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dimanche 25 décembre 2022

Sorj CHALANDON « Notre revanche sera le rire de nos enfants »

 


Cet impressionnant recueil de chroniques de 700 pages représente à lui seul une partie de l’histoire européenne du XXe siècle, avec cette terrible guerre civile sans fin qui opposa une part de l’Irlande du Nord au « grand frère » britannique.

Après une série de photos pleine page prises sur le vif, dans les rues, majoritairement dans les 70’s, place au texte, et surtout au contexte. La guerre civile en Irlande du Nord est d’une extrême complexité. Débutée dès le XIIe siècle, c’est pourtant au XXe siècle qu’elle connut son apogée, suite à un pacte de 1921.

Le but de cette présente chronique n’est pas de refaire la guerre, d’analyser les tenants et aboutissants, d’abord j’en serais fort incapable, d’autre part cela nuirait à coup sûr à ce livre d’une rare intensité.

Le déclic moderne des futurs affrontements entre les deux communautés remonte à 1969. Avant 1969, un catholique, du fait de sa confession, n’avait ni le droit de vote ni le droit de propriété, et ce changement dans les habitudes indisposait fortement la population protestante d’Irlande du Nord. « Fous furieux, les loyalistes s’organisèrent pour le vandalisme et investirent les quartiers avec un but : faire peur et forcer la population à émigrer au Sud ». Il serait en partie faux de dire que cette guerre civile est uniquement une résultante de deux antagonismes religieux. Bien sûr il y a de cela, mais pas seulement ! Revenons sur le livre : en 1977, le jeune journaliste Sorj CHALANDON est envoyé spécial du côté de Belfast pour le lui aussi tout jeune journal Libération. De cette date jusqu’aux années 2000, il fait revivre les moments forts de la guerre civile, en direct, sans recul, et c’est ce qui est passionnant dans ce livre. Une trentaine d’années de chroniques de la rue, en pleine guerre, et ces images fortes qui frappent sans cesse.

Dans ce recueil, nous sommes au cœur du conflit, nous le comprenons mieux sous la plume de Sorj CHALANDON qui nous présente les entités en jeu (rimant avec enjeux), la complexité des différentes communautés, entre nationalistes catholiques radicaux, modérés, protestants traditionalistes ou extrémistes, les organisations ou partis politiques majeurs, les relations avec les gouvernements britanniques se succédant, le tout agrémenté de la vie au quotidien, dans les ghettos d’Irlande du Nord, et ce cauchemar incessant pour les populations.

CHALANDON ne commet pas l’erreur de se fanatiser. Bien sûr il est sensible à une cause, bien sûr intérieurement il semble éprouver plus de tendresse pour l’un camp que pour l’autre, mais il ne le montre pas, il s’efface, parfois déchantant, se contentant de décrire l’horrible, l’inconcevable, mais il se doit de rendre vivant chaque instant, le coucher sur le papier.

L’I.R.A. (les différentes factions de l’I.R.A. devrait-on dire) et sa frange politique Sinn Féin sont au cœur du débat, de la tourmente et des événements. Cette longue suite de chroniques est aussi l’histoire de cette organisation, histoire minutieusement retracée, les actions à la bombe, les morts ciblées mais aussi les nombreuses bavures, les dénonciations encouragées par l’adversaire, les tortures, les militants emprisonnés ou exécutés, les grandes grèves de la faim des années 80 (entraînant entre autre la mort du député Bobby SANDS dont le titre de l’ouvrage de CHALANDON est extrait d’une citation). Pas de quartier, des maisons entières sont brûlées, des innocents assassinés sans sommation, l’enfer est dans les rues, sur les pavés, des barricades délimitant la vie des communautés qui ne se mélangent pas.

Actes de terrorisme revendiqués en autodéfense, mais aussi pièges, aveuglement, violence quotidienne, tout est réuni pour une explosion, sur cette poudrière qu’est l’Irlande du Nord, où la lutte armée semble la seule échappatoire, la seule réponse au destin. Bien sûr par moments les lignes bougent, mais cela semble tellement dérisoire au vu des inégalités flagrantes, chacun parqué dans ses couleurs politiques et religieuses, tendant parfois au pur fanatisme.

Dans ce livre, des portraits de combattants de tous les bords, des images fortes, poignantes. Et une partie de l’Histoire qui défile. Mai 1979 Margaret THATCHER est élue première ministre, les relations se tendent encore un peu plus. Puis Jean-Paul II, le pape, le représentant de l’Irlande du Nord catholique, refusant de se rendre à Belfast, ce qui entraîne de nouveaux heurts. Nous ne sommes pas dans le concret, dans la nuance, dans la logique, ainsi un homme est condamné à 963 ans de prison. Tout est déformé, amplifié, la haine surtout, les conditions de détention sont inhumaines, dégradantes, des prisonniers sympathisants ou militants de l’I.R.A. font la grève de l’hygiène, vivent nus dans leurs cachots sous une couverture et refusent de se laver, de se plier aux exigences de la couronne britannique.

À partir de 1981, Bobby SANDS représente la figure du combattant catholique d’Irlande du Nord. SANDS meurt en mai 1981 suite à une grève de la faim de 66 jours. Ils seront ainsi dix militants à succomber en trois mois. Ils avaient entre 23 et 30 ans. Un coup pour rien ? Pas si sûr.

Dans ce recueil, des témoignages, ceux d’inconnus pour la plupart, mais aussi des interviews de chefs de chaque communauté. Partout cette tension extrême dans les propos, cette défiance. Et puis il y a ces balles en plastique tirées par les forces de l’ordre britanniques, et pourtant elles tuent, surtout des enfants, la guerre n’a plus de limite, tout devient abject.

En 1982, les premiers députés républicains sont élus à Belfast-ouest. 1983 est l’année des mouchards, des dénonciations. En 1984, un attentat vise personnellement THATCHER, qui en sort indemne. On dirait que chaque année connaît une spécialité, un chapelet de l’innommable.

Les enterrements de républicains tournent de plus en plus à l’émeute, on se bat dans les cimetières, tout devient absurde, dans une vie rythmée par les barricades érigées entre les différentes communautés que rien ne semble pouvoir réconcilier. D’autant qu’en 1986 un accord anglo-irlandais met à nouveau le feu aux poudres, l’incompréhension est palpable, la volonté d’en découdre aussi. En 1988, Sinn Féin, branche politique de l’I.R.A., est interdite d’antenne, à la télé et sur les ondes (cette interdiction finira par être levée).

Les attentats continuent à être perpétrés dans les années 90, comme si jamais rien ne devait changer : « Et le communiqué publié par les nationalistes soutient, sans autre précision, que les victimes ont été choisies en raison de leur appartenance aux mouvements armés protestants, ces assassinats ne devraient pas manquer d’être ressentis comme l’exacte réplique du terrorisme aveugle pratiqué par les loyalistes ». Le mot est lâché : terrorisme. Aussi, les populations vivent dans la terreur.

Stupéfaction ; le 31 août 1994 l’I.R.A. annonce l’arrêt de ses opérations militaires. Un dialogue semble alors s’amorcer, mais freiné toujours plus par les négociateurs britanniques. Alors l’I.R.A. ressort les armes, un an et demi plus tard, en février 1996. La lutte continue, les négociations se précisent, l’aile catholique ayant mis de l’eau dans son vin, elle en attend de même de la part de la communauté protestante. En 2005 l’I.R.A. s’auto dissout, après une série de bavures.

Le présent recueil ne s’arrête pas là. Pour être tout à fait précis, il publie un ultime article sur le sujet, toujours de Sorj CHALANDON, mais cette fois-ci dans Le Canard Enchaîné, en mai 2022, journal dans lequel il officie depuis son départ de Libération.

Dans cette guerre qui a fait plus de 3500 morts, tout fut démultiplié, comme passé aux enchères, la spirale infernale s’est emballée, avant que les principaux adversaires, essoufflés, vieillis, peut-être en partie désenchantés, s’assoient autour d’une table et tentent de réfléchir ensemble. Une guerre civile unique dans son intensité, sa violence et son « jusqu’auboutisme ». Cette mise à nue grâce à ce recueil de chroniques, même si elle nous accompagne durant plusieurs semaines vu l’ampleur de la tâche lectorale, permet une compréhension plus juste. Le style de CHALANDON, tout journalistique, est précis, calme, parfois comme désengagé, alors que l’auteur doit souffrir plus que de raison sur le terrain même. Un livre à se procurer d’urgence malgré le début contextuel assez ardu qui nous enjoindrait dans un premier temps de stopper la lecture. Et puis la plume de CHALANDON passe par là, tout paraît plus simple, moins complexe en tout cas, et il est difficile ensuite de ne pas aller au bout de ce recueil indispensable, sorti très récemment chez Black Star édition.

https://www.hobo-diffusion.com/fssProduit/findByEditeur/editeur/104

(Warren Bismuth)

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