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samedi 31 décembre 2022

Coups de cœur Des Livres Rances 2022

 


Avant de vous présenter mes coups de cœur des ouvrages parus (ou réédités) en 2022, je vous dois une petite clarification. Tout d’abord ce choix reste bien sûr subjectif, de par mes lectures et enthousiasmes personnels, mais aussi parce qu’il est impossible de sélectionner des livres préférés parus (et non pas lus) en une année. En effet, j’ai remarqué que nombre d’ouvrages que j’ai fortement appréciés en 2022 avaient été publiés en 2021. Pourtant, par déduction, ils ne figuraient pas au palmarès de 2021, tout comme ils sont absents dans le présent florilège. Il en est de même pour ceux parus cette année et que je ne découvrirai qu’en 2023 ou plus tard encore. Il s’agit donc ici d’une sélection « sur le vif ».

D’autre part, j’aime me lancer des défis. Cette année, le principal était de finir l’intégrale des Maigret de SIMENON (défi relevé, une chronique est d’ailleurs disponible sur le blog), aussi j’ai eu moins de temps pour lire des nouveautés. J’ai en parallèle débuté la succulente série polar western de Craig JOHNSON (travail toujours en cours) et souhaite la parcourir de bout en bout, dans l’ordre, sans pour autant rédiger une chronique à chacun des tomes. Car non, je ne publie pas de chronique après chaque livre lu, loin s’en faut (si vous saviez !), j’opère une sélection. De plus, j’ai tendance à lire de plus en plus d’ouvrages plus ou moins anciens, et pas seulement par mon implication dans la merveilleuse aventure du challenge Les Classiques C’est Fantastique.

Ensuite, je remarque (ce qui vient en écho à ce que je viens d’écrire) que deux des coups de cœur présentés ici furent lus juste avant la date fatidique du 31 décembre. Ils auraient pu l’être après cette date et n’auraient donc pas pu paraître, ni dans cette sélection, ni dans la prochaine de 2023 puisque publiés en 2022, ce qui, j’en conviens, eut été dommage.

Quelques chiffres à présent : en 2022 Des Livres Rances a présenté 102 publications (et environ 630 depuis sa création en août 2017), c’est beaucoup, c’est un travail certes passionnant mais éreintant, de longue haleine, beaucoup de mon temps libre étant employé à la rédaction puis la mise en page des chroniques. Et n’oubliez pas que je suis seul à faire vivre ce blog depuis mi 2020. Aussi j’envisage de mettre un peu la pédale douce pour 2023 : moins de publications, plus de temps consacré à ma petite personne et à mes proches. Mais j’échoue régulièrement dans mes projets, pour preuve le nombre considérable de chroniques déjà prêtes (une dizaine) ou en gestation pour l’année en cours. On ne se refait pas.

Pour terminer, j’ai décidé cette année, en accord avec moi-même, de ne présenter dans cette présente sélection qu’une seule publication par petits éditeurs indépendants. Ce choix fut difficile voire draconien car, par exemple, 2022 fut d’une qualité exceptionnelle pour les éditions L’espace d’un Instant, aussi il ne m’a pas été aisé de ne sélectionner qu’un seul titre parmi les cinq ou six qui auraient largement eus leur place dans ce palmarès. Quant aux plus grosses maisons d’éditions, si elles ne sont pas citées dans mes chroniques, ce n’est pas par censure ou snobisme, c’est juste qu’elles n’ont besoin d’aucune publicité gratuite supplémentaire. Dans cette sélection 2022 se glissent bien entendu quelques parutions de grosses écuries, je ne suis pas allergique à leur existence, mais je ne la relaie pas dans mes billets par simple choix éditorial, bloguesque serait plus approprié. En revanche, elles sont citées dans la présente sélection qui, comme l’an dernier, comporte 15 titres. Restant fidèle à sa volonté de diversité, Des Livres Rances vous propose dans ce choix tout personnel du roman, des nouvelles, du documentaire, du théâtre, de la poésie et de la BD, le tout incluant trois rééditions.

Quoiqu’il en soit, et malgré une imperfection évidente, les coups de cœur de cette année écoulée sont tous des ouvrages qui m’ont accompagnés et fait vibrer, les voici par ordre d’apparition sur Des Livres Rances. Je tiens ici à remercier chaleureusement les maisons d’éditions indépendantes, autrices et auteurs qui me soutiennent et me font confiance par leurs envois de petits bijoux que je peux vous faire partager, toujours avec une grande émotion, je leur suis infiniment redevable, merci pour cette inestimable générosité, sans eux/elles, ce blog n’existerait peut-être plus.

**** Coups de cœur 2022 ***

 

Raymond PENBLANC "L'éternel figurant" Editions Le Réalgar

 


Charlotte MONEGIER "Elle et lui" Editions Lunatique

 


René FREGNI "Minuit dans la ville des songes" Editions Gallimard

 


Joseph ANDRAS "Pour vous combattre" Editions Actes Sud

 


Maja PELEVIC "Peau d'orange" Editions L'espace d'un Instant

 


Karel Capek "La maladie blanche" Editions du Sonneur (Réédition)

 


Alhierd BACHAREVIC "L'art d'être bègue" Editions Le Ver à Soie

 


Doug PEACOCK "Marcher vers l'horizon" Editions Gallmeister (Réédition)

 


Katerina CUPOVA "R.U.R. Le soulèvement des robots" Editions Glénat


 

Collectif "#MeTooThéâtre" Editions Libertalia

 


Alice ZENITER "Toute une moitié du monde" Editions Flammarion

 


Dario FO "Mort accidentelle d'un anarchiste" Editions L'arche (Réédition)

 


Jim HARRISON "Chien Brun L'intégrale" Editions Flammarion

 


Sorj CHALANDON "Notre revanche sera le rire de nos enfants" Black Star (s)éditions

 


Nikos KAVVADIAS "Courants noirs" Editions Signes et Balises

 


Le dessin illustrant ce palmarès est signé LN. Sur ce, prenez soin de vous, c’est un ordre !

 (Warren Bismuth)

mercredi 28 décembre 2022

Nikos KAVVADIAS « Courants noirs »

 


Cet impressionnant ouvrage est sous-titré « Œuvre poétique complète », aussi vous savez d’emblée à quoi vous attendre. Tout d’abord cette précision d’importance : cette précieuse intégrale qui vient de paraître aux éditions Signes et Balises et traduite (ainsi que préfacée) par Pierre GUÉRY n’est pas une redite, mais bien la première édition mondiale proposant cette poésie complète. Même en Grèce, jamais un tel livre n’a à ce jour existé, vous comprendrez donc qu’il s’agit là d’un travail unique au monde.

Durant sa vie, Nikos KAVVADIAS (1910-1975) n’a publié que trois recueils de poésie, et le dernier, « Traverso », est sorti en 1975 après la mort de l’auteur. Ces trois recueils paraissent ici dans leur intégralité, mais ce n’est pas tout puisque pas moins de 45 poèmes « épars et inédits » figurent en fin de volume. L’éditrice a choisi le bilinguisme, chaque poème étant présenté à gauche dans sa langue originale, le grec, et traduit sur la page de droite.

Après une lumineuse préface de Pierre GUÉRY retraçant le parcours de Nikos KAVVADIAS dans une biographie brève mais pourtant concise, ainsi que les difficultés à traduire pareille œuvre poétique, le recueil débute tout naturellement sur « Marabout », le premier paru en 1933, qui est entre autres une suite de tranches de vie. Dans une poésie simple en quatrains rimés (que le traducteur ne suivra pas entièrement, il s’en explique avec justesse dans sa préface), l’auteur, qui vécut en majeure partie sur des bateaux (où il était télégraphiste), ravive sa mémoire, récente comme plus ancienne. Ainsi il dresse les portraits de prostituées rencontrées dans des ports, parle indirectement de son rapport à l’alcool, la drogue (la cocaïne surtout), rend hommage à des poètes souvent contemporains de lui. Scènes brèves du quotidien évoquant la mort, la fatigue, les souvenirs, dans une langue tantôt populaire ou argotique, tantôt recherchée, l’auteur ne se donnant aucune limite de style, en totale liberté.

KAVVADIAS a parcouru le monde entier, visité les cinq continents, y a erré dans les ports, les bistrots, les claques et lieux de débauche. « Brume », recueil paru en 1947, quatorze ans après le premier est, sans jeu de mots aléatoire, plus brumeux. Dédié à la nièce de KAVVADIAS, il est empli de pessimisme, de mythologie, offrant des portraits réels ou sortis de l’imagination de l’auteur. Jack LONDON, Panaït ISTRATI ou encore Nikos KAZANTZAKI ne les auraient sans doute pas reniés. Et puis le brouillard, le froid, le crachin, les abus. Dans une poésie se faisant plus opaque mais restant diablement sensitive, KAVVADIAS crée, invente, loin de l’orthodoxie poétique, même s’il tient à garder majoritairement la forme de quatrains. Il évoque la figure tutélaire de Federico GARCIÁ LORCA, ainsi nous percevons où ses idées politiques, même si très peu abordées dans ce recueil, se situent.

« Balance un os au chien noir qui aboie

et envoie notre « figure » en offrande aux pirates

Dis-moi, où se trouvait la terre en pleine mer ?

Avec l’arbre géant et l’oiseau qui croasse ?

 

Enfants, nous poursuivions l’Étoile du berger,

Petit oiseau des rivages, la vaste mer n’est pas pour toi !

Pour toi pas davantage, gamin que l’on a mis en terre à Conakry

- dans ta poche, quelques mots de ta mère pour recommandation ».

« Traverso » est le troisième et dernier recueil du poète, il est dédié à son petit-neveu de 8 ans (voir « Trois contes pour Filippos »). Textes écrits entre 1951 et 1975 ils ne paraissent qu’après la mort de KAVVADIAS, 28 ans après « Brume ». Là encore désillusion, noirceur, mythologie, le lectorat n’a pas toujours les clés pour déchiffrer le message, mais les mots seuls comptent, les images sont bouleversantes, et comme l’écrit si bien le traducteur « Après tout point n’est besoin, en poésie, d’interpréter clairement pour recevoir ce qui est là », soit un cadeau inestimable. Ici hommage est rendu à CHE GUEVARA, à quelques autres encore. Le dernier poème du recueil fut écrit peu de temps avant le décès du poète.

Les 45 « poèmes épars et inédits » sont une mine d’or, car écrits durant toute une vie, de 1922 (KAVVADIAS a alors 12 ans et fait paraître un journal scolaire) à 1971, dans l’ordre chronologique. Variés comme toute l’œuvre poétique du grec, si les premiers sont encore des balbutiements (avec pourtant certains foudroyances), ils se précisent peu à peu. On peut reconnaître les périodes d’écriture, tantôt les poèmes sont proches de l’atmosphère de « Marabout », tantôt des deux recueils suivants. Ils sont peut-être les plus intéressants de l’œuvre (même si « Marabout » m’a beaucoup impressionné par son style épuré et impressionniste qui peut paradoxalement se lire comme de la prose).

« Aujourd’hui comme toujours était un triste jour.

Le soir tombe et sur l’horloge les heures courent à l’envers.

Et nous, que tout le temps qui passe éloigne de la jeunesse,

On égrène le chapelet des innombrables erreurs.

 

On attend une dame qui a promis de venir, un soir,

Nous offrir une joie, ne serait-ce qu’éphémère.

On l’attend… mais elle ne viendra pas car on n’est plus un enfant

Et qu’une nuit profonde a tout recouvert. »

Certains poèmes sont écrits sous pseudonyme : à la fin des années 20 et au tout début des années 30 KAVVADIAS signe Petros Valchallas, certains de ces poèmes sont alors publiés. Puis en 1943, l’unique poème de l’énigmatique A. Tapinos (tapinos signifiant « le modeste », « le discret ») derrière lequel se cache KAVVADIAS qui craint la censure et les ennuis, lui sympathisant communiste et Résistant antifasciste. Il fut reproché à l’auteur de ne pas être assez engagé. Il me semble que tout est à relativiser, d’une part grâce à la teneur de certains des poèmes présentés ici, qui sont tout ce qu’il y a de politique, d’autre part un homme qui a vécu quasiment toute sa vie sur mer, c’est-à-dire dans un environnement clos et la promiscuité, n’est pas aussi réactif qu’un autre à tout ce qui se déroule sur terre.

KAVVADIAS s’essaie parfois à l’auto-analyse, même s’il n’est pas démontré que c’est bien lui qui se cache sous des traits qui peuvent être cruels (ou lucides ?) :

« Moi, je suis un homme amer, sans morale, mon âme est noire,

je l’ai gaspillée dans l’ivresse des mers.

Auprès de toi j’ai retrouvé mon petit cœur d’enfant,

qu’étrangement j’entends agonir lentement. »

KAVVADIAS commença à naviguer à 19 ans, devint télégraphiste en 1939 à 29 ans, il le restera toute sa vie. Il est surtout connu en France pour son unique roman, « Le quart », qu’il a en partie rédigé en mer sur du papier toilette, roman publié en 1954. Ici, le travail d’envergure pour réunir tous les poèmes paie, ce livre est magistral, envoûtant, impose un rythme et une atmosphère uniques pour une poésie maritime, le résultat est époustouflant, tant par son contenu (en fin de volume sont présentés « les lieux de Nikos Kavvadias », soit tous les endroits géographiques évoqués dans cet imposant recueil) que par son visuel. La couverture à rabats est d’une splendeur absolue. Quant au reste, c’est de la grande poésie, immense même, qu’il faut lire tranquillement afin de bien sentir les embruns.

Ces « Courants noirs » sont sans conteste l’un des sommets littéraires de l’année qui s’écoule, les éditions Signes et Balises en sont les principales coupables, cette intégrale est un joyau, un diamant étincelant, complétant ainsi les deux précédents ouvrages de Nikos KAVVADIAS parus dans cette maison singulière, « Journal d’un timonier et autres récits » en 2018 et « Nous avons la mer, le vin et les couleurs » en 2020, pour un triptyque éblouissant. Merci à Anne-laure BRISAC, éditrice, pour sa confiance, j’espère en être digne.

KAVVADIAS se présentait non pas comme un poète marin mais bien comme un marin écrivant de la poésie, d’ailleurs « Mon pire voyage, c’est sur l’asphalte que je l’ai fait ».

https://www.signesetbalises.fr/

(Warren Bismuth)

dimanche 25 décembre 2022

Sorj CHALANDON « Notre revanche sera le rire de nos enfants »

 


Cet impressionnant recueil de chroniques de 700 pages représente à lui seul une partie de l’histoire européenne du XXe siècle, avec cette terrible guerre civile sans fin qui opposa une part de l’Irlande du Nord au « grand frère » britannique.

Après une série de photos pleine page prises sur le vif, dans les rues, majoritairement dans les 70’s, place au texte, et surtout au contexte. La guerre civile en Irlande du Nord est d’une extrême complexité. Débutée dès le XIIe siècle, c’est pourtant au XXe siècle qu’elle connut son apogée, suite à un pacte de 1921.

Le but de cette présente chronique n’est pas de refaire la guerre, d’analyser les tenants et aboutissants, d’abord j’en serais fort incapable, d’autre part cela nuirait à coup sûr à ce livre d’une rare intensité.

Le déclic moderne des futurs affrontements entre les deux communautés remonte à 1969. Avant 1969, un catholique, du fait de sa confession, n’avait ni le droit de vote ni le droit de propriété, et ce changement dans les habitudes indisposait fortement la population protestante d’Irlande du Nord. « Fous furieux, les loyalistes s’organisèrent pour le vandalisme et investirent les quartiers avec un but : faire peur et forcer la population à émigrer au Sud ». Il serait en partie faux de dire que cette guerre civile est uniquement une résultante de deux antagonismes religieux. Bien sûr il y a de cela, mais pas seulement ! Revenons sur le livre : en 1977, le jeune journaliste Sorj CHALANDON est envoyé spécial du côté de Belfast pour le lui aussi tout jeune journal Libération. De cette date jusqu’aux années 2000, il fait revivre les moments forts de la guerre civile, en direct, sans recul, et c’est ce qui est passionnant dans ce livre. Une trentaine d’années de chroniques de la rue, en pleine guerre, et ces images fortes qui frappent sans cesse.

Dans ce recueil, nous sommes au cœur du conflit, nous le comprenons mieux sous la plume de Sorj CHALANDON qui nous présente les entités en jeu (rimant avec enjeux), la complexité des différentes communautés, entre nationalistes catholiques radicaux, modérés, protestants traditionalistes ou extrémistes, les organisations ou partis politiques majeurs, les relations avec les gouvernements britanniques se succédant, le tout agrémenté de la vie au quotidien, dans les ghettos d’Irlande du Nord, et ce cauchemar incessant pour les populations.

CHALANDON ne commet pas l’erreur de se fanatiser. Bien sûr il est sensible à une cause, bien sûr intérieurement il semble éprouver plus de tendresse pour l’un camp que pour l’autre, mais il ne le montre pas, il s’efface, parfois déchantant, se contentant de décrire l’horrible, l’inconcevable, mais il se doit de rendre vivant chaque instant, le coucher sur le papier.

L’I.R.A. (les différentes factions de l’I.R.A. devrait-on dire) et sa frange politique Sinn Féin sont au cœur du débat, de la tourmente et des événements. Cette longue suite de chroniques est aussi l’histoire de cette organisation, histoire minutieusement retracée, les actions à la bombe, les morts ciblées mais aussi les nombreuses bavures, les dénonciations encouragées par l’adversaire, les tortures, les militants emprisonnés ou exécutés, les grandes grèves de la faim des années 80 (entraînant entre autre la mort du député Bobby SANDS dont le titre de l’ouvrage de CHALANDON est extrait d’une citation). Pas de quartier, des maisons entières sont brûlées, des innocents assassinés sans sommation, l’enfer est dans les rues, sur les pavés, des barricades délimitant la vie des communautés qui ne se mélangent pas.

Actes de terrorisme revendiqués en autodéfense, mais aussi pièges, aveuglement, violence quotidienne, tout est réuni pour une explosion, sur cette poudrière qu’est l’Irlande du Nord, où la lutte armée semble la seule échappatoire, la seule réponse au destin. Bien sûr par moments les lignes bougent, mais cela semble tellement dérisoire au vu des inégalités flagrantes, chacun parqué dans ses couleurs politiques et religieuses, tendant parfois au pur fanatisme.

Dans ce livre, des portraits de combattants de tous les bords, des images fortes, poignantes. Et une partie de l’Histoire qui défile. Mai 1979 Margaret THATCHER est élue première ministre, les relations se tendent encore un peu plus. Puis Jean-Paul II, le pape, le représentant de l’Irlande du Nord catholique, refusant de se rendre à Belfast, ce qui entraîne de nouveaux heurts. Nous ne sommes pas dans le concret, dans la nuance, dans la logique, ainsi un homme est condamné à 963 ans de prison. Tout est déformé, amplifié, la haine surtout, les conditions de détention sont inhumaines, dégradantes, des prisonniers sympathisants ou militants de l’I.R.A. font la grève de l’hygiène, vivent nus dans leurs cachots sous une couverture et refusent de se laver, de se plier aux exigences de la couronne britannique.

À partir de 1981, Bobby SANDS représente la figure du combattant catholique d’Irlande du Nord. SANDS meurt en mai 1981 suite à une grève de la faim de 66 jours. Ils seront ainsi dix militants à succomber en trois mois. Ils avaient entre 23 et 30 ans. Un coup pour rien ? Pas si sûr.

Dans ce recueil, des témoignages, ceux d’inconnus pour la plupart, mais aussi des interviews de chefs de chaque communauté. Partout cette tension extrême dans les propos, cette défiance. Et puis il y a ces balles en plastique tirées par les forces de l’ordre britanniques, et pourtant elles tuent, surtout des enfants, la guerre n’a plus de limite, tout devient abject.

En 1982, les premiers députés républicains sont élus à Belfast-ouest. 1983 est l’année des mouchards, des dénonciations. En 1984, un attentat vise personnellement THATCHER, qui en sort indemne. On dirait que chaque année connaît une spécialité, un chapelet de l’innommable.

Les enterrements de républicains tournent de plus en plus à l’émeute, on se bat dans les cimetières, tout devient absurde, dans une vie rythmée par les barricades érigées entre les différentes communautés que rien ne semble pouvoir réconcilier. D’autant qu’en 1986 un accord anglo-irlandais met à nouveau le feu aux poudres, l’incompréhension est palpable, la volonté d’en découdre aussi. En 1988, Sinn Féin, branche politique de l’I.R.A., est interdite d’antenne, à la télé et sur les ondes (cette interdiction finira par être levée).

Les attentats continuent à être perpétrés dans les années 90, comme si jamais rien ne devait changer : « Et le communiqué publié par les nationalistes soutient, sans autre précision, que les victimes ont été choisies en raison de leur appartenance aux mouvements armés protestants, ces assassinats ne devraient pas manquer d’être ressentis comme l’exacte réplique du terrorisme aveugle pratiqué par les loyalistes ». Le mot est lâché : terrorisme. Aussi, les populations vivent dans la terreur.

Stupéfaction ; le 31 août 1994 l’I.R.A. annonce l’arrêt de ses opérations militaires. Un dialogue semble alors s’amorcer, mais freiné toujours plus par les négociateurs britanniques. Alors l’I.R.A. ressort les armes, un an et demi plus tard, en février 1996. La lutte continue, les négociations se précisent, l’aile catholique ayant mis de l’eau dans son vin, elle en attend de même de la part de la communauté protestante. En 2005 l’I.R.A. s’auto dissout, après une série de bavures.

Le présent recueil ne s’arrête pas là. Pour être tout à fait précis, il publie un ultime article sur le sujet, toujours de Sorj CHALANDON, mais cette fois-ci dans Le Canard Enchaîné, en mai 2022, journal dans lequel il officie depuis son départ de Libération.

Dans cette guerre qui a fait plus de 3500 morts, tout fut démultiplié, comme passé aux enchères, la spirale infernale s’est emballée, avant que les principaux adversaires, essoufflés, vieillis, peut-être en partie désenchantés, s’assoient autour d’une table et tentent de réfléchir ensemble. Une guerre civile unique dans son intensité, sa violence et son « jusqu’auboutisme ». Cette mise à nue grâce à ce recueil de chroniques, même si elle nous accompagne durant plusieurs semaines vu l’ampleur de la tâche lectorale, permet une compréhension plus juste. Le style de CHALANDON, tout journalistique, est précis, calme, parfois comme désengagé, alors que l’auteur doit souffrir plus que de raison sur le terrain même. Un livre à se procurer d’urgence malgré le début contextuel assez ardu qui nous enjoindrait dans un premier temps de stopper la lecture. Et puis la plume de CHALANDON passe par là, tout paraît plus simple, moins complexe en tout cas, et il est difficile ensuite de ne pas aller au bout de ce recueil indispensable, sorti très récemment chez Black Star édition.

https://www.hobo-diffusion.com/fssProduit/findByEditeur/editeur/104

(Warren Bismuth)

mercredi 21 décembre 2022

Anton TCHEKHOV « L’île de Sakhaline »

 


Une seconde incursion pour ce mois dans « Les classiques c’est fantastique » des blogs Au milieu des livres et Mes pages versicolores consacré au Grand Nord, ici celui de l’extrême est, quasi polaire, celui écrit par Anton TCHEKHOV.

En 1890, TCHEKHOV entreprend un voyage de trois mois sur l’île de Sakhaline pour y rencontrer les forçats présents sur place, l’île étant connue pour être un camp de travail aux conditions de vie assez extrêmes, notamment à cause du froid polaire régnant en maître une grande partie de l’année.

Il a été reproché à TCHEKHOV de réaliser un tel travail en écho à l’ample « Les carnets de la maison morte », sorte de cahier intime romancé de DOSTOÏEVSKI lorsqu’il était déporté en Sibérie durant quatre années à partir de fin 1849. Également connu sous le titre « Souvenirs de la maison des morts », ce livre de 1862 est considéré comme le tout premier témoignage concentrationnaire de l’Histoire de la littérature. Les différences entre le travail de DOSTOÏEVSKI et celui de TCHEKHOV sont pourtant fort nombreuses, ainsi il paraît quelque peu maladroit de voir en celui de TCHEKHOV un désir de copier le maître DOSTOÏEVSKI, que par ailleurs il ne portait guère dans son cœur (euphémisme...).

Soyez prévenus : ce long documentaire de TCHEKHOV abonde en détails, en chiffres, en comptabilité, en statistiques, et peut provoquer un sentiment d’indigestion tellement il est précis. Il est pourtant un document tout à fait singulier : à la fois analyse sociologique, historique, architecturale, biologique, toponymique, topographique, géographique de l’île, et j’en passe. Rien n’est mis de côté, et rien ne nous est épargné en matière de chiffres. Ce récit ne se réduit pas à l’analyse des prisonniers et de leurs familles (car oui la plupart des prisonniers vivent avec leur famille, l’auteur s’en explique) mais décompose toutes les strates de la population insulaire.

Résumer un tel travail serait forcément rébarbatif tant cet essai regorge de détails avec une minutie touchant à l’obsession tout ce qui est présent sur cette île, du moindre insecte au rocher perdu, en insistant un peu plus sur le sort des prisonniers, leurs habitudes, leur mode de vie, leurs peines, les raisons de celles-ci, etc. Pour ce travail de forçat, pardon, de fourmi, TCHEKHOV est allé interroger par un questionnaire à remplir ainsi que des interviews environ 5000 personnes habitant l’île, des êtres au départ méfiants et distants avant que TCHEKHOV ne gagne leur confiance, en partie du moins. Théoriquement un gardien est nécessaire pour 40 prisonniers. Dans la pratique, il n’en est bien sûr pas toujours ainsi.

TCHEKHOV se déplace tout au long de cette grande île, du nord au sud, d’est en ouest, observe, dissèque, évoque l’état des prisons, la crasse, la violence, et tout ce qu’un tel lieu peut contenir d’inhumain. Ce qui marque, au-delà des peines de prison, du quotidien, c’est bien sûr le froid. Sakhaline, à l’époque ni vraiment russe ni complètement japonaise, est coincée bien au nord entre l’Europe orientale et l’Asie. La température annuelle moyenne est proche de zéro degré, il y gèle six mois de l’année, il n’est pas rare d’y voir de la neige en plein été.

Et il y a ce travail d’extraction de charbon pour les forçats, pour que la matière première soit ensuite revendue, pour chauffer d’autres gens, ailleurs et loin, alors qu’eux se la pèlent durant quasiment toute l’année. Le comble est que généralement ils travaillent gratuitement, malgré le règlement qui l’interdit. Mais ici, loin de toute civilisation, le règlement, on s’assied dessus.

Lors des interviews, un TCHEKHOV finalement très respecté des condamnés est appelé « Votre Haute Noblesse ». Il dresse une galerie de portraits d’autochtones passés ou présents, revient sur les territoires japonais d’une île que tous les prisonniers souhaitent quitter, sauf un. Il développe à loisir le rôle des femmes, assez ambigu, notamment si elles sont de condition libre (c’est-à-dire ayant suivi délibérément leur mari au bagne afin d’y vivre avec lui) ou en qualité de bagnardes. On y fait des enfants, même en tant que repris de justice, là aussi TCHEKHOV développe le dossier. La pêche et sa fonction sociale et sociétale est également largement évoquée.

Retour sur les règles et lois alors récentes sur l’île (elles datent en effet pour la plupart de 1884), coup de projecteur sur l’histoire de l’île des dernières années (décennie 1880 surtout), avec là encore une précision, des détails à filer le tournis, il serait trop simple de parler de précision chirurgicale, TCHEKHOV étant docteur. D’ailleurs il énumère avec enthousiasme et connaissance les épidémies passées ou en cours, les légendes autour de celles-ci, mais aussi les véritables états physiques des habitants de l’île et des forçats en particulier.

Comme un gâteau trop sec et trop cuit, ce récit consistant est aussi un brin étouffant, trop de détails pouvant tuer le détail. De plus le style est distant, froid (en adéquation avec le climat de l’île, certes, mais tout de même !), se mue régulièrement en une succession à l’infini de chiffres qu’il nous est impossible de retenir. Cet essai est un livre technique, très loin des écrits habituels de TCHEKHOV, seuls les fans absolus (et encore !) devront le tenter jusqu’au bout des quelques 600 pages, à moins que vous ne soyez définitivement fascinés par tout ce qui touche à la vie de cette île à la fin du XIXe siècle, jusqu’au moindre détail insignifiant.

Ce qui devait être un « récit de voyage » (c’est le nom du sous-titre) se transforme en analyse méticuleuse trop lourde, trop complète, trop obstraite pour nous pauvres mortels, même si certaines pages sont d’une grande réussite, je pense à ce chapitre « Récit d’Iegor », un format nouvelle où l’on retrouve le grand TCHEKHOV, nouvelle enchanteresse perdue au beau milieu d’une description austère. Le récit commencé au retour de TCHEKHOV, censé être bref, se tend en longueur avant de paraître en feuilleton en octobre 1893 puis publié en livre en 1895. Accrochez-vous, l’aventure pourra vous sembler longue comme un jour sans pain...

(Warren Bismuth)





dimanche 18 décembre 2022

Jack LONDON « Histoires du pays de l’or »

 


Il était inconcevable pour Des Livres Rances de ne pas convoquer Jack LONDON pour le thème du mois, « L’appel du Grand Nord » du challenge « Les classiques c’est fantastique » des blogs Au milieu des livres et Mes pages versicolores , tant cet auteur représente à lui seul LA fabuleuse aventure du grand froid.

Ce recueil propose 14 nouvelles, toutes ont trait directement ou non à la ruée vers l’or à la fin du XIXe siècle vers l’extrême nord-ouest du continent américain (aventures que l’auteur a souvent évoquées dans son œuvre), du côté de Dawson, du Yukon ou encore du Klondike, trois noms qui laissent rêveur. Et pourtant.

Ces nouvelles du Grand Nord sont âpres, sombres, connaissent parfois une fin dramatique ou désabusée. Elles mettent en scène des personnages chers à l’auteur : des taiseux puissants et increvables, animés par une folie, que ce soit l’appât du gain ou la performance, le but étant de se dépasser en toute circonstance. Bien sûr, les chiens représentent une part importante (souvenez-vous de « Croc-Blanc » ou « L’appel de la forêt » entre autres), comme les hommes ils sont instinctifs et bagarreurs, au caractère détrempé et volcanique. Ils luttent incessamment pour leur survie.

Les femmes sont peintes ici avec tendresse et respect. Il a parfois été reproché à Jack LONDON sa misogynie. Ici pourtant ses héroïnes sont faites de puissance, d’autorité, d’émancipation ou en tout cas de volonté de liberté, et peuvent être vues comme des modèles « proto-féministes ». Prenantes, décidées et pugnaces, elles participent aux aventures d’hommes durs à cuire, animées dans ces tranches de vie, de destins souvent tragiques. Lit-Lit par exemple est un personnage exceptionnel, mais elle n’est pas la seule dans ce recueil qui en regorge.

À juste titre, LONDON fut taxé de raciste, défenseur d’une supériorité blanche innée, notamment face à ceux qui sont appelés les Indiens. Pourtant, ici, rien de tout cela. Si l’auteur les montre plus naïfs ou moins complexes que les blancs, c’est pour mieux évoquer leurs rites, leurs croyances ancestrales, leur communion avec la nature, leur compréhension d’un monde spirituel. Car la nature, comme presque toujours chez LONDON, est omniprésente, on doit à l’auteur des pages magiques dans ce recueil varié par ces protagonistes et ces aventures.

« Le cañon ignorait la poussière. Les feuilles et les fleurs y montraient une pureté virginale et l’herbe semblait de velours. Au bord de l’étang, trois peupliers envoyaient dans l’air serein le vol de leurs flocons neigeux. Sur les pentes, le manzanita rampant, tout en fleurs, remplissait l’atmosphère d’un parfum de printemps et ses feuilles prenaient déjà une position verticale, pour se protéger contre l’aridité de la saison d’été. Pas un souffle de vent. Le cerf alangui sommeillait toujours sur place. Pas une mouche ne troublait sa quiétude. Parfois, à un murmure plus accentué de l’eau, il remuait les oreilles mais paresseusement, comme s’il se rendait compte que le ruisseau devenait bavard en s’apercevant qu’il était endormi ».

Dans des conditions de vie rudes voire inhumaines, LONDON crée des caractères très forts, déterminés, dans des tempêtes de neige ou victimes de températures glaciales. Les trahisons sont nombreuses (la ruée vers l’or fut pour l’Homme l’occasion de démontrer sa cupidité), les coups bas pleuvent. Il y a un instinct bestial dans ces personnages ayant perdu tout sens des codes de la société.

LONDON n’écrit pas sans savoir : il a lui-même bien connu cette ruée vers l’or du côté du Klondike et, s’il n’en a pas ramené la moindre once du précieux métal jaune, il est revenu en revanche la tête pleine d’images de la vie là-bas, et ce qu’il met en scène dans les présentes nouvelles est loin de n’être que de la fiction.

Il n’est jamais facile de s’y retrouver dans les recueils de LONDON parus en France. En effet, selon les supports, les recueils originaux sont compilés avec d’autres, selon les traductions les titres changent, elles peuvent être aussi regroupées selon différentes périodes par thème. C’est le cas ici avec 14 titres se déroulant dans le Grand Nord. Ces choix de thèmes sont intéressants, ils montrent bien ce qui hanta l’auteur toute sa vie, les passions qu’il développa, mais aussi ses combats politiques. Fort d’environ 150 nouvelles, il présente bien sûr une imposante palette de sujets, de personnages, d’histoires, mais ces nouvelles-ci sont en quelque sorte la naissance de l’écrivain LONDON (pour certains des titres) tout juste revenu de « sa » ruée vers l’or.

Ces nouvelles ont surtout été écrites entre 1901 et 1904, quand Jack LONDON était encore très jeune mais déjà expérimenté par de nombreux métiers physiques dans lesquels il avait connu la stupidité de l’homme. Ici et comme toujours, il en retire des leçons, politiques et sociales, deux mots qui sont l’essence même de son œuvre. Ici par exemple, le recueil se clôt sur « Miracle dans le grand nord », une dénonciation sans concession de la peine de mort contre laquelle LONDON lutta toute sa vie.

Car LONDON fut un infatigable militant socialiste radical, proche des milieux anarchistes et individualistes, et bien qu’il mourût jeune, il laisse une œuvre considérable par son poids et sa diversité. Et même si ce n’est pas l’arme préférée de l’auteur, ici il sait distillé (à doses homéopathiques certes) un humour grinçant. Ce recueil présenté est un livre numérique traduit par une certaine madame GALARD. Mais chacun des titres peut être lisible sur divers supports papier, dans différentes compilations.

Il ne fait nul doute que LONDON est l’un des précurseurs de ce qu’on a fini par appeler le Nature writing, il magnifie la Nature Sauvage dans sa beauté comme dans sa dangerosité et son hostilité, il la dépeint en connaisseur virtuose, il fut tant suivi ensuite par plusieurs générations d’auteurs – Etats-Uniens notamment – flanqués de la même passion, du même regard, des mêmes engagements. On peut beaucoup lui reprocher, nul n’est parfait en ce monde, mais l’on se doit d’admettre qu’il fut un créateur de premier ordre, que ce soit pour les personnages puissants, sa vision de la nature, son féminisme jurant parfois avec certains personnages féminins qu’il rate complètement par les clichés qu’il véhicule. LONDON fut aussi l’un de ceux qui vécut pleinement son existence, s’épuisant – par l’alcool notamment -, tombant malade, mais fort d’un parcours impressionnant de richesse humaine, il reste aujourd’hui l’un des géants indétrônables de la littérature mondiale.

 (Warren Bismuth)



mercredi 14 décembre 2022

Jim HARRISON « Chien Brun – L’intégrale »

 


Cette intégrale aura été attendue, espérée, rêvée, presque fantasmée. Parue pourtant en 2013 aux Etats-Unis, elle jouait l’arlésienne dans sa version française. La voici enfin, la joie n’en est que plus grande.

Présentation de la bête : Chien Brun – appelé aussi CB - est un type du Michigan né de l’imagination foisonnante de Jim HARRSION en 1990. Il semble qu’à époque l’auteur n’envisage pas de lui donner vie au-delà de la première aventure. D’ailleurs, il utilise la première personne, fait raconter par Chien Bun, style qui ne sera ensuite plus du tout adopté, hormis pour un chapitre de la deuxième aventure.

Des aventures de Chien Brun, Jim HARRISON en a écrit six, toutes sous formes de novelas, c’est-à-dire le point médian entre nouvelle et roman. Ces histoires sont disséminées dans six recueils, seuls les recueils « Légendes d’automne » et « Nageur de rivière » n’incorporent aucune aventure de Chien Brun.

Chien Brun est de ces personnages auxquels on s’attache immédiatement : bon vivant, rebelle par principe, un peu anar, un peu ivrogne, mais surtout d’une tendresse infinie, d’une entièreté immense. S’il est amoureux des femmes, ce n’est pas par machisme mais bien parce qu’il se sent bien avec elle, qu’elles l’éloignent d’un monde viril et sentant les testostérones. Chien Brun est un hyper-sensible, un hyper-émotif, détestant la violence, l’injustice, et vivant sa vie de manière dégagée, marginale, d’apparence insouciante, se contentant d’aimer la bonne bouffe et les tenues des femmes qui le font grimper aux rideaux. Pourtant, les envolées féministes sont nombreuses dans ces pages.

Je dois me contenir, ne rien dévoiler, ne pas faire le portrait robot de ce diable de Chien Brun, car j’en tartinerais des pages, des chapitres, Chien Brun étant l’un de mes personnages fictifs préférés, par sa présence et son attachement et malgré (ou grâce à ?) ses débordements, ses regards appuyés sur les fesses, les poitrines, qui en font une imperfection flagrante mais revendiquée.

Chien Brun est le double fantasmé de Jim HARRISON, peut-être celui qu’il aurait aimé être, qu’il a d’ailleurs été en partie. Je ne dévoilerai rien ici de l’histoire, sauf que pas mal d’aventures, de rebondissements hilarants, surviennent à notre anti-héros à une cadence infernale, peut-être mi-indien, mais peut-être pas (il n’a pas connu ses parents et ne sait pas grand-chose de son passé), car en plus de ne pas être très éclairé sur ses ancêtres, Chien Brun aime mentir, exagérer la réalité, ou simplement lancer une rumeur. Il est un être qui s’est construit de manière boiteuse, instable.

Au début de ses aventures, Chien Brun a 42 ans, il les termine à 52 ans environ. Amoureux éperdu d’une Gretchen représentant pour lui la femme idéale, mais lesbienne, il ne va cesser de la désirer, peut-être d’ailleurs plus « philosophiquement » tellement il la tient en haute estime. Parallèlement il tente de lire, ouvre régulièrement « Cent ans de solitude » de Gabriel GARCÍA MÁRQUEZ tout au long de ses péripéties. L’histoire ne dit pas s’il le finit un jour…

Chien Brun possède un permis de conduire comme unique document d’identité. Ni passeport ni numéro de sécurité sociale, c’est un marginal, pas par conviction, mais par besoin de la simplicité, ce besoin de se tenir éloigné des instances étatiques, de la bureaucratie, qu’il ne comprend pas. Car Chien Brun n’est pas très instruit, il vit plutôt en être instinctif, impulsif, au feeling, provoquant sans le chercher des bagarres mémorables, dans les bars notamment. Il est entouré de maîtresses ponctuelles, celles avec qui il couche mais sans vouloir les posséder, plutôt d’un commun accord, empli d’amour sans lendemain.

Pas mal de personnages un poil cinglés apparaissent dans ces six histoires, tous représentant une frange des Etats-Unis. Ils peuvent être attachants, répugnants, mais toujours excentriques. Ils font partie de cette recette jouissive des aventures de Chien Brun, jubilatoires autant que tendres, où le personnage principal est une sorte de philosophe qui s’ignore.

Les aventures commencent alors qu’il pille une épave au fond du lac Supérieur et y extrait le cadavre d’un vieux chef indien qu’il va transporter à bord d’un fourgon frigorifique volé qu’il a repeint. Tout s’emballe ensuite à un rythme effréné. Car sans doute jamais HARRISON n’a fait autant bouillir la marmite à idées que dans cette saga. Son inventivité est totale, il ne cesse de trouver une nouvelle anecdote, une nouvelle situation grotesque, idiote, jouant de bons mots, débordant de créativité. On se marre franchement (parfois avec une certaine culpabilité).

Chien Brun, cet être improbable ayant par exemple gagné un concours de mangeur de tarte sans les mains alors qu’il n’avait que 13 ans, déclame subitement que « cheval qui chie ne chie pas longtemps », ce chien Brun est une réussite quasi inespérée, il EST ce type que l’on a toujours désiré rencontrer pour rire avec, trinquer jusqu’au bout de la nuit, mais aussi pour se confier ou pour l’épauler lorsqu’il est pris d’un accès mélancolique. Il est ce frangin virtuel qui nous fait nous sentir mieux.

Jim HARRISON crée chien Brun en 1990. Il lui donne vie jusqu’en 2013 (il décède en 2016). Il me paraît évident que si le père Jim avait vécu plus longtemps, il l’aurait fait aux côtés de son comparse Chien Brun. Ironie du calendrier, coïncidence sordide : la toute dernière aventure de Chien Brun est publiée en France alors que son géniteur vient tout juste de s’éteindre. En France, on peut dire que Chien Brun a survécu à son créateur, ce qui aurait fait marrer l’auteur. Ce recueil qui est pourtant une suite logique, faisant de ces six historiettes une seule, bien en place et cohérente, est une grande émotion à tous points de vue. Il permet de lire à la suite les aventures de ce héros décalé, dans la même traduction que les premières publications, celle de Brice MATTHIEUSSENT, traducteur historique de Jim HARRISON, et ici préfacier tendre, respectueux et redevable.

Cette intégrale vient de paraître, elle est sans conteste l’un des événements majeurs de cette année 2022. Il y aurait tant à dire sur ce livre de 600 pages grand format. Mais Chien Brun ne se raconte pas, il se lit, il se vit, aussi je préfère m’éclipser et laisser le dernier mot à celui qui durant 23 ans a accompagné Jim HARRISON : « Je suis né pour ne pas coopérer avec le monde ».

 (Warren Bismuth)

dimanche 11 décembre 2022

Jeton NEZIRAJ « Les cinq saisons d’un ennemi du peuple »

 


L’action se situe à cheval entre le XXe et le XXIe siècle, quelque part à Prishtina, capitale du Kosovo. La guerre contre la Serbie est terminée, les familles exilées rentrent chez elles, dans leur pays où tout est à reconstruire. Les villages restent en partie désertés car détruits, la population revient dans les villes, à Prishtina en particulier. La ville défigurée devient surpeuplée, les ouvriers du bâtiment, débordés, travaillent dans de rudes conditions, au mépris de la loi et de la sécurité. Les morts sont nombreux, comme pour rappeler qu’une guerre, même terminée, continue à tuer.

Cette pièce de théâtre kosovare traduite de l’albanais par Anne-Marie BUCQUET se déroule sur cinq saisons, les quatre dites classiques, agrémentées d’une cinquième, celle dans laquelle notre imagination peut mettre ce qu’elle veut, de l’espoir surtout. Les scènes parfois sombres dans le fond sont poutant souvent drôles, décalées, une sorte d’empreinte artistique de Jeton NEZIRAJ, écrivain de théâtre doué donnant libre cours à son imagination foisonnante.

Les drames se succèdent, presque dans l’indifférence générale tellement la guerre a laissé de séquelles, parmi lesquelles une sorte de « désensibilisation » de la population revenue enfin sur des terres choyées. « Ce n’est pas suffisant d’annoncer la mort d’un ouvrier. Il faut que nous attaquions sans ménagement ces patrons indignes qui traitent leurs ouvriers de cette manière. Ils les font travailler sur les chantiers dans des conditions d’insécurité épouvantables, sans protection sociale, sans rien. Et puis un jour, il y en a un qui tombe du vingtième étage et personne n’en a rien à faire ».

Les personnages en scène sont primordiaux. Tout d’abord l’architecte, celui qui doit superviser la reconstruction de la ville, il aimerait y voir pousser des jardins d’enfants, des parcs, une utopie en plein cœur de la ville pour aider la population à oublier, à rêver. Oui mais il y a les promoteurs immobiliers qui ont investi, qui cherchent le profit, et puis il y a l’administrateur des Nations unies, sorte d’œil aux abois européen, qui donne son avis, bien sûr selon ses propres avantages. N’oublions pas le Dieu des constructions, jouant un rôle déterminant.

Cette pièce de 2019 est un constat alarmant sur la reconstruction après guerre, sur la mentalité générale qui s’insinue insidieusement, la difficulté pour un pays de se recréer indépendamment. Partout le profit, la cupidité, le racisme. Ce pourrait être dramatique, ça l’est, mais le ton employé par Jeton NEZIRAJ, permet, grâce à ce rire du désespoir, de déverrouiller la torpeur, grâce à un humour communicatif car menant la tragédie en une sorte de satire bouffonne.

Souvent chez NEZIRAJ quelques images, plus fortes que les autres, frappent plus violemment encore : « Le béton recouvre la terre et la boue, / Car on ne supporte plus la boue, / C’est pour cet heureux jour que nous avons combattu, / Mettons une bétonneuse sur notre drapeau, / Pour le béton nous mourons, / De béton nous recouvrons même nos morts ! ».

L’humour est noir, grinçant. Plus de la moitié des villages du pays sont pourtant détruits. Et ne parlons pas de la corruption, présente jusque dans les médias, l’actualité manipulée, vendue aux enchères. Devant cette atmosphère presque surhumaine, un soupçon de fantastique s’invite dans le texte. Mais ce qu’il faut pourtant retenir, c’est que cet architecte empêché de faire son métier, qui d’ailleurs va très mal finir, cet architecte a réellement existé. Il s’appelait Rexhep LUCI. Cette pièce est son combat, comme le préfacier Shkëlzen MALIQI l’explique très adroitement.

La pièce débute et se clôt sur un poème, comme pour ouvrir et fermer une parenthèse dans une Histoire malmenée. Promesses, conscience, toutes annihilées au nom du Dieu argent : « Vous pensez que vous pouvez me corrompre ? C’est vrai, j’ai une chaîne privée, qui a donc besoin de recettes publicitaires pour exister. Toutefois, il s’agit ici de l’intérêt général et il ne peut y avoir le moindre compromis en quoi que ce soit avec qui que ce soit ». Et pourtant…

Jeton NEZIRAJ est une sorte de mascotte des éditions L’espace d’un Instant, qui lui ont consacré à ce jour sept publications (une huitième se profile pour 2023). Son théâtre est reconnaissable, militant, mais gargarisé de cet humour décapant qui permet de présenter les pires atrocités historiques à un public. Pas pour tous les publics, puisque plusieurs pays l’ont régulièrement censuré. « Les cinq saisons d’un ennemi du peuple » est un témoignage de premier ordre sur l’après-guerre au Kosovo, sur la reconstruction d’un pays meurtri et délabré. Pièce qui vient de paraître avec une couverture noire du plus bel effet.

https://www.sildav.org/editions-lespace-dun-instant/presentation

(Warren Bismuth)

mercredi 7 décembre 2022

Nicolas CLÉMENT « Sauf les fleurs »

 


Ce bref roman de 2015 est un coup de poing à l’estomac. Narrant la succession de drames et de mal-être d’une femme entre ses 12 et ses 20 ans, il ne place aucun mot inutile, tout est resserré au possible, comme si chaque phrase devait faire office d’uppercut. Tout est construit au millimètre, la superficialité n’ayant pas sa place.

La narratrice Marthe, entreprend de conter son enfance, sa pré-adolescence dans un hameau paumé situé on ne sait où. Entre les traites des vaches et la violence physique du père, la vie s’écoule, sans espoir, sans rayon de soleil, les tâches répétitives rythment le quotidien, dans une ambiance d’isolement et de peur. Car Marthe et son frère Léonce encaissent, se taisent, jusqu’au jour où une terrible tragédie survient.

Des premiers flirts de Marthe – elle a alors 16 ans – à l’amant d’une mère abandonnée de son mari excepté pour servir de punching-ball, Nicolas CLÉMENT raconte une dérive familiale. Mais la force de ce roman réside dans la dignité de Marthe, dans sa propension à rebondir, à se créer une vie malgré les drames et les atrocités. Elle se prend à traduire ESCHYLE et même à envisager des projets définis, dont l’un, et non des moindres, va être mis à exécution…

En seulement 90 pages, Nicolas CLÉMENT nous porte par son écriture au cordeau, majestueuse, splendidement épurée, forte de pertinentes métaphores. « Puis il dévide sa part enfouie, ma pelote aux aguets pour être tricotée. Il me plaît, je me laisse faire. C’est bon d’être augmentée, une parole à l’endroit, une parole à l’envers ».

Ce texte n’est pas sans rappeler certains titres de la prestigieuse collection Grands fonds de Cheyne éditeur tellement la forme est soignée tout en laissant place à une intrigue sombre et concrète (beaucoup de romans de Grands fonds se dressent d’ailleurs dans un cadre rural). Mais on peut aussi aller lorgner du côté de MAUVIGNIER, pour l’ambiance, pour les rapports familiaux tendus voire épouvantables, pour la difficulté de communiquer, même si là il n’est pas question de longues phrases détaillées ni de digressions. Les images sont fortes, quasi cinématographiques, et les coupes sont franches.

« Sauf les fleurs » est paru en 2015 chez Libretto, il vaut le détour, tant pour la pureté du langage que pour son scénario abouti malgré sa brièveté. Il semble que ce soit l’unique roman publié de l’auteur, et sa version poche (de 2020) est disponible pour une somme modique, avec une somptueuse préface de Valentine GOBY, rien que ça !

https://www.editionslibretto.fr/

 (Warren Bismuth)

dimanche 4 décembre 2022

Céline DIDIER « C’était ton vœu »

 


Ce livre hybride est un vibrant hommage à un combattant de l’ombre : Hippolyte THÉVENARD, Résistant contre l’occupant en France durant la deuxième guerre mondiale, déporté… et grand-père de l’autrice Céline DIDIER.

Le parcours de ce grand-père catholique courageux puis malheureux est retracé à partir de 1938 mais surtout en pleine guerre, jusqu’à son terme. Ce grand-père est mort bien des années plus tard, le 2 juillet 1989 (il pénétra dans l’enceinte de Dachau la première fois le 2 juillet 1944) alors que Céline DIDIER n’avait que 13 ans, aussi elle a décidé de s’emparer d’une partie de son itinéraire guerrier pour le conter ici.

L’exercice littéraire est une biographie dressée à partir d’un cahier de souvenirs du combattant déporté, mais pas de manière académique, Céline DIDIER ayant choisi la présentation comme pour une longue poésie, quelques mots, retour à ligne, quelques mots, etc. Sans ponctuation ou presque. Quant au style, il n’est pas littéraire, mais plutôt une langue orale, dans l’urgence, celle de témoigner, présentée comme les paroles d’une longue chanson de souvenirs, un slam de rue sans rime ni obligation stylistique.

« Alors on l’écrit cette histoire ?!

Elle en vaut la peine

je le sais

on le sait tous

il faut qu’on la mette noir sur blanc

cette histoire

pour qu’elle ne s’efface pas »

S’appuyant tout d’abord sur les propres écrits d’Hippolyte THÉVENARD, l’écrivaine doit ensuite faire fonctionner sa propre mémoire puis son imagination puisque le cahier se clôt en juillet 1944, à la date de la déportation du prisonnier pour le camp de Dachau. Il y restera jusqu’au 7 mai 1945.

Ouvrier agricole dans sa jeunesse, Hippolyte, né en 1920, s’engage dans l’armée au Maroc en 1939 alors qu’il n’a que 18 ans. Un an plus tard, il revient en France, la guerre est déclarée. Il est fait prisonnier en Allemagne puis libéré en juillet 1941 car soutien de famille.

La trajectoire de ce grand-père est similaire à celle, héroïque également, d’autres résistants, déportés, revenus ou pas. Hippolyte a eu cette « chance » de survivre à Dachau. Mais Céline DIDIER est émue lorsqu’elle découvre les souvenirs de ce grand-père, aussi elle hésite, ne sait pas comment en entreprendre la lecture, l’émotion pouvant lui jouer un sale tour. Elle se lance, décrit méticuleusement ce cahier, de couverture rose, s’en imprègne de chaque détail, comme paralysée par ce qu’elle va découvrir à l’intérieur, retardant le moment, la plongée.

Dans ce texte d’une écriture simple, pédagogique, pouvant parler à toutes et tous, Céline DIDIER présente une biographie, celle de son grand-père, qu’elle lie à la sienne propre, dont les pages s’écrivent bien des décennies plus tard, note les points communs, les coïncidences, prenant pour matière de travail le vieux cahier pudique, sans aucune date indiquée (ce qui rend plus difficile la réalisation du puzzle) écrit visiblement par un modeste, un juste.

« Quand j’ai commencé à me replonger

dans tes souvenirs

j’ai lu des copies

des photocopies

des pages intérieures

de ton cahier

que ma mère m’a envoyées

par courrier

comme si ces pages manuscrites

étaient des lettres qui m’étaient destinées

comme une correspondance

comme des confidences »

Rédaction didactique afin de pouvoir témoigner par personne interposée, biographie de résistant déporté une année, un soldat de la Liberté qui passe soudain d’un nom à un numéro. Du cahier, de courtes phrases en sont extraites, elles figurent en italique. Céline DIDIER fait partager son émotion, visible, sa fierté aussi d’avoir eu un grand-père de cette trempe. Elle lui donne une nouvelle fois la parole (notez ici la ponctuation, de retour lorsque le passé s’exprime) :

« Mes cheveux tombèrent

et la tondeuse passa partout

ensuite, soi-disant pour désinfecter,

on nous passa les parties au « grésil » pur,

ce fut pendant un quart d’heure des brûlures atroces,

pas un ne se roula par terre

la vie de bagnard commençait ».

Le texte se termine par l’analyse de deux photographies prises en 1945, quelques semaines après le retour des camps de son grand-père. L’autrice les fait parler, les chérit comme un don inestimable et en cadeau nous les offre à la toute fin de l’ouvrage. Le titre de ce livre est une réponse au grand-père qui, par le style de ce cahier, souhaitait sans aucun doute qu’il puisse être découvert et lu, expliqué et analysé. C’est ce que fait sa petite-fille, par petites touches, dans ce texte qui vient de paraître aux captivantes éditions Lunatique que je tiens à remercier au passage. Le catalogue vaut franchement la peine de s’y attarder.

« t’es qu’un prisonnier

un prisonnier qui se tape douze longues heures

de travail forcé tous les jours

mais ça ne compte pas ça

ça compte pour du beurre

du beurre si seulement…

un luxe impensable

tu ne sais même pas

si tu en reverras un jour la couleur »

https://www.editions-lunatique.com/

(Warren Bismuth)