine, avant de peindre un cavalier impérial portant un message, un récit très « Kafkaïen » là aussi. La nouvelle « Onze fils » renvoie indéniablement aux relations houleuses de l’auteur avec son propre père, alors que déboule « Un fratricide » aux étranges allures de polar.

« Un rêve » est pour le moins surprenant : Kafka y fait revivre le Joseph K. du « Procès », même si ici il se prénomme Josef. Dans ce court texte il n’est pourtant question que de K. amputé du prénom, comme dans « Le château » qu’il écrira ultérieurement. K. visite un cimetière, l’atmosphère est particulièrement gothique, c’est aussi l’un des meilleurs textes du recueil. Le dernier récit, « Un rapport pour une académie », est le plus long. Un singe se met à parler avant de se transformer en homme, dans une critique acerbe de l’humain, avec, toujours en filigrane « La métamorphose ».

Ce recueil n’est pas à sous-estimer. Chaque texte y a son importance par son thème, son style, c’est du pur Kafka. Il est à lire, notamment pour un lectorat novice qui pourrait être – à tort – impressionné par la réputation d’un écrivain souvent perçu comme abscons ou tout au moins difficile d’accès. La passerelle pourrait bien se situer dans « Un médecin de campagne », avec ses envolées lyriques, ses scènes énigmatiques voire fantastiques, ses situations impossibles, tout Kafka est là.

Kafka nous a quittés il y a tout juste 100 ans, pourtant son œuvre continue à se propager, faire réfléchir et séduire.

(Warren Bismuth)



mercredi 24 juillet 2024

Aliye UMMANUEL « Trilogie chypriote »

 


Cette trilogie serait plutôt un long texte découpé en trois pièces complémentaires tant le sujet est similaire. « Passa tempo » de 2009 est une pièce très courte, titre pris à partir de « Pasadembo », la graine de courge, avec bien sûr ce temps qui passe. Une mère et son fils, lui considéré comme vétéran de guerre alors qu’il n’était pas né durant le conflit. Comment l’explique-t-on ? Sa mère alors enceinte a reçu une balle dans le ventre qui a touché son fœtus et blessé son fils à naître. Le père est mort durant cette guerre, 30 ans auparavant. Le fils devenu adulte est accaparé par un hobby : découper de faux doigts qu’ils a sculptés dans de la pâte à modeler, doigts qu’il s’imagine être les siens.

« Disparu » est une pièce de 2012. En de courtes séquences, une troupe répète une scène de « Hamlet » de Shakespeare. L’homme jouant Hamlet vit avec sa mère et son grand-père. Une fosse commune datant d’une guerre et contenant 15 cadavres vient d’être découverte dans le pays. Le père, mort dans cette guerre, en fait-il partie ?

« La maison », la plus longue des trois pièces, est datée de 2015. Une grand-mère et sa petite-fille visite la maison familiale qu’elles ont quittée 30 ans auparavant. Les actuelles propriétaires leur font redécouvrir chaque pièce où pas grand-chose n’a bougé depuis leur départ dû à une guerre. La grand-mère scrute chaque recoin, chaque objet, et ainsi se remémore la vie passée. Soudain la discussion s’envenime lorsque la grand-mère fait part de son désir de réinvestir les lieux avant que chaque protagoniste évoque les raisons et les conditions de leur fuite.

Cette « Trilogie chypriote » est une véritable petite saga sur la vie après la guerre, sur la filiation, l’héritage personnel comme national, l’exil intérieur et extérieur, le traumatisme, l’abandon. Dans des scènes intimistes, l’autrice chypriote dévoile un pan de l’histoire contemporaine de son pays. Trilogie où les trois pièces se juxtaposent pour n’en faire qu’une seule. Alyie Ummanuel possède ce talent de pouvoir raconter une histoire similaire par des lieux, des émotions, des personnages différents et sans cesse renouvelés. Le résultat est convaincant, d’autant que la plume confère une atmosphère feutrée et confidentielle qui rend le tout encore plus intime en même temps qu’universel. La brève préface traduite du grec par Michel Volkovitch est signée Andy Bargilly tandis que la traduction du turc est assurée brillamment par Selin Altıparmak. Ce livre vient de paraître aux éditions L’espace d’un Instant et trouve son originalité dans le thème, le pays évoqué, sans jamais avoir recours à l’évocation d’un pays touché par la guerre bien que cette dernière soit le nœud du texte. Superbe !

« Ce que tu appelles être pacifique, ça aussi, ça engourdit sans aucune illusion. Ils font de toi une pacifiste, juste pour tuer le temps jusqu’à ce qu’une nouvelle guerre éclate. Ce n’est pas toi qui décides si tu combattras l’ennemi ou pas. Tu peux l’aimer autant que tu veux, ce n’est pas en ton pouvoir de décider de le tuer ou pas ».

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(Warren Bismuth)

dimanche 21 juillet 2024

Jean MECKERT : Théâtre en trois volumes

 


Les éditions nantaises Joseph K. réussissent un véritable tour de force concernant l’œuvre de Jean Meckert : après un travail de défrichement déjà conséquent précédemment dans leur catalogue (trois volumes gavés d’inédits parus depuis quelques années), elles font paraître en quelques semaines « Règlement de comptes », un recueil de huit nouvelles policières de très belle facture, ainsi que trois volumes de théâtre de l’auteur sortis quasi simultanément. C’est cette sorte de « trilogie théâtrale » que nous allons suivre.

Théâtre I. « Les radis creux »

Le premier volume du théâtre de Meckert s’intitule « Les radis creux ». Albert est un ajusteur au chômage. Pour gagner sa vie, il se rend sur les tombes d’un cimetière, y fait vivre un petit potager. Il est un jour surpris par une jeune femme désespérée, Madeleine, rendue sur la tombe de son mari pour se supprimer elle-même. Or, sur cette tombe, Albert y a fait pousser des radis. La discussion s’envenime à propos de l’acte manqué de Madeleine : « Je me doute bien que ça lui a fait un coup à l’estomac, de voir sa tombe transformée en potager… Seulement c’est pas pour ça que je suis une brute !... Je n’ai pas le respect des morts, moi, je ne suis pas bourgeois. J’ai le respect des vivants. Et s’il n’y avait pas eu mes radis, hein, si je n’avais pas été là, vous seriez à la morgue, en ce moment ; pas belle à voir ! ». Édith, la sœur de Madeleine, apparaît à son tour. Une violente altercation éclate, suivie d’un coup de feu.

Les personnages de Meckert ne croient pas en l’avenir, sont désabusés, conscients d’un bonheur qu’ils ne parviendront pas à atteindre. Quant à « ses » bourgeois, ils s’empêchent de vivre, obsédés par le « Qu’en dira-t-on ? » et optent pour une éducation conservatrice, dure, pieuse et autoritaire. Ici deux mondes s’affrontent, deux classes sociales opposées. La gouaille de Meckert fait le reste : joutes verbales, phrases imagées, argotiques, violentes et sans issue. « Les radis creux » est un drame intimiste, désenchanté. Écrit en 1943, il ne fut jamais publié avant cette pertinente initiative de faire paraître l’intégralité des textes de théâtre originaux de Jean Meckert, trois petits volumes dont ce premier est déjà un grand moment de lecture. C’est la seule pièce de l’auteur qui ne sera pas une adaptation d’un de ses romans.

Théâtre II. « L’ange au combat »

Ce texte n’est pas précisément un inédit. Du moins le scénario est déjà existant, car c’est celui du roman « La lucarne » que Jean Meckert fit paraître en 1945, et qui vient d'être réédité. Cette mise en scène du roman est écrite immédiatement après. Le texte est on ne peut plus onirique. Edouard est un homme qui a décidé de se consacrer à la paix dans le monde, « La grande Paix du monde ». Seulement, ses proches ne le comprennent pas.

Dans une structure assez complexe, rebondissant entre réalité et pur onirisme un brin kitsch, « L’ange au combat » se veut un implacable réquisitoire pour la paix, doublé d’une attaque en ordre des élites : « Rien ne peut venir d’une élite qui n’est élite que parce qu’elle est servante d’un monde qui meurt ». Car Meckert est un écrivain enragé, pacifiste mais le couteau entre les dents. Défendre les petites gens sans les exhausser, se dresser contre l’injustice, contre les nantis. « L’ange au combat » est un texte virulent contre la lâcheté, la bassesse, l’absurdité du couple. Derrière un style suranné, le fond est moderne, actuel, c’est ce qui fait de Meckert un auteur précieux du XXe siècle, il a su comme peu analyser son époque, et en quelque sorte la retranscrire vers l’avenir, même si le présent texte n’est pas le plus réussi de l’écrivain, tant les scènes oniriques ont un je ne sais quoi de forcé dans le grandiloquent.

« L’ange au combat » fut refusé par Gallimard en 1948, il est resté inédit jusqu’à ce jour.

Théâtre III. « Nous avons les mains rouges »

Le meilleur pour la fin. Un village savoyard situé à 1000 mètres d’altitude peu après la deuxième guerre mondiale. Une auberge. Y évoluent un certain nombre de personnes dont d’Essartaut, le taulier, ancien résistant, mais aussi Armand qui sort de prison. Un inconnu, Laurent, ancien détenu également, vient les rejoindre. Christine y sert, une jeune femme sourde et muette dont Laurent s’accoquine. Mais le principal est ailleurs.

D’Essartaut est le chef d’un ancien mouvement politique antifasciste clandestin. Et les membres de cette auberge organisent des expéditions punitives nocturnes. En fait, nous sommes en pleine épuration, et les anciens résistants, maquisards, veulent faire payer les anciens collabos. Pas par une justice quelconque, mais bien sur le vif, dans le civil, en leur faisant peur, pour que les anciens traîtres ne dorment plus sur leurs deux oreilles. Cependant, l’une de ces expéditions tourne mal, un homme est tué…

Meckert, lui-même ancien résistant, raconte l’embrouillamini d’un monde en guerre, où il fut difficile de distinguer l’ami de l’ennemi, l’ennemi de l’adversaire. « Nous avons eu cinq morts. Deux ont été tués par les miliciens au cours d’un guet-apens organisé par des traîtres. Deux ont été tués par les Américains à la suite d’une méprise, dans un combat au crépuscule. Un seul a été tué par les Allemands, dans un coup de main. Je vous dit cela pour mieux vous préciser la vision qui peut nous rester de la guerre, cette guerre absurde qui a tué nos amis, qui a endeuillé nos familles, qui a rasé nos villes, sans que jamais on puisse prévoir d’où viendrait le coup, sans qu’on sache jamais si la mort nous viendrait de l’ennemi, du traître, ou de l’ami ». La paix revenue, il est difficile de faire la part des choses, d’agir lucidement et logiquement.

Meckert décortique les pensées de ses personnages, sème le trouble : l’épuration n’est-elle pas une justice aveugle, une solution radicale et elle-même autoritaire ? En pacifiste, l’auteur ne juge pas, il interroge. Il s’interroge. Ses personnages, il les a sans doute connus, il tente ici de les analyser dans un temps suspendu, après la libération mais avant le recul nécessaire pour comprendre l’Histoire immédiate. « À coups de crosse ! Vous l’avez tué à coups de crosse !... N’est-ce pas contre des procédés semblables que nous avons lutté tous ensemble ? ». L’épuration détruit-elle les idéaux ? Dans ces échanges d’une grande force, la question de la conscience est triturée, malmenée. Ne reprenons-nous pas les mêmes armes que ceux que nous avons combattus ? Ne reproduisons-nous pas les mêmes erreurs, les mêmes horreurs ? La loi du Talion peut-elle s’appliquer en temps de paix ? Autant de questions épineuses auxquelles l’auteur s’efforce de répondre par le biais de ses protagonistes.

« Nous avons les mains rouges » est une pièce de théâtre d’une grande puissance, elle est l’adaptation du propre roman de Jean Meckert sorti en 1947. Ecrite en 1950, cette publication des superbes éditions Joseph K. est un vrai événement. Car le jeu en valait la chandelle, avec ces dialogues populaires d’une profondeur qui sait mettre mal à l’aise. Petit chef d’œuvre paru début 2024, il est à lire, à prêter et à offrir.

Jean Meckert a très peu écrit pour le théâtre, il abandonna rapidement cet exercice par manque de relais, manque d’intérêt de la part des éditeurs, manque d’adaptations pour son théâtre pour lequel il n’écrivit que ces trois textes originaux ainsi qu’une adaptation de « L’alchimiste » de Ben Jonson, c’est dire si cette présente trilogie est d’un intérêt notoire, d’autant que l’engagement de toujours de l’auteur se ressent entre chaque ligne. À la même période, il entame une autre carrière sous le nom de Jean Amila, il écrira plus de vingt polars politiques et sociaux pour la Série noire, mais c’est une autre histoire.

http://www.editions-josephk.com/

 (Warren Bismuth)

mercredi 17 juillet 2024

Christos CHRYSSOPOULOS « L’oiseau de Prométhée »

 


Cette pièce de théâtre grecque met en scène quatre amis de différentes nationalités, anciens étudiants à Athènes en 2008 dans le cadre du programme Erasmus, qui se retrouvent dans un restaurant de cette même ville quinze ans plus tard. Ils tentent de se remémorer ce qu’ils ont vécu ensemble, dans la chaleur d’un pays alors en crise.

Les quatre protagonistes sont interrompus par l’auteur énonçant des faits politiques majeurs de la Grèce contemporaine. 2008 : assassinat d’un jeune homme de 15 ans par la police, s’ensuivent d’immenses manifestations dans un pays touché de près par l’inflation, le chômage et la corruption. La dette du pays est abyssale et les solutions impossibles à trouver. S’invitent dans le texte trois personnages d’importance : la chancelière allemande, la présidente française du Fonds Monétaire International et le premier ministre grec. Eux aussi échangent à propos de la situation politique critique et se révoltent contre l’Union Européenne.

Soudain Prométhée, titan de la mythologie grecque, surgit pour un monologue révolutionnaire. « Pour l’être humain, se soulever est une action, mais aussi une menace. On fait cette démarche d’aller à la rencontre de soi-même tout en rejoignant les autres dans l’espace public, non pas pour dépenser son argent, travailler ou se distraire, mais pour réfléchir, pour rencontrer les gens et leur faire connaître son désir. Et ça, c’est une prise de risque ».

Les quatre amis reprennent leur conversation quand une sombre affaire de portefeuille trouvé, ancienne, vient ranimer des différends. La discussion d’envenime et tourne en dispute. Les phrases sont martelées, répétées, et ne sont pas sans rappeler l’atmosphère suffocante de la récente pièce « Proches » de Laurent Mauvignier. Pièce articulée en quatre tableaux : les jeunes gens discourant, les trois élites internationales, l’auteur dans son rôle de rapporteur des faits politiques et Prométhée qui vient raviver la flamme sociale.

« Les gens sont des monstres ». Car oui, le peuple est à bout de souffle et la révolte gronde. « L’oiseau de Prométhée » est indéniablement une tragédie grecque moderne, où le contemporain vient faire écho au classique. Elle est ambitieuse par le fait qu’elle propose quatre plateaux en moins de 125 pages, et que jamais Christos Chryssopoulos ne perd le fil de sa pensée, qu’il déroule intelligemment et pertinemment tout au long de son récit. Il fait vivre quatre atmosphères complémentaires.

Cette pièce est d’un grand intérêt dans sa manière originale d’évoquer la crise financière grecque, d’en dénoncer les rouages, d’en tirer une leçon. Christos Chryssopoulos ne laisse pas son lectorat dans l’ignorance, il prend la parole pour étayer, préciser les échanges entre ses personnages, il distille çà et là quelques pages journalistiques sur la situation politique de la Grèce. Le ton est grave mais jamais miséreux.

Parallèlement à son écriture, « L’oiseau de Prométhée » fut joué pour la première fois à Rouen en novembre 2023, au moment où était publié le texte aux éditions Signes et Balises de Anne-Laure Brisac. C’est d’ailleurs elle qui traduit ici cette pièce, comme elle a déjà traduit tous les livres de Christos Chryssopoulos parus en France. L’aventure continuera d’ailleurs prochainement, avec un autre ouvrage de cet auteur, « Alma », toujours chez Signes et Balises, alors que les éditions La Contre Allée s’apprêtent à faire paraître « Marseille, toujours ».

https://www.signesetbalises.fr/

(Warren Bismuth)

dimanche 14 juillet 2024

Eve S. PHILOMÈNE « Comme une fougère »

 


La fin du monde n’a pas eu lieu. Années 2100, France. Lyon, devenue Dandelyon, a subi une terrible épidémie, un virus inconnu qui a entraîné le confinement de tous ses habitants pour un temps indéfini. Un accident nucléaire a eu lieu dans la vallée du Rhône, la plupart des français sont allés se réfugier dans la Capitale-État, Parys. Mais d’autres l’ont fuie afin de renouer avec la nature en s’installant dans des zones rurales. Parmi eux Matéoh, homme taiseux demeurant dans un village limousin : Bellecolline. Sa femme est morte en mettant au monde une Raphaëlle. C’est cette dernière qui est au centre du récit.

Raphaëlle est maintenant âgée de 19 ans tandis que son père a élu domicile au village depuis un quart de siècle. Elle recueille une jeune inconnue de 21 ans, Leah, qui vient de fuir à son tour la Capitale-État. Le village fonctionne au troc, l’argent ainsi que les téléphones portables ayant disparu, une petite communauté soudée y évolue en liberté et en harmonie avec la nature, contrairement à Parys où « on pouvait accepter de vivre dans un monde où on était surveillé constamment et où le contact avec la nature se résumait à des promenades dans des salles de réalité virtuelle ». Parys, une des dernières villes encore debout, alors que la plupart ont été abandonnées et laissées à l’état de ruines, où la nature y a repris ses droits et ses pleins pouvoirs.

Raphaëlle et Leah se rapprochent, la première enseignant à la seconde les sports de combat, le yoga ou encore le tricot tandis que Matéoh, curieux, l’interroge sur la vie à Parys. Toujours par l’entremise de Raphaëlle, Leah découvre la nature, complexe. Cette nature est le refuge ultime de Raphaëlle « Je me sentais plus reliée au monde de la forêt qu’à celui des êtres humains ». Elle en est amoureuse, tout comme bien vite elle tombe amoureuse de Leah.

Parallèlement, le jeune Alim, ami proche de Raphaëlle, a quitté la région six ans plus tôt. Il revient enfin, mûri et transformé. Avec Raphaëlle, ils entreprennent un voyage à pied jusqu’à l’océan. C’est sur la route qu’ils découvrent d’autres modes de vie dans d’autres communautés. Le retour à Bellecolline s’annonce difficile.

« Cela me paraissait tellement invraisemblable, ces histoires de dérèglement climatique et d’effondrement de la biodiversité dont personne ne s’était préoccupé. Comme s’ils l’avaient fait exprès, qu’ils voulaient aller jusqu’au bout et être les témoins de la fin du monde ». Car ce roman est celui de l’après, dans une joyeuse ambiance post-apocalyptique où demain n’existe plus. Seule survit la notion de l’instantané, du plaisir du moment. Le vivre ensemble paraît à nouveau possible après toutes les guerres et tous les cataclysmes.

Les humains du XXIIe siècle ont appris de ceux du siècle précédent, en ont gardé les éléments constructifs de l’expérience humaine passée et détruit les actions néfastes, nocives, toxiques. L’atmosphère de ce splendide roman pourrait se situer entre Moyen-Âge et vie des peuples autochtones, on pense bien sûr aux amérindiens, mais pas seulement. Mais avant tout, « Comme une fougère » est un récit d’initiation introspectif, où l’ambivalence des sentiments est omniprésente. C’est un texte sur la découverte de l’amour, de l’affirmation de la personnalité, fuyant un monde devenu totalitaire. La Capitale-État n’a-t-elle pas mis en place une brigade du travail pour traquer les oisifs ?

Eve S. Philomène n’est même pas âgée de 30 ans, elle nous livre pourtant un roman maîtrisé, solide, fort en émotions, une dystopie loin des clichés, qui a parfaitement digéré les vrais dangers du monde qui nous entoure, où les humains ont décidé de s’organiser en autogestion, où fatalement le repli sur soi est une éventualité qu’il faut chasser en partant voir ailleurs, ne serait-ce que pour un temps, mais pour revenir intellectuellement enrichi. La littérature prend une belle place et l’autrice y montre sa passion, sans fausseté, sans en rajouter. « Comme une fougère », tout d’abord coupé du monde, s’auto-alimentant en quasi autarcie, s’ouvre au fil des pages, se nourrit de rencontres, pas toutes positives d’ailleurs, le roman grappille des petits bouts d’expériences glanées çà et là pour finalement se montrer comme une fresque future. Rien n’est laissé au hasard, y compris la notion de genre. Car « Comme une fougère » est un roman résolument moderne qui évoque les questions sociétales actuelles, celles que nous continuerons (enfin, j’écris « nous », je devrais plutôt taper « elles et eux ») à nous poser le siècle prochain, si siècle prochain il y a.

Premier roman en forme de gros coup de cœur, « Comme une fougère » passe comme une saison, au gré des caprices de la nature, où somme toute les humains ne constituent que le décor et ne sont plus mis en avant, c’est la fin de l’anthropocène. « Comme une fougère » vient de sortir aux superbes éditons Le Ver à Soie dans la collection 200000 signes, ce sera à coup sûr l’une des découvertes majeures de l’année 2024.

https://www.leverasoie.com/

(Warren Bismuth)

mercredi 10 juillet 2024

Erri DE LUCA « Les règles du Mikado »

 


Vers la fin du XXe siècle deux anonymes (l’auteur explique ce choix en préambule) se rencontrent et conversent. Lui horloger, vieux loup solitaire de plus de 60 ans, aimant se réfugier en montagne pour s’isoler volontairement. Elle gitane de Slovénie de 15 ans. Décor : une tente. Tous les deux dedans. La jeune fille a fui de chez elle pour échapper à un mariage arrangé avec un homme de 50 ans. Elle est ce que l’on pourrait appeler une analphabète instruite, et une personnalité typique de l’univers de De Luca. Elle en vient à lire dans les mains du vieil horloger pendant qu’il dort.

Les langues se délient lentement. L’homme évoque à la jeune femme un amour de jeunesse né lors d’une partie de Mikado « Il m’a semblé incroyable qu’elle s’intéresse à moi ». Lui le timide, l’humble, philosophe sur l’espace-temps. Quant à la jeune gitane elle est accompagnée d’un corbeau apprivoisé qui est en même temps son ange gardien et qui sait la prévenir de l’arrivée impromptue de visiteurs. L’homme apprend à la femme la façon de jouer avec les bâtons de Mikado « Chaque chose faite seul est un jeu. Le travail commence quand je suis avec les autres ».

La première partie du livre est une scène théâtrale entre deux êtres que tout semble opposer, rarement interrompus par des visiteurs intéressés, les représentants de l’ordre. Intimisme et profondeur. « Une des règles du Mikado consiste à oublier le tour précédent. C’est le contraire des échecs où les joueurs se souviennent des combinaisons des parties. Le Mikado fait table rase ». L’homme, qui applique pour sa propre vie les règles du Mikado, raconte qu’il est membre actif d’une fondation en aide aux déshérités, comme un indice autobiographique laissé volontairement en vue.

Sur le fond, De Luca saupoudre lentement, avec doigté, des informations sur les passés respectifs des deux protagonistes. Comme pour l’horloger, l’auteur agit « doucement sans attirer l’attention », c’est d’ailleurs peut-être le leitmotiv du récit. Pendant ce temps, l’homme décroche pour la jeune gitane un travail sur un bateau. Ce sont des échanges de lettres qui nous apprennent la suite. Puis vient ce cahier, celui du vieil homme, où tout ce que nous avons appris et cru savoir de cette histoire est remis en cause, où le vieil horloger livre son passé, loin des éclats, du tumulte, de manière quasi anonyme, mais pourtant avec des buts politiques bien précis. Voire dangereux pour sa propre vie. Le récit bascule dans un climat politique et militant, et contredit en partie le dialogue de la première partie. Il est bien sûr traduit par la traductrice attitrée de De Luca, Danièle Valin.

« Les règles du Mikado » qui vient de sortir est un De Luca caractéristique : entre philosophie de vie, sagesse, politique, social, humilité profonde (comme certains devraient en prendre de la graine !), curiosité, pétillance. Peu de personnages, mais de ceux que l’on n’oublie pas tant ils sont peints avec splendeur. Ce texte peut former un tout avec ses dernières œuvres : « Le tour de l’oie », « Impossible » et « Grandeur nature ». La lecture d’un De Luca est toujours un moment hautement privilégié, enrichissant, un moyen de tout laisser sur le bas-côté.

« Bon dimanche, ici c’est le seul jour de la semaine ».

(Warren Bismuth)

dimanche 7 juillet 2024

Valérie BRANTÔME « On dit le temps »

 


« Se heurter au monde, sans élan ni grâce ». Ce recueil de poésie qui, lui, possède une grâce toute particulièrement, est un peu une ode maritime, mais loin d’être tranquille, elle est plutôt perturbée par de grands vents, d’écueils et de naufrages, dans des allégories finement modelées.

Poésie musicale aussi, où chaque syllabe résonne, avec ces textes à lire à voix haute, qui prennent par cet exercice toute leur puissance de croisière. Poésie en prose, libre. Frappée par les embruns, elle n’en est que plus tourmentée. « Une porte se referme sur l’itinéraire aux genoux écorchés ». Quelqu’un au bord de l’eau, observe l’horizon, quitte à se fondre dans le paysage, disparaître, devenir autre, ailleurs. Fuir, vite peut-être.

Pénétration du doute, place à l’instinct, en bravant les certitudes dans un monde désarticulé. « Remettre la mort à son socle ». Ce bord de mer, le sud, un piège en même temps qu’une purification alors que de l’homme, seul l’esprit surnage dans cet univers à la fois onirique et déstructuré.

« Au bras, la parole de l’ami –

et marcher en lenteur –

À l’œil, une faim embellie

qui avale chaque détail du chemin –

garder en soi un terreau de mémoire,

ce peu d’encre à écraser sur la page »

pour l’un des rares passages versifiés du recueil.

Dans ce tableau proche du chaos, réminiscence des racines humaines, familiales, de l’avant, du point de départ. Odeur de Toscane. Se chercher, peut-être se retrouver. « On dit le temps » est une poésie accidentée, agitée, où Valérie Brantôme empoigne le gouvernail avec force, évitant les récifs avec dextérité, pilotant sans frémir dans une brume opaque. Ce recueil vient de paraître aux éditions le Réalgar, dans la toujours inspirée collection L’orpiment. « On dit le temps » en est l’une des belles pages du catalogue.

https://lerealgar-editions.fr/

(Warren Bismuth)

mercredi 3 juillet 2024

Benjamin TAÏEB « Premier amour »

 


Dès la « vitrine », Benjamin Taïeb se sert sans vergogne dans la littérature. Il chipe le titre même à notamment Samuel Beckett et Ivan Tourgueniev. « Premier amour » donc. Un petit roman pilleur et facétieux.

Paris années 90. Paul 17 ans, juif, aime et est aimé en retour par Valérie, 16 ans, issue d’une famille bourgeoise traditionaliste. Un amour platonique, non « consommé ». La mère de Valérie n’aime pas Paul, mais alors pas du tout, sans pourtant le connaître vraiment. On devine aisément des vieux relents d’antisémitisme. C’est pour le côté face. Côté Paul, père vaniteux, mère discrète et effacée.

Paul et Valérie (quand je vous disais que le plagiat littéraire s’immisce partout dans cet ouvrage) partagent de nombreuses activités : tennis, cinéma, farniente, etc., appréciant le silence mutuel en forme de respect. Mais Paul et Valérie ne sont sans doute pas fait pour vivre ensemble. « Valérie et Paul sont de grands romantiques. Il leur arrive de rompre pour la seule joie de se retrouver dans une compréhension mutuelle immédiate (ils ont l’impression de ne s’être jamais quittés), doublée de ce plaisir si particulier d’exister dans l’esprit de l’être aimé ».

De nos jours soit trente ans plus tard, Paul se remémore ces instants privilégiés. Certes, il en a connu d’autres depuis, il a encore aimé, différemment, mais paradoxalement peut-être moins intensément. Le monde a évolué, tout comme Paul bien sûr, et Valérie aussi, sans doute. Une Valérie qu’il va revoir, se rappelant peut-être les pensées qu’il avait eues trois décennies plus tôt « Comme s’il était possible que leur histoire dégénère en amitié ou camaraderie ».

« Premier amour » est un bref roman intimiste dans un style simple et empli de délicatesse, c’est dans sa construction qu’il détone. Car « Premier amour » est aussi une sorte de montage littéraire. En effet, il emprunte à seize œuvres, à seize auteurs de différentes périodes, de différentes nationalités. Comme pour le titre, l’auteur exploite des oeuvres, picore dans les livres, en déforme les citations, faisant du jeu littéraire un puits sans fond. Ce jeu, Benjamin Taïeb nous le révèle en « off ». Et c’est la clé du récit, avec l'antisémitisme sociétal en filigrane.  

« C’est l’apanage des premières amours que de devenir un modèle, un socle sur lequel viennent se greffer avec plus ou moins de succès les expériences ultérieures, du moins un certain temps : on a beau semer de nouvelles passions sur les anciennes, ces dernières finissent toujours pas réapparaître ». Et ce premier amour reste intact sans jamais devenir nostalgique. Livre relevant ô combien de l’intime, de l’intérieur de l’âme, qui vient de sortir aux éditions Lunatique, il appartient pleinement à ce superbe catalogue des destins éloignés de la foule.

https://www.editions-lunatique.com/

(Warren Bismuth)