Quelques
mois seulement après l’énorme volume « De Tchernobyl à Crimée »,
monumental panorama des écritures théâtrales contemporaines d’Ukraine, les
éditions L’Espace d’un instant remettent le couvert de manière remarquée avec
ce panorama du théâtre kurde d’Irak. Dans ce recueil, six pièces sont
proposées, sous la direction de Shwan JAFFAR, auteur de deux des textes et par
ailleurs traducteur des quatre autres pièces.
« Mem
et Zine », une longue pièce de Ehmedê KHANI (1650-1707) – elle représente
plus du tiers du recueil – de 1692 ! Au XVIe siècle dans les montagnes de
l’empire Ottoman, deux hommes déguisés en femmes font connaissance avec deux
femmes déguisées en hommes. Le Sultan de Botane, déjà marié deux fois, désire
se rapprocher du Mir (le prince) par le mariage avec l’une de ses filles. Sans
en dévoiler davantage, dans cette pièce menée tambour battant, il est question
de conspiration, de vengeance, mais aussi et surtout d’identité kurde. Le ton
et l’atmosphère rappellent les contes persans, avec une forte touche de polar
pour certaines scènes, polar théâtral politico-historique serait peut-être
l’expression qui conviendrait le mieux à ce texte brillant, ancien et pourtant
si actuel, qui prend le biais de la satire pour parler de faits dramatiques. La
pièce fut traduite en français en 1993.
« Mina,
princesse de la pluie » d’Ahmed SALAR est un monodrame de 2009 traduit en
2016 dans lequel Hama parle aux murs, au propre et pas au figuré. Eux seuls
peuvent le comprendre. Il évoque ses souvenirs de civil au coeur d’une guerre
en Irak, les rencontres, les souffrances. En fin de monologue, il se tourne
vers un miroir pour lui conter la suite de son expérience. L’écriture est
poétique, ce monologue étant peut-être le moment le plus complexe, en tout cas
le plus intimiste du recueil.
« Kardo »
de Kemal HANIGRA fut écrit en 1983 et traduit en 1996. En 1983, dans un
Kurdistan sous tutelle irakienne, un homme a été arrêté pour possession de
livres séparatistes. Il dialogue tout d’abord avec sa femme enceinte mais
absente, égrène ses souvenirs. Puis vient son procès. En aparté, le juge lui
confie qu’il possède un fils enfui dans les montagnes kurdes, et qu’il rendra
sa liberté à l’accusé s’il retrouve ce fils grâce à ses contacts. Dans cette
pièce très belle, nous croisons notamment un avocat pédophile, le tout sur fond
de corruption organisée.
« Azady…
L’être kurde » de Shwan JAFFAR fut écrite en 1998. Dans les années 1980,
Azad rencontre une femme se faisant passer pour une journaliste. Ils finissent
par sympathiser (mollement cependant) et il lui confie qu’il a écrit deux
livres censurés car séparatistes aux yeux de la loi, ce qui peut rapprocher le
fond de celui de Kemal HANIGRA. Puis nous voyons le même Azad incarcéré. Son
numéro de matricule a été mystérieusement échangé contre celui d’un autre
prisonnier. Un dialogue âpre s’ouvre entre Azad, le directeur de la prison et
un inspecteur. La fin magnifique est brutale et tragique. Cette pièce est (malheureusement
pourrait-on dire) inspirée d’une histoire vraie.
« La
ruine » de Kameran RAOOF fut pour sa part écrite en 2006. Mahmud, un homme
d’une cinquantaine d’années, monologue à propos de la guerre d’Irak de 2003,
fait part du quotidien sous les bombardements. Il revient sur son parcours
personnel et familial. « La ruine » peut être lu comme un poème
désespéré teinté de la violence incessante dans les rues d’une ville irakienne.
L’anthologie
se clôt par « Les ombres de Bagdad » de Shwan JAFFAR, pièce écrite en
2005. L’action de seulement quelques pages se déroule en juin 2003, après la
chute de Bagdad et la libération des prisonniers de la prison d’Abou Ghraib.
Semko est l’un de ces anciens prisonniers et rencontre une femme, Nadera à qui
il fait part de ses souvenirs de prison. Nadera semble peu encline à la
conversation, méfiante. Tout à coup, des policiers jaillissent.
Cette
anthologie est encore une fois d’une rare originalité puisque totalement
consacrée au très méconnu théâtre kurde. Elle retrace plusieurs décennies de la
relation entre l’Irak et le Kurdistan, les violences faites au peuple kurde.
Quant à la première pièce, de 1692 donc, elle semble comme annonciatrice des
cinq autres, tant politiquement que théâtralement. La réussite de ce recueil
est totale. Chacune des pièces contient sa propre histoire, en formant une
globale représentant des siècles de discorde, d’affrontements et de
stigmatisation du peuple kurde. Elle est bien sûr à ranger précieusement à côté
de « De Tchernobyl à la Crimée », elle en est même une sorte de sœur
siamoise née ailleurs. Gros coup de chapeau aux éditions L’Espace d’un instant
qui ont eu (encore !) l’audace de sortir un recueil original, singulier,
dans lequel des voix rares viennent s’exprimer en France. Il vient juste de
paraître et il repousse un peu plus les limites géographiques (mais pas
seulement !) du théâtre contemporain.
(Warren Bismuth)