Ce petit livre par son format mais fort tout de même de 237 pages est sous-titré « Correspondance inédite 1941-1942 ». Il s’agit d’un recueil de lettres échangées entre Victor SERGE, alors en exil et en partance pour le Mexique, et sa très chère Laurette SÉJOURNÉ, qui elle est restée en France, du côté de Marseille, aux heures sombres de la deuxième guerre mondiale.
En mars 1941, le cargo Capitaine Paul-Lemerle appareille de Marseille avec à son bord environ 300 passagers fuyant l’Europe. Parmi eux, l’écrivain et journaliste politique Victor SERGE (de son vrai nom Viktor KIBALTCHITCH) qui doit quitter la France devenue trop dangereuse pour ses activités. Il laisse sur le quai sa promise, Laurette SÉJOURNÉ. Une correspondance s’amorce et s’étend de mars 1941 à janvier 1942.
Correspondance est peut-être un bien grand mot car dans ce recueil, ce sont surtout les lettres de SERGE qui sont publiées, des missives enflammées d’un amour intense pour la femme qu’il vient de quitter bien malgré lui, mais un Victor SERGE se faisant par moments visionnaire : « Ce sera la guerre la plus atroce, avec des victimes sans nombre – la défaite, l’effondrement, la résurrection dans la souffrance, nous voici acheminés vers les plus grands dénouements, beaucoup plus vite qu’on ne s’y attendait » (juin 1941). Dans ces lettres, Victor SERGE décrit les paysages, loin de la guerre en Europe, et évoque les souvenirs communs avec Laurette, lorsqu’ils étaient encore physiquement unis.
Sans nouvelles de Laurette depuis plusieurs semaines, Victor SERGE s’inquiète, supplie, insiste sur le fait que malgré le silence, en retour il continuera néanmoins à écrire. Son but est d’organiser le voyage pour Laurette, pour qu’elle puisse le retrouver, mais tout n’est pas si simple. Entre la guerre, les nombreuses difficultés administratives, les possibilités de voyage paraissent lointaines, évoluent sans cesse sans toutefois progresser de manière conséquente.
Dans les lieux où SERGE stationne aléatoirement, les réfugiés de guerre sont ostracisés, dénigrés. Pour tenir le coup, il imagine dans ses errances une Laurette à ses côtés, découvrant avec lui les paysages et les coutumes, l’architecture. Il faiblit, trouve ses forces dans cette ombre invisible près de lui : « Et toi, toi qui es le meilleur de moi, ma seule joie, mon seul espoir de vivre pleinement, mon amour inexprimable, à chaque instant, je te parle, je te montre les choses que tu aimerais voir, les colliers de coquillages, les ouvrages indiens, les piles de fruits inconnus, je te dis : regarde, ma Laurette, et c’est comme si tu étais à côté de moi et je suis près d’en pleurer de joie et de déchirement ». Victor SERGE détaille à sa bien-aimée les allures des autochtones qu’il rencontre, énumère ce qu’il voit, tout ce qui le rend heureux, triste ou songeur.
Six mois d’un voyage éreintant, et SERGE parvient enfin au Mexique en septembre 1941. Dans ses lettres, et sans toujours suffisamment de nouvelles de Laurette, il devient nerveux, se fait directif, ordonne de manière péremptoire. Est-il possessif, jaloux ? Tout le laisse penser. Il se dresse contre une rencontre que Laurette envisage avec un homme pouvant l’aider, il est bouleversé, souffre, se fait misanthrope. C’est un homme en perdition qui écrit certaines des missives, s’assombrit tant et plus au fil d’une correspondance presque à sens unique.
C’est la guerre en Europe, il est fort probable que les lettres sont lues par les autorités, aussi il doit surveiller ses mots, ses phrases, ne pas trop en dire, de peur d’être frappé par la censure ou de mettre Laurette en danger. Il se débat avec lui-même pour trouver une issue à des retrouvailles. Car elle DOIT le rejoindre, il ne peut vivre sans cet espoir. Il se répète, semble perdre pied, épuisé par cette situation. Plus on avance dans cette lecture, plus il paraît évident que SERGE, dans le ton, dans les admonestations, dans la pression qu’il provoque, en a presque oublié que Laurette est en proie à la guerre qui ravage la France. Jamais ou presque il n’y fait allusion. La censure, peut-être, mais aussi un être bouleversé par le destin, vivant mal l’éloignement et la relative solitude, perdant pied et ses repères.
Dans cet espace-temps de près d’une année, il ne reçoit que quatre lettres de Laurette (ainsi que des télégrammes, non publiés ici). Aussi cette correspondance peut se lire comme une suite épistolaire presque à sens unique avec un expéditeur déclinant qui perd ses dernières forces, qui doute et endure. Laurette va finir par rejoindre son homme. Victor SERGE ne reverra jamais l’Europe, il s’éteint en 1947 au Mexique.
Ce recueil paru en 2017 aux éditions Signes et Balises est un moyen original de découvrir un Victor SERGE très différent de l’image qui lui est généralement attribué. C’est aussi pour le lectorat une occasion de lire les impressions d’un intellectuel loin de la guerre alors que celle-ci s’étend dans le pays qu’il vient de quitter. Correspondance précédée d’une préface intitulée « Victor Serge au Mexique : le dernier exil » d’Adolfo GILLY et compilée par Françoise BIENFAIT et Tessa BRISAC.
« Ne te nourris pas d’illusions, dis-toi que nous sommes des demi-noyés, qui avons besoin d’un âpre réalisme et d’une grande dureté envers nous-mêmes pour nous en tirer ».
https://www.signesetbalises.fr/
(Warren
Bismuth)
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