C’est
parti pour la saison 5 (déjà ?) du challenge littéraire « Les
classiques c’est fantastique » toujours brillamment orchestré par les
blogs Au milieu des livres
et Mes pages versicolores.
Saison 2024-2025 donc, un thème par mois (sauf décembre qui sera celui du
repos, des retrouvailles, du coussin péteur sous le sapin, mais je m’égare). Un
premier sujet, prometteur et inspirant : « L’écrivain.e et la
nature ». Près d’un an plus tôt, j’avais acquis ce curieux petit mais
épais bouquin de Elisée Reclus « Histoire d’une montagne, histoire d’un
ruisseau », l’occasion était toute trouvée de le dépoussiérer.
La
figure de Elisée Reclus (1830-1905) est pour le moins tutélaire pour les
révolutionnaires français (mais pas que). Géographe anarchiste, végétarien,
féministe, il fut de tous les combats d’avant-garde au XIXe siècle. Membre de
la Commune de Paris (il est né et mort la même année que Louise Michel), il est
rapidement fait prisonnier et enfermé dans pas moins de 14 prisons avant de
connaître l’exil en Suisse où il va passer de nombreuses années. La vie de Reclus
est d’ailleurs faites d’exils, mais le sujet n’est pas là.
En
expert de la nature, Reclus a beaucoup écrit sur elle. Géographe de renom,
botaniste, c’est un spécialiste reconnu des sciences naturelles. Dans ce livre
(dans ces deux livres, devrais-je écrire), il nous entraîne au cœur de la
nature. Le XIXe siècle du naturalisme philosophique tourne surtout de nos jours
son regard du côté des Etats-Unis, avec des personnages tels que Henry David
Thoreau, Ralph Waldo Emerson ou John Muir, alors qu’il suffit de le laisser en
place dans la vieille France pour voir en Reclus un contemporain et non des
moindres de ces hommes illustres.
Reclus
est connu pour avoir été un grand voyageur. Il a parcouru de nombreux pays,
plusieurs continents, et surtout il en a exploré la nature, la flore, la faune.
Dans « Histoire d’une montagne » de 1880, il nous livre à la fois un
guide montagnard, une étude érudite et une bonne tranche de poésie. Ce livre
que Kenneth White décrivait comme « Un monde à part » est d’une
grande originalité pour son époque et entre directement dans le vif du sujet
dès la première phrase : « J’étais
triste, abattu, las de la vie. La destinée avait été dure pour moi, elle
m’avait enlevé des êtres qui m’étaient chers, ruiné mes projets, mis à néant
mes espérances. Des hommes que j’appelais mes amis s’étaient retournés contre
moi en me voyant assailli par le malheur ; l’humanité toute entière, avec
ses intérêts en lutte et ses passions déchaînées, m’avait paru hideuse. Je
voulais à tout prix m’échapper, soit pour mourir, soit pour retrouver, dans la
solitude, ma force et le calme de mon esprit ».
Libéré,
respirant l’air pur, Reclus expertise. En grand marcheur, il se déplace au gré
de ses envies sur les monts escarpés. Il en découvre de très nombreux qu’ici il
décrit avec une immense méticulosité en vingt-deux tableaux poétiques sur la
magnificence de la nature. Certains d’entre eux, surtout les premiers,
s’avèrent particulièrement techniques et peuvent rebuter bien vite le lectorat
novice. Mais une fois bien calé dans le récit, le voyage vaut le coup, même si
bien sûr il faut remettre les propos dans leur contexte, celui d’un XIXe siècle
bien moins avancé en science que ne l’est le monde contemporain.
Nous
tenons là un bréviaire de premier ordre sur le minéral, le végétal, l’animal,
les roches montagneuses et comment fonctionne une montagne. Celle-ci bouge, se
régénère, évolue sans cesse, vit et meurt. « Ces masses énormes, monts empilés sur des monts, ont passé comme des
nuages que le vent balaye du ciel ; les assises de trois, quatre ou cinq
kilomètres d’épaisseur, que la coupe géologique des roches nous révèle avoir
existé jadis, ont disparu pour entrer dans le circuit d’une création nouvelle ».
Reclus se plaît à nous conter ses études sur le terrain, en passionné. Dans
cette première partie, l’humain est quasi absent, même si Reclus s’applique à
remémorer une quelconque tragédie passée causée par une nature toujours en
mouvement. Adeptes de minéralogie, ce bouquin est pour vous ! Très érudit
sur le sujet, Reclus donne des précisions tant et plus. Il se projette également,
devient parfois visionnaire, et parfois à contresens de ce que le monde sera par
la suite (je pense à son laïus sur les loups notamment).
Reclus
invite la mythologie pour mieux nous faire rêver au sein du paysage, de ces
grands espaces qu’il nous décrit, cette mythologie qui fait alors entièrement
partie de la poésie. Il en profite pour nous parler du monde, mais celui
d’avant, d’il y a bien longtemps, monde qu’il s’imagine, car « Malheureusement l’histoire, qui n’était pas
encore née, n’a pu nous raconter tous ces va-et-vient des peuples »,
il entend par là les peuples végétaux.
L’homme
ne s’invite en ces pages qu’au 2/3 du volume environ. Sur les humains, Reclus
retient surtout que la montagne est la base des migrations humaines. Il montre
d’ailleurs certains vestiges des activités de l’Homme montagnard.
Dans
« Histoire d’un ruisseau » (1869) écrit plus de dix ans avant
« Histoire d’une montagne », Reclus utilise déjà les mêmes
ingrédients, à quelques exceptions près. Texte peut-être moins poétique, en
fait plus contemplatif mais avec moins de recherche stylistique. Comme son nom
l’indique, « Histoire d’un ruisseau » nous conte la vie liquide, de
l’eau dans sa globalité. Reclus ne laisse rien au hasard, il dissèque le sujet
avec volubilité : torrents, grottes, fontaines, cascades, inondations,
bains, irrigations, fleuves, et j’en passe.
Le
désert et son manque d’eau, les autochtones qui en comprennent mieux que nous
sa rareté et sa préciosité. À l’inverse, d’après une scène qu’il a
personnellement vécue, il décrit les dégâts provoqués par une inondation et un
éboulement (qu’il appelle « avalanches
d’eau »). Puis il s’étend sur une Histoire humaine teintée de
darwinisme.
« Quand on aime le ruisseau, on ne se contente
pas de le regarder, de l’étudier, de cheminer sur les bords, on fait aussi
connaissance plus intime avec lui en plongeant dans son eau. On redevient
triton comme l’étaient nos ancêtres ». C’est cette connaissance que
Reclus nous fait partager, dans un texte influencé par les valeurs anarchistes
naturalistes d’alors : contemplation, naturisme, respect absolu du monde
naturel, observation et liberté partagée, volonté de ne pas gâcher les matières
premières. C’est particulièrement vrai dans le chapitre intitulé
« L’irrigation » où Reclus met en garde contre le gâchis, le
gaspillage.
Sérieux
et studieux, Reclus se laisse pourtant aller à évoquer le rapport de l’eau, du
ruisseau, avec la navigation, le loisir, même si les activités professionnelles
ne sont pas en reste : moulins, industrialisation. « Histoire d’un
ruisseau » est un texte où l’écrivain se fait plaisir, il peut laisser une
partie de son lectorat dans les champs, un peu loin du ruisseau par ces longues
descriptions parfois un peu abstraites si l’on n’est pas sur place. Les
sensations, les émotions sont également toutes personnelles, intimistes, mais
presque comme jalousement perceptibles uniquement par l’auteur.
L’un
des plus beaux moments de cette seconde partie est peut-être celui où Reclus
compare les ruisseaux aux fleuves : « La masse entière du fleuve n’est autre chose que l’ensemble de tous les
ruisseaux, visibles ou invisibles, successivement engloutis : c’est un
ruisseau agrandi des dizaines, des centaines ou des milliers de fois, et
pourtant il diffère singulièrement par son aspect du petit cours d’eau qui
serpente dans les vallées latérales ».
Ce
livre de plus de 420 pages ravira les spécialistes, intéressera les moins
aguerris, mais il faudra une bonne boussole pour ne pas se perdre en ces pages.
Paru en 2023 chez Libertalia, il est de ces textes historiques qui sont
parfaits pour réaliser la vision du monde de la nature par les yeux d’un
écrivain du XIXe siècle.
https://www.editionslibertalia.com/
(Warren
Bismuth)