Rappelons les faits : décembre 1969, une bombe explose à Milan, Italie, place Piazza Fontana, faisant seize morts. Elle est tout d’abord attribuée aux anarchistes (la fin des années 60 est bouillante sur le front social et les grèves nombreuses en Italie), un vrai coup de filet policier au sein des milieux anarchistes se produit 24 heures après l’attentat terroriste. La vérité est pourtant ailleurs : cette explosion est en fait due à des organisations néofascistes en lien avec le gouvernement conservateur de l’époque, en vue de neutraliser la grogne sociale mais aussi de provoquer un état d’urgence. Ce n’est qu’en 2005, soit 36 ans après les faits, que les milieux anarchistes seront enfin innocentés.
Il n’empêche. En décembre 1969 les arrestations de militants libertaires sont nombreuses, dont celle de Giuseppe PINELLI, cheminot et militant anarchiste. Sa garde à vue ne devait légalement durer que 48 heures, mais elle joue les prolongations 24 heures supplémentaires… Et dérape. Lourdement. Au bout du compte, une défenestration du militant. Version officielle : suicide. Bien sûr il n’en est rien, il s’agit bel et bien d’un assassinat après des violences physiques perpétrées par les représentants de l’ordre. C’est ainsi que débutent les terribles années de plomb en Italie.
Le texte de Dario FO relève du génie littéraire dans cette pièce de théâtre mettant en scène les faits, s’appuyant sur les procès verbaux, sur les déclarations d’époque, bref, documentant au maximum son travail. Mais le coup de bluff est de transformer cette tragédie en farce irrésistible. Dario FO s’en explique dès la préface. Devant le grotesque de la réalité, il était plus que nécessaire de réagir par le grotesque. Mais attention, le fond du texte est on ne peut plus sérieux.
Mais plantons donc le décor de la pièce. Une arrestation, celle du Fou, peu après l’attentat de la Piazza Fontana. Ce Fou, personnage central de l’action, paraît très aux faits des vérités cachées quant à la mort suspecte et récente de Giuseppe PINELLI. Il est interrogé par les autorités, mais grâce à un tour de passe-passe ingénieux, il se glisse tout à coup dans une posture de juge et interroge le préfet ainsi qu’un commissaire chargé de l’enquête, puis est bientôt épaulé par une journaliste cherchant à éclaircir les nombreux flous et contradictions de la version officielle. La suite est jubilatoire, entre situation kafkaïenne, mensonges d’État et démonstrations implacables du « juge », ce texte se savoure avec une rare délectation. Le cocasse côtoie sans filtre le tragique. FO, en grand funambule de la mise en scène déploie un talent hors normes pour rappeler cet épisode dramatique de l’histoire politique italienne.
Plus nous avançons dans le texte, plus il prend une couleur politique et devient un document à charge contre l’État et la police italiens, plus il démontre avec évidence le complot sciemment exercé et orchestré au sommet du pouvoir. « N’oublions pas que notre cheminot était au courant du fait que le groupe anarchiste romain était infiltré par un tas d’espions et d’indicateurs… Il l’avait même dit au danseur. ‘La police et les fascistes se servent de nous pour provoquer les désordres… Il y a dans vos rangs un tas de provocateurs à leur solde… ils vous mènent là où ils veulent… et ça retombera ensuite sur toute la gauche’ ».
Pièce à la fois subversive, politique, dissidente, le tout sous forme de chronique judiciaire, elle fut écrite peu après les faits qu’elle narre. C’est en 1970 que FO prit la plume pour remettre de l’ordre dans la « vérité » officielle. Il lui en coûtera : des représentations de sa pièce seront annulées, la police lancera de fausses alertes d’attentats à la bombe dans les théâtres. Mais rien n’y fera. Ce texte DEVAIT vivre, DEVAIT être porté au-delà des frontières. Aujourd’hui, les éditions L’arche édite pour la troisième fois depuis 1983 ce texte référence, ce brûlot exceptionnel et peut-être inégalé qui, au-delà du fait divers proprement dit (façon de parler), démontre que des dérapages dévastateurs peuvent être sciemment mis en place par les gouvernements afin de provoquer la psychose dans une population. Ici l’exemple est frappant et laisse pantois.
« Le scandale est le meilleur antidote au pire des poisons, qui est la prise de conscience du peuple. Si le peuple prend conscience, nous sommes foutus ! ». Dario FO reçut en 1997 le prestigieux Prix Nobel de littérature.
Il est rare que je cite la dernière phrase d’une œuvre. Pourtant ici, et sans dévoiler la teneur du texte, elle est comme un ultime slogan contestataire profondément universel : « Nous sommes dans la merde jusqu’au cou et c’est bien pour ça que nous marchons la tête haute ! ». C’est peut-être LA pièce de théâtre à lire avant toutes les autres.
https://www.arche-editeur.com/
(Warren Bismuth)
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