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mercredi 29 mai 2024

Vincent ALMENDROS « Sous la menace »

 


Le narrateur, Quentin, 14 ans, vient d’être renvoyé de son école jusqu’à sa prochaine convocation au conseil de discipline de l’établissement. Son père est mort dans un accident de voiture six ans auparavant. Depuis sa mère est atteinte d’anxiété, a les nerfs en pelote. Ce week-end là, la famille reçoit la visite de la jeune cousine Chloé, 11 ans. C’est l’occasion de faire la traditionnelle visite aux grands-parents.

Là-bas, un autre monde s’offre à eux : grand-père Alzheimer, plus un vieux perroquet. D’ailleurs le récit est parsemé d’animaux, vivants ou morts : fourmis volantes, chat, cheval, poisson, hibou, alors que la canicule fait rage. Quentin est un ado solitaire et acnéique, moqué et rejeté par ses petits camarades de classe. Il souffre de cet isolement. Son renvoi de l’école a d’ailleurs été provoqué par une bagarre qu’il a eu avec un jeune de sa classe qui s’est moqué de son physique. Il échange avec sa cousine Chloé, quand tout à coup cette dernière l’informe d’un élément crucial sur l’accident mortel de son père, qui va tout faire basculer.

« Sous la menace » est un roman extrêmement, diablement, j’allais écrire obsessionnellement Simenonien. Tous les éléments y sont présents : atmosphère gluante, poisseuse, rôle de la météo, personnages taiseux, portant leur passé (ou leur oubli concernant le grand-père), leur passif, relations distanciées, presque de circonstance, politesse de courtoisie. Comme chez Simenon, l’énigme est maigre, tout le sel vient de la narration, des détails, de la recherche d’imposer un univers sombre et collant, cinématographique. Un mensonge par omission de la mère vient épaissir la sauce de manière flagrante : « À présent que je savais qu’elle m’avait menti durant toutes ces années, elle ne me faisait plus peur. Face à elle, je me sentais même protégé par une forme d’immunité ». La mère, femme simenonienne, elle aussi, cruelle et autoritaire. Ici en rôle de surveillante, épiant chaque fait et geste des membres de la famille, comme une tour de contrôle inoxydable.

Ce roman bref et intimiste a pourtant le temps de percuter, il est difficile de s’en dessaisir une fois le nez plongé dedans. Il se lit d’un trait, avec un intérêt croissant car il sait faire durer le suspense. Voilà un roman parfait : court, haletant, bâti dans un univers à la « Monsieur tout le monde », donc aisément accessible. Paru début 2024 aux éditions de Minuit, il renouvelle brillamment le genre un peu éculé des Jean-Philippe Toussaint ou autre Yves Ravey chez le même éditeur, il lui donne une peau neuve.

http://www.leseditionsdeminuit.fr/

(Warren Bismuth)

dimanche 26 mai 2024

Elisée RECLUS « Histoire d’une montagne, histoire d’un ruisseau »

 


C’est parti pour la saison 5 (déjà ?) du challenge littéraire « Les classiques c’est fantastique » toujours brillamment orchestré par les blogs Au milieu des livres et Mes pages versicolores. Saison 2024-2025 donc, un thème par mois (sauf décembre qui sera celui du repos, des retrouvailles, du coussin péteur sous le sapin, mais je m’égare). Un premier sujet, prometteur et inspirant : « L’écrivain.e et la nature ». Près d’un an plus tôt, j’avais acquis ce curieux petit mais épais bouquin de Elisée Reclus « Histoire d’une montagne, histoire d’un ruisseau », l’occasion était toute trouvée de le dépoussiérer.

La figure de Elisée Reclus (1830-1905) est pour le moins tutélaire pour les révolutionnaires français (mais pas que). Géographe anarchiste, végétarien, féministe, il fut de tous les combats d’avant-garde au XIXe siècle. Membre de la Commune de Paris (il est né et mort la même année que Louise Michel), il est rapidement fait prisonnier et enfermé dans pas moins de 14 prisons avant de connaître l’exil en Suisse où il va passer de nombreuses années. La vie de Reclus est d’ailleurs faites d’exils, mais le sujet n’est pas là.

En expert de la nature, Reclus a beaucoup écrit sur elle. Géographe de renom, botaniste, c’est un spécialiste reconnu des sciences naturelles. Dans ce livre (dans ces deux livres, devrais-je écrire), il nous entraîne au cœur de la nature. Le XIXe siècle du naturalisme philosophique tourne surtout de nos jours son regard du côté des Etats-Unis, avec des personnages tels que Henry David Thoreau, Ralph Waldo Emerson ou John Muir, alors qu’il suffit de le laisser en place dans la vieille France pour voir en Reclus un contemporain et non des moindres de ces hommes illustres.

Reclus est connu pour avoir été un grand voyageur. Il a parcouru de nombreux pays, plusieurs continents, et surtout il en a exploré la nature, la flore, la faune. Dans « Histoire d’une montagne » de 1880, il nous livre à la fois un guide montagnard, une étude érudite et une bonne tranche de poésie. Ce livre que Kenneth White décrivait comme « Un monde à part » est d’une grande originalité pour son époque et entre directement dans le vif du sujet dès la première phrase : « J’étais triste, abattu, las de la vie. La destinée avait été dure pour moi, elle m’avait enlevé des êtres qui m’étaient chers, ruiné mes projets, mis à néant mes espérances. Des hommes que j’appelais mes amis s’étaient retournés contre moi en me voyant assailli par le malheur ; l’humanité toute entière, avec ses intérêts en lutte et ses passions déchaînées, m’avait paru hideuse. Je voulais à tout prix m’échapper, soit pour mourir, soit pour retrouver, dans la solitude, ma force et le calme de mon esprit ».

Libéré, respirant l’air pur, Reclus expertise. En grand marcheur, il se déplace au gré de ses envies sur les monts escarpés. Il en découvre de très nombreux qu’ici il décrit avec une immense méticulosité en vingt-deux tableaux poétiques sur la magnificence de la nature. Certains d’entre eux, surtout les premiers, s’avèrent particulièrement techniques et peuvent rebuter bien vite le lectorat novice. Mais une fois bien calé dans le récit, le voyage vaut le coup, même si bien sûr il faut remettre les propos dans leur contexte, celui d’un XIXe siècle bien moins avancé en science que ne l’est le monde contemporain.

Nous tenons là un bréviaire de premier ordre sur le minéral, le végétal, l’animal, les roches montagneuses et comment fonctionne une montagne. Celle-ci bouge, se régénère, évolue sans cesse, vit et meurt. « Ces masses énormes, monts empilés sur des monts, ont passé comme des nuages que le vent balaye du ciel ; les assises de trois, quatre ou cinq kilomètres d’épaisseur, que la coupe géologique des roches nous révèle avoir existé jadis, ont disparu pour entrer dans le circuit d’une création nouvelle ». Reclus se plaît à nous conter ses études sur le terrain, en passionné. Dans cette première partie, l’humain est quasi absent, même si Reclus s’applique à remémorer une quelconque tragédie passée causée par une nature toujours en mouvement. Adeptes de minéralogie, ce bouquin est pour vous ! Très érudit sur le sujet, Reclus donne des précisions tant et plus. Il se projette également, devient parfois visionnaire, et parfois à contresens de ce que le monde sera par la suite (je pense à son laïus sur les loups notamment).

Reclus invite la mythologie pour mieux nous faire rêver au sein du paysage, de ces grands espaces qu’il nous décrit, cette mythologie qui fait alors entièrement partie de la poésie. Il en profite pour nous parler du monde, mais celui d’avant, d’il y a bien longtemps, monde qu’il s’imagine, car « Malheureusement l’histoire, qui n’était pas encore née, n’a pu nous raconter tous ces va-et-vient des peuples », il entend par là les peuples végétaux.

L’homme ne s’invite en ces pages qu’au 2/3 du volume environ. Sur les humains, Reclus retient surtout que la montagne est la base des migrations humaines. Il montre d’ailleurs certains vestiges des activités de l’Homme montagnard.

Dans « Histoire d’un ruisseau » (1869) écrit plus de dix ans avant « Histoire d’une montagne », Reclus utilise déjà les mêmes ingrédients, à quelques exceptions près. Texte peut-être moins poétique, en fait plus contemplatif mais avec moins de recherche stylistique. Comme son nom l’indique, « Histoire d’un ruisseau » nous conte la vie liquide, de l’eau dans sa globalité. Reclus ne laisse rien au hasard, il dissèque le sujet avec volubilité : torrents, grottes, fontaines, cascades, inondations, bains, irrigations, fleuves, et j’en passe.

Le désert et son manque d’eau, les autochtones qui en comprennent mieux que nous sa rareté et sa préciosité. À l’inverse, d’après une scène qu’il a personnellement vécue, il décrit les dégâts provoqués par une inondation et un éboulement (qu’il appelle « avalanches d’eau »). Puis il s’étend sur une Histoire humaine teintée de darwinisme.

« Quand on aime le ruisseau, on ne se contente pas de le regarder, de l’étudier, de cheminer sur les bords, on fait aussi connaissance plus intime avec lui en plongeant dans son eau. On redevient triton comme l’étaient nos ancêtres ». C’est cette connaissance que Reclus nous fait partager, dans un texte influencé par les valeurs anarchistes naturalistes d’alors : contemplation, naturisme, respect absolu du monde naturel, observation et liberté partagée, volonté de ne pas gâcher les matières premières. C’est particulièrement vrai dans le chapitre intitulé « L’irrigation » où Reclus met en garde contre le gâchis, le gaspillage.

Sérieux et studieux, Reclus se laisse pourtant aller à évoquer le rapport de l’eau, du ruisseau, avec la navigation, le loisir, même si les activités professionnelles ne sont pas en reste : moulins, industrialisation. « Histoire d’un ruisseau » est un texte où l’écrivain se fait plaisir, il peut laisser une partie de son lectorat dans les champs, un peu loin du ruisseau par ces longues descriptions parfois un peu abstraites si l’on n’est pas sur place. Les sensations, les émotions sont également toutes personnelles, intimistes, mais presque comme jalousement perceptibles uniquement par l’auteur.

L’un des plus beaux moments de cette seconde partie est peut-être celui où Reclus compare les ruisseaux aux fleuves : « La masse entière du fleuve n’est autre chose que l’ensemble de tous les ruisseaux, visibles ou invisibles, successivement engloutis : c’est un ruisseau agrandi des dizaines, des centaines ou des milliers de fois, et pourtant il diffère singulièrement par son aspect du petit cours d’eau qui serpente dans les vallées latérales ».

Ce livre de plus de 420 pages ravira les spécialistes, intéressera les moins aguerris, mais il faudra une bonne boussole pour ne pas se perdre en ces pages. Paru en 2023 chez Libertalia, il est de ces textes historiques qui sont parfaits pour réaliser la vision du monde de la nature par les yeux d’un écrivain du XIXe siècle.

https://www.editionslibertalia.com/

 (Warren Bismuth)



mercredi 22 mai 2024

Sylvain PRUDHOMME « L’enfant dans le taxi »

 


Après une rencontre littéraire fort plaisante où l’auteur présentait son nouveau roman, séduit je me suis précipité vers le stand de vente pour acquérir ce livre, sans vraiment savoir ce qui m’attendait malgré l’effet enthousiaste que m’avait laissé l’auteur.

Dès l’entame de ce roman particulièrement inspiré, Sylvain Prudhomme pose les jalons. Une scène au bord du lac de Constance côté allemand peu après l’armistice de la seconde guerre mondiale. Une ferme où vit une jeune fille. Un jeune français, soldat, y habite depuis deux semaines. Ils s’aiment. Ils consomment. Ceci, l’auteur-narrateur l’imagine. Car un enfant est né de cette union contre nature. Cet enfant est devenu un secret de famille, une honte presque, un tabou en tout cas. D’ailleurs, le texte ne lui permet pas d’être prénommé, son auteur se contente finement d’un « M. » pour toute identité.

Très près de nous dans le temps, les funérailles du patriarche d’une famille, les Malusci, dans le sud de la France. Or ce vieil homme fut soldat dans l’armée d’occupation française en Allemagne en 1945, au bord du lac de Constance. Le lien semble évident et ce secret va peser sur la famille « comme une pierre continue de ricocher longtemps après que la main qui l’a lancée est retournée à son immobilité ».

De son côté, Simon, le narrateur (sans doute prénommé ainsi par la passion que voue l’auteur à Claude Simon), écrivain de son métier, se débat contre une récente séparation amoureuse douloureuse alors que deux fils sont nés de cette alliance.

Vous l’aurez compris, nous sommes confrontés à ce que l’on nomme aujourd’hui une autofiction. Mais Sylvain Prudhomme s’en sort la tête haute : il ne se met jamais en avant, sait garder les distances et semer un trouble délicat entre réalité et fiction. Mieux : il se sert de son histoire familiale pour développer avec grand talent une universalité, « Il y a eu 400 000 enfants comme M. 400 000 enfants allemands nés de soldats alliés ». Simon va mener son enquête, traverser la France à plusieurs reprises afin de chercher la trace de ce M. malgré la désapprobation de la famille, de la grand-mère Imma surtout, celle dont on vient d’enterrer le mari. Car que ce dernier ait eu un enfant d’une autre union, elle le sait, mais refuse de s’en confier. « Je te bannis » dit-elle à son petit-fils s’il lui prend l’envie d’aller trouver ce fils maudit, ce fils bâtard.

Les premiers secrets – et ils sont nombreux dans ce livre - divulgués font vaciller la famille, sa structure. Simon a tiré sur un fil, c’est toute la pelote qui vient à lui. Il découvre des ramifications qu’il ignorait, qu’il ne sait comment analyser, alors que parallèlement il tente de faire face à sa propre séparation. Car « L’enfant dans le taxi », s’il est une quête sur la découverte et la résurgence du passé, sur l’histoire familiale interdite, il est aussi celui de la reconstruction, de la volonté d’avenir. Il navigue sans cesse entre ces deux bouts (de pelote en quelque sorte) en un présent brumeux, même si Simon s’octroie avec ou sans ses enfants de belles sorties qui le font respirer.

« L’enfant dans le taxi » est mené de main de maître. Au-delà de cette passionnante et intrigante plongée dans un passé familial lourd de conséquences, Sylvain Prudhomme met les formes : texte moderne, dynamique, bienveillant (mais pas cucul !), porté par une écriture sensitive et particulièrement soignée, déroulée comme un synopsis. Si les questionnements sont nombreux dans ce roman, aucun point d’interrogation ne vient les soutenir, les entretenir. L’échange de Simon et son oncle Franz lors de l’enterrement du grand-père est un modèle du genre : aucun point, juste une suite de bouts de phrases ponctuée par des virgules et des retraits à la ligne. Et le tout est d’une efficacité redoutable.

Roman de la filiation autant que de la trahison, de l’omerta et du pardon, « L’enfant dans le taxi » se garde de jugements. Il décrit avec pudeur, suavement, sans condamner, sans pointer du doigt, c’est indéniablement l’une de ses forces principales. Les digressions ne sont jamais impromptues, elles collent au texte, elles l’aèrent, le font vivre. Pas une phrase n’est superflue, le bâtiment est solide et sans fissures, c’est une grande découverte, parue chez Minuit fin 2023.

http://www.leseditionsdeminuit.fr/

(Warren Bismuth)

dimanche 19 mai 2024

Marie COSNAY « Nos corps pirogues »

 


Ce livre-témoignage est l’un des volets majeurs de l’œuvre de Marie Cosnay consacrés à l’aide aux migrants (aux côtés notamment de la trilogie « Des îles »). En préambule, le rappel de la loi et ses évolutions en matière d’immigration et sur la protection des mineurs qui en découle. Un collectif d’hébergement s’est créé dans le Pays Basque où réside l’autrice et poète. Entre mars 2017 et mars 2018 elle suit le jeune Saâ, guinéen, en même temps qu’elle noircit les pages qui deviendront ce magnifique « Nos corps pirogues ».

Dans ce texte bouleversant et d’une grande humilité, Marie Cosnay raconte : le quotidien avec les migrants, l’appui qu’il faut leur apporter, mais aussi les moments d’intimité, les rires et la complicité qui se dégagent presque naturellement après une période d’observation. Derrière, l’administratif. Et là nous entrons dans un engrenage sans fin en suivant le jeune guinéen, personnage principal, fil rouge de ce livre. Il faut prouver à la justice que le jeune Saâ, qui a fui la Guinée en passant notamment par le désert marocain, est mineur. Lui a fui aussi ses souvenirs, qui sont épars, flous. Difficile de démontrer quoi que ce soit dans ces conditions.

Cerise sur le gâteau : les dates de naissance de Saâ ne sont pas les bonnes sur son certificat de scolarité. Alors il va falloir jouer serré, une intime conviction (de sa minorité) ne pouvant être une preuve. Commence alors un chemin de croix administratif pour les accompagnateurs dont Marie Cosnay fait partie.

Ce combat, elle nous le fait vivre dans ce texte à la fois engagé, poétique et historique (sur les conditions d’accueil des migrants entre autres). Certains de ses collègues doutent des paroles du migrant, se mettent à la place des flics, comme s’il fallait condamner ou inquiéter le réfugié avant de l’aider, de le guider, comme si c’était le rôle d’un bénévole de tendre des pièges. Marie Cosnay construit son travail comme une enquête, avec les différentes étapes, les refus officiels, les changements de cap, les lueurs d’espoir, une lutte acharné de chaque minute pour simplement prouver la minorité d’un jeune pour qu’il soit reconnu enfant étranger isolé. Les encadrants donnent de leur temps, de leur énergie et de leur foi : « Elle n’aime pas dire le mot étranger. Étranger, ça ne veut rien dire quand on peut l’être à son propre pays, à son lieu, son temps, à soi-même ».

Évocations, souvenirs de drames, de naufrages meurtriers en Méditerranée, des conditions de voyages. Les chapitres sont brefs pour être plus percutants, le discours d’un profond humanisme ne peut que nous renverser, nous toucher au cœur. Et ses petits mots de Saâ, qui déjà a percé le voile de la politique française : « Marine Le Pen n’a pas de bonnes idées pour la France, nous les étrangers nous pouvons faire de bonnes choses ici, jamais personne ne fait seul, jamais personne n’est sans étranger, ce sont de mauvaises idées pour la France et pour les hommes d’être sans étrangers ».

Le texte de ce livre fut écrit entre mars 2017 et mars 2018, il est suivi d’un épilogue rédigé entre décembre 2018 et mai 2021 où Marie Cosnay dresse le bilan de cette aventure humaine, énonce un verdict qui se doit d’être impartial : « Être, sur le terrain, critiques de nos pratiques. Hébergeant ainsi solidairement, sans l’aide de l’État, notre responsabilité, morale et politique, est grande ». Récit salutaire paru en 2022 dans la collection Majuscules des éditions L’ire des Marges.

https://www.liredesmarges.fr/

(Warren Bismuth)

mercredi 15 mai 2024

Jeton NEZIRAJ « Le projet Handke + Le retour de Karl May »

 


Par l’ironie, tout est permis. Et l’ironie, c’est l’une des armes favorites de Jeton Neziraj, un écrivain qui commence à être un habitué du blog. Auteur Kosovar de très grand talent, il joue avec les scènes, les situations, semble ne rien respecter, se foutre de tout, jusqu’à vous faire venir des sanglots par son émotivité. Dans ces deux pièces c’est la littérature qui est, non pas à l’honneur, mais bien la tête sur le billot, dans un jeu du chat et de la souris que l’auteur n’hésite à appeler « Thérapie théâtrale ».

« Le projet Handke » est un texte de 2022 qui pourrait bien faire date. Il extirpe des phrases, des pensées de Peter Handke, écrivain autrichien sulfureux, qui a entre autres nié en partie le génocide de Srebrenica en Bosnie-Herzégovine en 1995. Les phrases sont décortiquées et mises en lumière pour bien montrer la dangerosité d’un écrivain tel que Handke. « Handke a ouvertement soutenu Milošević, en niant et en posant des points d’interrogation sur ses crimes commis en Yougoslavie dans les années 90. Par ses livres et ses positions, il a falsifié et détourné les faits sur les guerres yougoslaves, il a incité et appuyé l’idéologie de la ‘terre brûlée’, tout comme il a tissé des éloges aux poètes et aux réalisateurs militants proserbes, convertis en ‘ingénieurs des projets de génocides’. Ses interventions politiques, qu’il préfère le plus souvent qualifier de ‘littérature’, empestent le fascisme. Lors des obsèques du criminel Milošević, Handke disait à la masse des gens assoiffés de sang : ‘je ne connais pas la vérité’ pour expliquer pourquoi il se trouvait ‘ici auprès de Milošević, auprès de la Serbie’ ».

Neziraj frappe, mais intelligemment, jamais gratuitement dans un document subversif à charge, à la fois caustique et jubilatoire. Il nous remémore le naufrage au sein de responsables du Prix Nobel de littérature du côté de Stockholm en 2018, un scandale sexuel retentissant, un prix reporté l’année suivante, 2019, pour élire… Peter Handke !

Neziraj reproduit un fragment du discours de Handke lors des obsèques de Milošević en 2006. La violence des paroles de Handke laisse coi. La réponse est tout aussi féroce et Neziraj, se cachant brillamment derrière l’illimité pouvoir de la littérature, fait subitement mourir Handke, fatigué de parler de lui. La dernière scène de ce texte offensif et poétique à la fois s’intitule « Fuck you », tout simplement.

La littérature est encore convoquée dans le second texte de 2020, « Le retour de Karl May », d’après le roman de l’auteur allemand Karl May « Au pays des Skipétars » daté de 1892 et empli de clichés racistes sur les peuples des Balkans. La pièce est sous-titrée « Drame divertissant pour le peuple allemand ». Pourtant elle est aussi un document à charge, sur l’ignorance d’une partie des européens concernant la situation politique dans les Balkans, aujourd’hui encore, européens reproduisant inconsciemment les thèses tordues de Karl May. Neziraj fait en outre référence dans ce texte aux (alors récents) faits divers impliquant des migrants en Allemagne, affaires dont les médias se sont faits les choux gras avant qu’une partie des accusés immigrés fût innocentée.

Neziraj explique à sa façon ce processus de bouc émissaire, de haine raciale, de préjugés, par un jeu de poupées gigognes, avec une pièce dans la pièce, où les acteurs improvisent et finissent par influencer le metteur en scène, avant le retour de… Peter Handke, lauréat 2019 du Prix Nobel de littérature, le jury usant de prétextes pour justifier l’attribution à Handke : « En remettant le prix à Handke, nous arguons que le devoir de la littérature n’est pas de confirmer et de reproduire ce que la société voit et croit comme moralement juste ». Et Neziraj de prouver le contraire…

Chez l’auteur, ce qui marque c’est la liberté de ton, son exubérance, ces scènes improbables avec ces mots torpilles qui servent à choquer, à éveiller, car son fond est audacieux et toujours pertinent. Ce petit bijou est sorti récemment aux éditions L’espace d’un Instant, dont c’est ici la huitième publication de l’auteur, c’est aussi la deuxième publication dans leur toute nouvelle collection Sens interdits qui démarre avec une forte odeur de gomme ! La traduction de l’Albanais est signée Sébastien Gricourt, la préface étant l’œuvre de Alida Bremer (traduction du croate par Nicolas Raljević).

https://parlatges.org/boutique/

(Warren Bismuth)

dimanche 12 mai 2024

Goran STEFANOVSKI « La chair sauvage »

 


La ville de Skopje, alors yougoslave, juste avant le déclenchement de la seconde guerre mondiale. La famille Andréévić, avec à sa tête le patriarche Dimitrija, 55 ans, invalide. Puis le fils aîné, Simon, serveur de métier et dépressif d’état. Andreja, autre fils, commis épicier. Et ce Stevo, encore un fils, chef de service dans une filiale allemande appartenant à un certain Herzog, père d’une jeune Sarah dont s’entiche bien vite Stevo, délaissant même sa fiancée. L’animation est à son comble ce jour dans la petite maison familiale, avec la préparation de la fête de la famille, à laquelle doivent assister de nombreux convives.

La filiale dans laquelle travaille Stevo n’est pas une entreprise très propre : elle trafique, fabrique des faux. Une grève se prépare. Stevo, prêt à tout pour être bien vu de sa hiérarchie, invite dans l’antre familial un allemand, Klaus, personnage mystérieux en visite protocolaire. Il n’est pas le bienvenu. C’est alors que Marija, la mère de famille, ressent sa « Chair sauvage », cette « croyance que lorsqu’on avale un poil, autour de la racine de ce poil il pousse une chair qui n’est pas humaine, et elle pousse tant qu’elle étouffe celui qui avait avalé le poil ». En outre, toute la famille semble étouffer de la simple présence de Klaus, de ce qu’il représente à ses yeux.

« La chair sauvage » est une pièce éminemment politique, sur les luttes sociales en plein triomphe du IIIe Reich, luttes sociales au sein même de la famille Andreević, qui personnalise le peuple yougoslave, tiraillé entre acquiescement et résistance au nazisme. Cette famille, surtout déchirée par le projet d’agrandissement de la filiale où travaille Stevo, un bâtiment qui jouxte la maison Andreević dont l’entreprise compte se rendre propriétaire pour le détruire et bâtir de nouvelles structures.

Stevo est celui qui dénonce l’archaïsme des membres de sa famille, « Tout ce que vous ignorez est maudit, étranger et ennemi. Cramponnez-vous à votre ceinture de caleçon, restez entre vous, tels que vous êtes ». Un combat sans merci s’instaure dans les murs de la maison, combat idéologique, d’intimidation. La famille éclate alors que la guerre devient inéluctable. Deux mondes s’affrontent de manière intime au sein d’une fratrie, avant que le mal ne se répande mondialement.

« Je ne fais qu’obéir aux ordres ».

« La chair sauvage » est une réflexion sur les anonymes à la veille d’un conflit majeur. Elle marque par ses dialogues intimistes, nous invitant ainsi à nous immiscer au cœur des scènes vécues par ses protagonistes. La forme est simple alors que le fond est politiquement bouillant. De plus les événements se déroulent dans un pays allié de l’U.R.S.S., elle-même déchirée entre hostilité au nazisme et pacte de non agression signé. C’est tout l’enjeu de cette courte pièce de 1979 aux forts accents russes dans sa dimension, sa tonalité comme dans son atmosphère.

Goran Stefanovski (1952-2018) était sujet macédonien né quelques années après la seconde guerre mondiale, auteur déjà présenté ici par sa pièce « Éloge du contraire » parue fin 2022 aux éditions L’espace d’un Instant. Dans « La chair sauvage » l’auteur dépeint une situation équivoque, celle qui consiste à choisir le moindre mal. Il rend le discours universel, intemporel, lui ouvre des horizons applicables encore de nos jours. « La chair sauvage » est de ces textes qui traversent le temps sans encombre, qui peut être resservi devant n’importe quel conflit d’envergure, comme modèle. Écrit en 1979, il vient d’être enfin édité par les toutes jeunes éditions Flora, grâce à cette belle traduction du macédonien signée Maria Béjanovska que je remercie ici au passage, et dont je vous livre l’adresse du blog :

https://mariabejanovska.wordpress.com/

 (Warren Bismuth)

mercredi 8 mai 2024

Emma DOUDE VAN TROOSTWIJK « Ceux qui appartiennent au jour »

 


Après une année d’absence, la narratrice vient rendre visite à sa famille néerlandaise installée en France. Une famille protestante pratiquante, très marquée par la foi et par ses racines, évoluant en partie en vase clos, comme dans un monde où le temps se serait arrêté, tout du moins aurait fortement ralenti.

Longs chapitres mais phrases et paragraphes brefs, aérés, souvent présentés sur une seule page comme peinte. Sorte de roman graphique sans image, sans vignette, il est celui du souvenir : des expressions néerlandaises toujours usitées dans la famille malgré l’émigration lointaine, comme un lien inextricable entre les différents membres. C’est aussi un roman de la vieillesse, avec ce grand-père frappé d’Alzheimer, ce père usé avant l’âge pour cause de surcharge mentale, proche du burn out. Et ce fils, le frère de la narratrice, à la veille de son ordination, comme pour parachever le destin héréditaire de cette famille entièrement dédiée à la religion. Ce frangin semble d’ailleurs déjà un expert en cérémonies funèbres.

Des scènes du quotidien, décrites avec lenteur et application, des expressions françaises avec leurs traductions en néerlandais ainsi que la version originale, les racines encore, fortes, solides. Ce titre mystérieux, « Ceux qui appartiennent au jour », pourrait se traduire par « Ils sont sur le fil ». En version originale : « Het zijn mensen van de dag ».

Bref roman très poétique, rythmé par le métronome de la pendule, celle des souvenirs du passé. Ces souvenirs, scrutés, dans une langue soyeuse, certains issus d’un hiver lointain où la famille se risquait au ski hors-piste, avec les conseils d’un père avisé et protecteur : « Quand la terre était glissante, il nous montrait la technique de la marche en canard. On écartait les pieds, les genoux flexibles, on priait pour ne pas tomber dans la gadoue. Sur le bord des chemins, il cueillait toutes les herbes comestibles pour nous faire goûter. C’est de la ciboulette, proef. Au bout de trop d’heures de marche, on apercevait le clocher du temple et le petit chemin descendant vers le Presbytère ».

Emma Doude van Troostwijk est une jeune autrice de 25 ans, encore un peu verte – la répétition de ce « Je » peut paraître pesante dans la lecture – possède cependant ce réel talent de s’attarder sur les détails, les natures mortes, les à-côté de la scène principale. Roman peut-être un brin trop autocentré (la maladie contagieuse de la littérature française contemporaine) mais recelant de vrais bons moments, enveloppés de pudeur et de délicatesse.

Un roman qui, heureusement, regarde aussi vers l’avenir : « Tu sais pourquoi les reptiles muent ? Il secoue la tête. Ils ont besoin de renouveler leur peau pour grandir. Tu vois, tu grandis. Et un jour, tu vas trouver ce qui fait sens pour toi et tu garderas ta peau, parce qu’elle sera toi. Tu auras décidé que cette enveloppe-là te va. Et ce sera beau, grand frère, tu verras ».

Premier roman prometteur paru en début d’année aux éditions de Minuit, il lance une carrière qui pourrait bien être longue. « Le français dit qu’un ange passe. Le néerlandais dit qu’un pasteur se promène. ‘Et gaat een dominee vorbij’ ».

http://www.leseditionsdeminuit.fr/

(Warren Bismuth)

vendredi 3 mai 2024

Jean MECKERT « La marche au canon »

 


Par cette chronique se clôt la saison 4 du challenge mensuel « Les classiques c’est fantastique » piloté par les deux blogs Au milieu des livres et Mes pages versicolores que je n’ai pas fini de remercier pour leur implication, leur passion, leur convivialité. « Indignez-vous » est le mot d’ordre du dernier thème. Après vous avoir présenté un récit de vie de Jim TULLY et un roman de B. TRAVEN, je ne pouvais pas passer outre la littérature révoltée française. Ce sera avec Jean MECKERT, et un court roman coup de poing, présenté ici aujourd’hui précisément car il aurait pu, il aurait dû devenir un classique de la littérature engagée pacifiste. Mais sa publication fut toujours refusée… Jusqu’à 10 ans après la mort de l’auteur. Cette présentation aussi pour lui donner une deuxième vie, tellement la première fut empêchée. C’est en quelque sorte un texte post-mortem.

À l’instar d’un Victor HUGO pour le XIXe, Jean MECKERT (1910-1995) a traversé une bonne partie du XXe siècle. Personnage singulier, anarchiste pacifiste écrivant sous divers pseudonymes, dont celui de Jean AMILA avec lequel il publiera une grosse vingtaine de romans à partir de 1950. Il est par ce pseudo en quelque sorte le pionnier d’un style qui a fait son chemin depuis : le roman noir social et politique français, que ne tarderont pas à démocratiser des auteurs comme Jean-Patrick MANCHETTE, Jean-Claude IZZO, Frédéric FAJARDIE ou, plus près de nous, Didier DAENINCKX ou Patrick PÉCHEROT. Mais lorsqu’il signe de son vrai nom, MECKERT, tout en gardant l’aspect social et politique, ne dirige pas son scénario vers une enquête policière. Il narre, il observe, il dénonce la société dans laquelle il vit. Il est d’ailleurs étrange de constater qu’il est plus célèbre par son pseudo que par son nom véritable.

« La marche au canon » est un petit roman original par son style littéraire : phrases courtes, percutantes, acérées. Mais aussi une intrigue resserrée, tendue, et surtout cet argot, ce parler populaire. On se croirait échoués dans un film dialogué par Michel AUDIARD ou Henri JEANSON, avec par exemple ce « Nous autres, le tout-venant du biceps » désignant les jeunes soldats peu costauds.

Augustin Marcadet, 34 ans, plutôt pacifiste, est enrôlée dans l’arme française dès le déclenchement de la deuxième guerre mondiale, comme son « géniteur » MECKERT le fut. « En route, petit soldat, pour la marche au canon ! ». L’auteur nous fait suivre les péripéties de son humble héros durant la « drôle de guerre » du côté de la frontière allemande, jusqu’à l’armistice de juin 1940. Les mouvements de troupes sont nombreux, à l’intérieur de trains à bestiaux, plus rarement sur des vélos. MECKERT décrit : les beuveries dans les villages étape, la violence des officiers, les discussions entre hommes (sur les femmes notamment, qu’ils respectent peu). Et ce « on », martelé sans cesse, comme pour nous l’imprégner dans le ciboulot, ce « on » qui représente ces losers, ces soldats perdus qui ne comprennent pas pourquoi ils sont là, qui ne forment qu’un, dans le désespoir comme dans les bringues à tout casser.

Marcadet a les pensées qui voyagent, du côté de Paris notamment, « sa » ville, où l’attendent sa femme et sa fille. Ce petit bout de confort, ce cocon qu’il lui tarde de réintégrer. Les souvenirs d’abord épars se précisent, deviennent palpables, Marcadet rêve, espère, alors que les bombes pleuvent non loin de lui.

« On votait pour la paix, on payait pour la guerre ». Comme MECKERT, Marcadet est pacifiste, mais il préfère le taire, les temps sont dangereux pour les ennemis de la guerre. Alors il observe, il cherche à se trouver une quelconque utilité. En vain. Sur leur chemin, les soldats en croisent d’autres, mutilés, la plupart victimes de mines. MECKERT semble écoeuré par ce spectacle, aussi il préfère conter l’arrière, ou plutôt les bas-côtés. Une seule fois il s’immisce au sein du combat. Pas longtemps, juste le temps de ressentir une certaine nausée.

En effet, MECKERT tient à montrer, en peu de mots, l’absurdité de la guerre, pas dans un exercice philosophique, mais dans un sens humain, humaniste même. Alors il se contente de suggérer le front, se focalisant sur les moments « civils » de cette guerre, lorsque les troufions, les sans-grade, se retrouvent pour échanger, jouer au cartes et picoler, le tout agrémenté de séquences impressionnistes.

Ils ont beau réfléchir, ces braves soldats, ils ne comprennent pas la guerre. « C’était triste comme une agonie ». Alors pour faire semblant, ça fanfaronne, ça se vante, ça invente. Puis notre narrateur réalise qu’il se rapproche de la frontière suisse. Et si la liberté était au bout ?

« La marche au canon » fut écrit pendant ou juste après la deuxième guerre mondiale. Le texte, brut puis retouché, fut refusé à deux reprises en 1946 puis 1955. C’est ainsi qu’il reste inédit jusqu’à sa publication en 2005, 10 ans après la mort de l’auteur. Préfacé par Stéfanie DELESTRÉ et Hervé DELOUCHE, il est de ces petits textes que l’on peut ressortir avec confiance. Simple d’approche mais engagé et sincère, il n’a pas besoin de plus de mots pour que le message pacifiste passe. Il aurait pu devenir un texte majeur que l’on se transmet de main en main, comme témoignage d’une période, d’un idéal. Il n’en fut rien, et c’est injuste. MECKERT a obtenu son heure de gloire avant de tomber en partie dans l’oubli, il est pourtant l’un de ces écrivains de conviction, prolifique et moderne, qui a imposé un mode d’écriture.

« Mon nom est vérité. Et je n’ai rien à me reprocher ! ».

 (Warren Bismuth)