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mercredi 22 juin 2022

Maja PELEVIĆ « Peau d’orange »

 


Cette pièce serbe contemporaine de 2005 est étonnante autant que dérangeante. Découpée en 22 instantanés, elle suit une femme meurtrie et éminemment complexe, dont nous ne connaîtrons jamais l’identité. Dès les premières lignes, le ton est donné :

« Je m’aime tELLEment que je n’ai pas besoin qu’on m’aime.

Je mens.

Je m’aime.

Je mens.

Je m’aime tELLEment.

Je mens.

Je m’aime tELLEment que je m’aime.

Je mens.

Pour m’aimer moi-même.

Je mens.

Pour que je n’aie besoin de personne ».

Une femme évolue au gré de ses envies, de ses fantasmes, du désir de se créer une image. Féminine mais pas féministe. Elle croit pourtant se placer dans une posture toute féministe. Il n’en est rien. Dans son obsession de paraître, dans son sens de l’esthétique, dans une mise en scène constante, dans ce que l’on pourrait appeler son féminisme de salon, elle recherche une identité physique pour attirer les hommes dans ses filets. Elle ne se prive pas de séduire par écrans interposés grâce aux réseaux sociaux, esclave de son apparence et de son corps, qu’elle désirerait autrement, sans cellulite par exemple, cette peau d’orange qui gâche l’aspect glamour. Sa vie est bâtie sur de la superficialité, sur des faux-semblant.

Alors que cette femme apprend qu’elle va être mère, elle s’empresse d’être d’ores et déjà jalouse de son enfant à naître, au cas où ce serait une fille. Elle va parfaire son aspect physique, non selon ses propres critères, mais bien selon ceux des hommes, pour les hameçonner et ainsi se rassurer sur son capital séduction.

« Sois bELLE

sois intelligente

réussis

sois détendue

les hommes aiment les femmes qui prennent soin d’ELLEs

mets du vernis comme ci

maquille-toi comme ça »

Et ainsi va la vie. Elle échange avec d’autres femmes, qui n’ont pas les mêmes buts qu’elle. Cela va en un sens la faire évoluer.

Texte choc qui prend à rebrousse-poil la satisfaction dans le paraître d’une minorité autoproclamée féministe. Comment être soi en détruisant ces stéréotypes, devenir une femme libre sans directive extérieure, sans l’attrait du regard des hommes, sans jouer une partition malsaine, en refusant les postures féminines plus que féministes ? Tel est l’enjeu de cette pièce d’autant plus bouleversante que l’on a soi-même connu une femme telle que celle décrite ici.

Afin d’appuyer sur la notion de genre, l’autrice serbe Maja PELEVIĆ, en tout cas par la traduction proposée par Marie KARAŚ-DELCOURT, si « il » ou « elle » est englobé dans un mot, il est mis en valeur en lettres majuscules. Changer le monde, oui, mais à condition de ne pas d’enferrer dans ses propres clichés.

Ce texte est bouleversant, engagé, féministe, il dénonce ce féminisme « bobo » de pacotille, celui qui ne prend en compte que sa propre personne, il est intrigant à tous points de vue. En même temps il fait mal et soulage, et surtout ouvre des voies à des relations vidées de leur dangerosité, de leur machiavélisme. Au risque de me dévoiler en partie - et je m’en excuse - il me faut pourtant préciser qu’il m’a été difficile de le lire de manière neutre et détachée. Aussi je vous invite à le découvrir par vous-mêmes, ne parvenant pas pour ma part à proposer un avis objectif loin d’une expérience personnelle qui m’a marqué pour longtemps, qui m’a taraudé et longuement questionné. C’est toute la magie de la littérature, celle de nous pousser dans nos ultimes retranchements, celle qui touche notre moelle épinière, fait ressurgir des moments pénibles, atroces. Cette pièce fait tellement écho qu’il ne m’est tout simplement pas possible de l’analyser avec recul. Elle me semble pourtant formidable, elle met le doigt sur l’envers du décor, sur cette notion de l’arbitraire, de la séduction à tout crin. Elle vient de paraître aux éditions L’espace d’un Instant et elle va longtemps résonner dans mon âme. La préface est signée Svetislav JOVANOV. Lisez ce texte, offrez-le, il est envoûtant !

« Féministe

Mais non

Je ne suis pas du tout féministe

La signification de ce mot ne m’intéresse vraiment pas du tout

Je peux uniquement dire que dans le cadre de ces mêmes résonances

Je peux trouver ma propre figure construite

Qui ne serait pas une membrane féministe hyper retouchée Retouchée

Par une multitude de programmes vulgaires

Pour le perfectionnement virtuel de corps réel ».

Un texte qui nous parle autant est rare, il faut le recevoir comme un cadeau inestimable.

https://www.sildav.org/editions-lespace-dun-instant/presentation

(Warren Bismuth)

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