Recherche

Affichage des articles dont le libellé est Ecologie. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Ecologie. Afficher tous les articles

mercredi 9 juillet 2025

Ron RASH « Un silence brutal »

 


Les, shérif d’un comté des Appalaches en Caroline du Nord, s’apprête à prendre sa retraite. Sa fin de carrière pourrait n’être cependant pas un fleuve tranquille. Gerald, vieil homme de 76 ans, veuf indépendant qui a aussi perdu un enfant à la guerre, a décidé d’aller se balader quand il en a envie dans un relais de pêche privé détenu par un certain Turner. Becky, une de ses amies garde forestière, a été traumatisée dans sa jeunesse par une fusillade survenue dans une école. C’est elle aussi qui défend Gerald lorsqu’il est soupçonné d’avoir empoisonné la rivière où de très nombreuses truites flottent le ventre en l’air. « Je grimpe le long de la rivière et le vomi me brûle la gorge comme de la soude. Des truites jonchent les bancs de sable et les berges. Quelques ouïes palpitent faiblement, mais la plupart des poissons sont mort-blanchis, brunes et arc-en-ciel ne le sont désormais plus que de nom ».

Quant au neveu de Gerald, Darby, il s’est lancé dans la fabrication de methamphétamine, la meth. Et son oncle est d’autant facilement soupçonné d’être le pollueur de la rivière qu’il a jadis brûlé la propre maison de son fils. Quand des blessures de jeunesse remontent à la surface (si j’ose dire) de partout et collent aux semelles…

« Un silence brutal », impressionnant de maîtrise narrative, est un grand roman noir dont l’action évolue lentement au milieu de grandes étendues d’eau, Ron Rash étant en quelque sorte l’écrivain des rivières et des cours d’eau. Il dépeint des personnages à visage humain, touchants, pondérés et agréables (y évoluent tout de même de parfaits salauds cupides, on est dans la montagne isolée étasunienne, ne l’oublions pas), même si Becky « perce l’écran » par ses convictions, son énergie, son charisme et sa seule présence. Elle s’empare d’ailleurs régulièrement du fil de la narration pour raconter son traumatisme de jeunesse dans une langue poétique très souple. C’est elle qui est à la manœuvre pour faire de ce récit une pure petite merveille.

Et c’est là tout le talent de Ron Rash : parvenir à la fois à faire cohabiter des dialogues de personnages bourrus dans une langue parfois populaire, y insérer cette Becky flamboyante et poétesse (ces poèmes naturalistes sont peuplés d’une faune sublime), tout en jouant sur la corde raide avec des descriptions de paysages à couper le souffle. Car Ron Rash aime et défend la nature, il livre ainsi un texte écologique tout en finesse (sans par exemple les grosses actions de force décrites rudement par un Edward Abbey), il déplie lentement son intrigue tout en noirceur et vise juste. Car « Un silence brutal » se lit calmement jusqu’à la dernière ligne. Quant à Les, il a un je ne sais quoi qui le rapproche du shérif Longmire de Craig Johnson, ce qui est plutôt gage de très grande qualité.

Le tour de force consiste, outre à faire parler plusieurs personnages dans des styles différents voire opposés, à croiser deux affaires qui n’ont apparemment aucun point commun (la suite nous prouvera le contraire), l’une concernant des dealers de meth bas et avaricieux, de l’autre une pollution de rivière pour laquelle Gerald semble le coupable trop bien trouvé.

La collection Noire peut être vue comme une sous collection de la fameuse Série Noire de Gallimard, en moins polar, plus axée sur l’ambiance du roman noir. Elle fut créée en 1992 (premier auteur proposé : James Crumley) et perdura jusqu’en 2005. C’est ce roman de Ron Rash qui la relance en 2019 et, depuis, elle semble bien se porter (à noter les beaux visuels très reconnaissables). Quant à son aînée, la Série Noire, elle fêtera dignement ses 80 ans à la rentrée, ce titre de Ron Rash est donc une petite mise en bouche avant quelques présentations cet automne de titres véritablement issus de la Série Noire, l’inévitable collection polar de Gallimard, une vraie institution (plus de 3000 titres à son actif depuis 1945, mais je vous en reparlerai).

« Un silence brutal » est un petit joyau de 2015 traduit en 2019 par Isabelle Reinharez dans lequel est insufflée toute la diversité de l’écriture de Ron Rash, un auteur que l’on pourrait rapprocher de Rick Bass, quoique plus sombre et plus « polar ». En tout cas ces deux-là n’ont rien à s’envier tant leur style, original, détonne de la plupart de la littérature étasunienne contemporaine, mais aussi pour Rash dont le style littéraire se démarque de la littérature habituelle du roman noir. Et ils se ressemblent aussi pour les rôles qu’ils donnent aux femmes, jamais mièvres, jamais distribués sous forme de seconds couteaux, mais toujours aux premiers postes, et formidables de détermination. Mieux : il y a indéniablement une sensibilité toute féminine dans leur écriture, est-ce pour cela qu’ils sont souvent traduits par des femmes ? Deux immenses auteurs à ne pas louper. Je reviendrai bien évidement sur l’un et l’autre très prochainement, patience…

 (Warren Bismuth)

dimanche 29 juin 2025

François SARANO « Le retour de Moby Dick »

 


Les cachalots sont des mammifères encore méconnus chez nous, humains, mais François Sarano tient à combler cette lacune avec ce vaste tour d’horizon de ce cétacé dans un livre passionnant autant qu’accessible.

François Sarano est un océanographe qui se penche depuis des décennies sur les cachalots, en particulier ceux de l’île Maurice dont il va ici nous percer certains secrets, allant bien plus profondément (en apnée) que la révélation de l’existence de poumons et donc d’immersion pour respirer au-dessus de l’eau. Le scientifique étudie entre autres ce jeune Eliot, un jeune de… huit tonnes ! Car chez le cachalot, on ne compte plus en kilogrammes mais bien en tonnes, le poids des mâles adultes pouvant en atteindre jusqu’à vingt, en complément d’autres exploits : « Lui, le mammifère, peut rester une heure et demie sans respirer pour chasser le calmar à plus de 2 kilomètres de profondeur. Là, au cœur de l’abîme, il résiste à une pression deux cents fois supérieure à la pression atmosphérique. Nous, les humains, n’avons que six sous-marins d’exploration capables de résister à une telle pression » (le livre fut écrit en 2017).

Patiemment, François Sarano trace les origines et l’évolution du cétacé à l’ouïe fort développée et à l’immense territoire de chasse. Animal sacré jusqu’au XVIIIe siècle (de nombreuses légendes lui sont consacré), il fut ensuite abondamment chassé, notamment pour son huile et son ambre gris (servant de fixateur de parfum). Cette énorme bête peut vivre jusqu’à 100 ans et fut longtemps réduite au roman de Herman Melville « Moby Dick » de 1851. Le cachalot fut décimé au XIXe siècle, puis au XXe en temps de guerres pour fournir l’huile et la cire servant à fabriquer la nitroglycérine. Il est quasi éteint dans les années 1980.

Ce géant des mers a toujours fasciné et, aujourd’hui encore, dans ce documentaire profond, des spécialistes s’y intéressant de très près livrent des témoignages capitaux et uniques sur son mode de vie, son comportement, ses émotions, sa sensibilité, son psychisme, etc. En outre, il dort en bande… et à la verticale ! Ce prodigieux animal très sociable vit de très nombreuses interactions de groupes, que Sarano analyse afin de nous les décrypter. Et c’est d’un intérêt réel ! Mais le cachalot n’est pas le roi de la mer, son ennemi juré s’appelle Orque !

Sarano livre un aspect philosophique tout animal qui donne à réfléchir : « Parce qu’ils n’accumulent pas de biens, les animaux ont beaucoup de temps libre. Et ils ne font rien. Les animaux n’ont pas besoin d’occuper leur temps, de justifier, d’analyser, de qualifier le temps qui passe : il sont et cela leur suffit. Il faut garder à l’esprit que, contrairement à nous les humains, et bien qu’ils aient une mémoire, les animaux s’inscrivent dans le présent. Ils n’ont pas besoin d’occuper leur temps, ils n’ont pas à le rentabiliser, ils ne le perdent pas, ils n’ont pas de temps à tuer. En conséquence, il ne faut pas essayer de juger leur comportement en fonction de nos exigences et de notre perception du temps qui passe ».

Le cachalot détient le plus gros cerveau du règne animal, soit 8 kg, ce qui n’est pas rien. Dans ce formidable documentaire, à la fois scientifique et technique mais accessible (j’insiste sur ce dernier terme), le lectorat se sent aimanté au sujet, vaste et fort bien amené. Palpitant sur les moyens de communication entre individus, ces codas (ou creaks) faites de clics divers en nombre et en intensité. Jusqu’à cette découverte : comme les humains, les cachalots possèdent plusieurs langues, plusieurs dialectes, selon les régions géographiques, mais aussi selon les clans, même si de nos jours leur manière de communiquer nous est encore en grande partie inconnue.

D’ailleurs, beaucoup de la vie même du cachalot reste à découvrir, car : « l’essentiel de la vie des cachalots, qui se déroule dans les profondeurs, nous reste caché ». Les scientifiques découvrent peu à peu non seulement la sociabilité du mammifère mais aussi le choix qu’il opère pour « apprivoiser » l’autre, incluant l’humain. Ce dernier n’a aucune influence sur le cachalot qui, seul, décide de celui avec lequel il souhaitera « communiquer ». C’est l’un des points admirables de ce livre foisonnant en découvertes.

Et ici, les témoignages deviennent conte de fées : des femmes et hommes (scientifiques, ne l’oublions pas !), qui évoluent au cœur d’un clan de cachalots, racontant non pas seulement ce qu’ils voient mais ce qu’ils ressentent, déduisent. Extraordinaire.

Mais bientôt il nous faut déchanter. Le cachalot, comme de très nombreuses espèces sur terre et sur mer, est à nouveau menacé. La raison ? L’humain bien sûr, l’activité humaine, de plus en plus délirante, entraînant pollutions des terres, des airs et bien sûr des mers, d’où viennent les cétacés. Un exemple : le Dauphin du Yang-tseu fut la première espèce mammifère à disparaître complètement au XXIe siècle, c’était en 2007, c’est-à-dire hier matin (l’alerte sur le danger de leur extinction avait pourtant été lancée dès 1979). D’autres suivront à plus ou moins long terme, mais surtout avec abondance si nous ne faisons rien. Car l’humain possède cette capacité de pouvoir détruire tout très rapidement, mais aussi de réparer, même si là il lui faut beaucoup plus de temps (et d’argent bien entendu). Son expansion est devenue rédhibitoire pour la santé de la planète et de ceux qui la peuplent. Pour rappel, les cachalots ne font que peu d’enfants dans une vie, d’où une difficulté à se repeupler.

François Sarano plaide pour un contrat « Coloca-Terre sauvages » basé sur le respect, le partage du globe en bonne intelligence. Il termine son documentaire par un pamphlet contre la passivité, la cupidité humaine. L’auteur est le co-créateur de Longitude 181, une association militante pour la préservation de l’océan. Leur admirable travail est consultable sur le net.

Un petit tour du côté de l’objet lui-même : outre une remarquable préface de Jacques Perrin, il contient des photos et des illustrations en noir et blanc (signées de la main de Marion Sarano), mais aussi des QR-codes qui renvoient à des vidéos sur Internet, celles de l’exploration des cachalots par l’équipe de Sarano, c’est-à-dire les images filmées de ce que l’auteur décrit dans ses lignes, pour des moments de pure magie ! « Le retour de Moby Dick », sous-titré « ou ce que les cachalots nous enseignent sur les océans et les hommes », fut aussi la première réalisation, en 2017, de la somptueuse collection Mondes Sauvages de chez Actes sud, en collaboration avec l’A.S.P.A.S. (Association pour la Protection des Animaux Sauvages) qui semble hélas s’être retirée récemment du projet (à suivre toutefois). Découvrez cette collection indispensable, suivez cette association tout aussi indispensable. Pour la planète et pour son respect.

« Imaginez un léopard, un ours, un éléphant s’approcher pour faire une offrande à un humain. C’est inconcevable aujourd’hui, parce que l’agression permanente que les humains exercent sur tous les milieux terrestres a totalement perverti la relation homme-vie sauvage. Pourtant, dans  certains territoires du bout du monde, comme les îles subsantarctiques, on peut encore approcher des animaux sauvages sans qu’ils fuient ». Ceci devrait nous faire réfléchir, puis agir…

https://www.actes-sud.fr/recherche/catalogue/collection/1899?keys=

 (Warren Bismuth)

dimanche 15 juin 2025

Anna MILANI « Cantique du lac »

 


Ce cantique est une célébration non religieuse, celle d’un lac au pied de montagnes du nord de l’Italie. Et une célébration de souvenirs de jeunesse. Près de ce lac justement, avec la chambre de la narratrice encore enfant qui donne directement sur l’étendue majestueuse, témoin de tant d’événements où « La nuit se peuplait de dictatures ».

 

Ce lac, c’est l’élément essentiel et apaisant, le chasseur de stress comme l’ange gardien. Les jeunes d’alors n’ont pas le même contact avec lui que leurs aïeuls qui, eux ne savaient pas nager et ne pouvaient donc pénétrer ses entrailles. La narratrice se souvient : les journées de pêche avec son père sur une barque, ce lac brumeux une bonne partie de l’année, et puis son existence même, sa forme de femme allongée, ses légendes transmises, tout ce qui peut attiser l’imagination d’une jeunesse en quête d’histoires neuves ou recyclées. « Cantique du lac » est un récit d’initiation devant la beauté de la nature éternelle.

 

L’incommensurable est là, scintillant et toujours en mouvement, entouré de grottes calcaires qui laissent elles aussi planer bien des légendes. Et il ne faut pas minimiser la vie sous l’eau, tout comme il ne faut pas sous-estimer la puissance, la force et les colères du lac. En effet, il a déjà débordé, les habitants s’en souviennent encore, il s’est fâché. Alors forcément il est respecté.

 

Il est enfin un carrefour, celui des cours d’eau se rassemblant en lui. Anna Milani déploie un grand talent pour nous guider en un bref récit lumineux vers ce lac et ne jamais nous en éloigner des rives. Poésie olfactive, émotionnelle, quasi onirique, elle a pourtant les deux pieds bien arrimés sur terre. Son lac est un peu son Dieu païen, d’où ce cantique. Elle le voit comme un retour de nostalgie mais aussi un lieu de retrouvailles ressuscitant le passé, il est un peu le phare de cette région italienne.

 

J’ai eu la chance de rencontrer l’autrice résidant en France depuis de nombreuses années et de partager un dîner avec elle dans le cadre de la Semaine de la Poésie 2025. Elle m’a fait grande impression par sa modestie, son calme, son altruisme et sa bienveillance, qui se ressentent dans sa poésie en prose subtile et délicate. « Cantique du lac », paru chez Cheyne en cette année 2025 est son troisième ouvrage après « Incantations pour nous toutes » (Isabelle Sauvage 2021) et « Géographies de steppes et de lisières » (Cheyne 2022). Il est paru dans la prestigieuse collection Grands Fonds de Cheyne en 2025, il est à lire sous le soleil avec une boisson froide à portée de main. Quant au lac évoqué, munissez-vous d’une carte et vous aurez peut-être la chance de découvrir son nom et son emplacement exact. Un indice : il est niché quelques part dans une vallée du Piémont.

 

« On fabriquait des radeaux pour porter notre lot de naufrages à son terme. Le courant nous amenait sur des rives impraticables, où le héron cendré faisait son nid. On sombrait dans la substance du rêve. / Le matin, dans la brume, des figures effilochées sortaient du lac, elles marchaient jusqu’à nos lèvres, elles empruntaient nos voix rocailleuses pour nous rappeler de naître ».

https://www.cheyne-editeur.com/

(Warren Bismuth)

mercredi 28 mai 2025

Irène GAYRAUD « Passer l’été »

 


Ce n’est que le début le début de l’été, l’un de ces étés du XXIe siècle, et déjà le ciel est scruté car la sécheresse a débuté. Le soleil tape fort, sans rémission, alors que les incendies sévissent au loin. Pas si loin en fait. De plus en plus de feux et de moins en moins d’eau pour les éteindre. Monde fou et paradoxal, d’autant que l’eau, aussi gratuite que l’air, se négocie désormais, s’achète et se vend, mieux : se vole. Car précieuse.

Devant l’incendie, les oiseaux sont paniqués, en perte de repères, les végétaux en manque d’eau, sa rareté semble faire s’éloigner la vie, à pas de plus en plus rapides, mais « d’ici un an ou deux on aura l’habitude ». Et c’est bien tout le nœud du problème. On n’a plus le choix que celui de prendre l’habitude puisque le réchauffement climatique est en marche et qu’il ne pourra reculer. L’image médiatique ou celle d’Epinal de la chaleur et du temps ensoleillé a changé : « Ça y est enfin / cette année les journaux / ont cessé d’illustrer leurs reportages / avec des vidéos d’enfants à demi nus / qui jouent / qui rient / sous les jets d’eau des fontaines. // Maintenant on voit les images / de terres craquelées / de terres calcinées / de sources à sec / de maraîchers en pleurs / parmi leurs plants avortés / de vieillards suffocants dans leur fauteuil / de bébés qu’on endort avec des blocs de glace ».

Alors à quoi bon ? À quoi bon transmettre la richesse de cette nature, le respect qu’il nous faut lui apporter ? À moins que… Malgré les images d’une catastrophe annoncée, malgré la déforestation, les ruisseaux asséchés, le manque d’eau. Irène Gayraud amorce un débat sur les restrictions d’eau, avec quelques privilèges de distribution, à peine voilés, et tandis que dans ce monde désorienté on replante des arbres là où on les avait jadis coupés. Et la nature qui prévient tant et plus, réapparition des pierres de la faim, un signe effrayant. L’eau toujours. Et quand elle arrive enfin, c’est par trombes, trop de pluie d’un coup pour être absorbée par les terres, dans un sinistre ballet de dérèglement climatique.

« Passer l’été » est un poème écologique en vers libres en forme d’alerte sur la catastrophe écologique planétaire en cours. Quand la nature ne parvient plus à se reconstituer, quand elle semble avoir perdu la mesure, il est temps non seulement de constater, mais de dénoncer et de proposer. C’est ce cri de l’énergie du désespoir que pousse la poétesse Irène Gayraud dans un texte resserré, adroitement construit, « emboîté », montrant l’absurdité dans laquelle nous sommes parvenus, dans un monde qui court à sa perte presque « naturellement » tant tout a été fait pour ne pas qu’il survive. Très beau poème paru en 2024 dans la belle collection La sentinelle des éditions La Contre Allée, il représente cette urgence climatique en cours pour que ne se produise pas l’irréparable, même s’il est déjà en cours.

http://www.lacontreallee.com/

(Warren Bismuth)

dimanche 11 mai 2025

Scott WEIDENSAUL « Le monde à tire d’aile »

 


Embarquons maintenant pour un voyage fascinant : celui du monde des oiseaux migrateurs, dans cet épais volume accessible mais pouvant se faire ardu dans quelques chapitres. Depuis tout petit, l’étasunien Scott Weidensaul est passionné par les oiseaux. D’un hobby il en a fait un métier, et il arpente les terres du bout du monde afin de rendre compte de l’état de santé des espèces.

La science ayant développé de nouvelles technologies pour l’analyse des données statistiques sur la faune, les ornithologues s’en emparent. Ainsi, ils capturent de tout petits oiseaux migrateurs pour leur arrimer un minuscule géolocalisateur. Pour la première fois de l’Histoire, certains passereaux migrateurs vont enfin révéler leur secret sur leur(s) parcours de migration.

Au fil des continents traversés, Scott Weidensaul nous fait part de ses données, de ses réactions, avec dans la plume ce fin équilibre entre réalité de la destruction immense en cours pour la biodiversité, destruction dont font les frais les oiseaux migrateurs. Mais aussi cette pincée d’espoir, car ce dernier est nécessaire pour ne pas s’écrouler en pleurs devant certaines statistiques.

L’auteur revient avec méticulosité sur l’activité humaine, principale responsable du désastre, prend des exemples précis et parlants, notamment ce qui se passe du côté de la mer Jaune en Chine. Il développe certaines des conséquences, notamment ces espèces menacées ou en voie d’extinction. Et certaines causes modernes et récentes, parmi elles, le réchauffement climatique.

« Le monde à tire d’aile » est aussi le livre des exploits, les chiffres sont éloquents et laissent rêveur : certains oiseaux de quelques dizaines de grammes vont engloutir des dizaines de milliers de kilomètres, avec parfois cet ahurissant voyage de plus de 5000 (!!!) kilomètres sans escale, des chiffres que l’on a peine à interpréter. « L’automne précédent, certains de ces oiseaux de la taille d’une colombe avaient effectué le plus long vol sans escale de tous les oiseaux terrestres que nous connaissons, soit 11600 kilomètres à travers la partie la plus large de l’océan Pacifique, depuis leurs aires de nidification dans l’Ouest de l’Alaska, jusqu’en Nouvelle-Zélande – un vol ininterrompu de sept à neuf jours ».

Paradoxalement, alors que l’activité humaine est en passe de détruire bien des espèces et d’espaces vitaux à leur reproduction et à leur vie même, ce sont aussi les activités humaines d’une poignée (mais de plus en plus nombreux) d’acharnés et de passionnés qui améliorent leurs conditions de vie avec un travail de fourmi. Pour se faire, il faut des chiffres, et les nouvelles technologies peuvent en fournir, aussi précis que précieux. Comment par exemple remédier à un problème d’envergure lorsque l’industrie a mangé les bords de mer indispensables à plusieurs espèces limicoles.

Mais il y a aussi ces moments de grâce, inexplicables, inexpliqués : des espèces changent radicalement de morphologie juste avant de migrer. Aujourd’hui nous pouvons répondre à de plus en plus de questions grâce à des études scientifiques poussées (encore faut-il qu’elles soient financées), chaque millimètre d’espace analysé, chaque millimètre de l’anatomie d’un oiseau. Ainsi on sait désormais que certains migrateurs possèdent deux hémisphères dans le cerveau, ce qui leur permet de rester éveillés lors d’une migration, les hémisphères se relayant. Mais ceci n’est qu’un infime exemple au sein d’un livre particulièrement copieux. Et passionnant.

On recense aujourd’hui 10300 espèces d’oiseaux dans le monde. Si d’aucunes se portent (très) bien, d’autres sont menacées, une poignée a même déjà disparu de la surface de la terre. Les causes sont diverses, et là encore ce livre les analyse. Car il s’agit aussi d’un ouvrage militant. Prenons les lumières urbaines nocturnes. Elles désorientent les oiseaux, les privent de repères indispensables, beaucoup en meurent. « Une étude radar menée par Jeff Buler a révélé que la densité des oiseaux migrateurs en automne augmentait avec la proximité des sources de lumière urbaines, même si les meilleurs habitats se trouvaient plus loin, dans les régions plus sombres. Les oiseaux sont attirés vers les villes comme des papillons de nuit vers une flamme, vers des zones où il y a moins d’habitats de qualité à utiliser, où le danger de collision avec des bâtiments, des tours de communication et d’autres obstacles est beaucoup plus grand ».

Et ces images, incroyables : « Ici autour de vous, vous avez probablement 50 % de la population mondiale de paruline de Kirtland dans un rayon de 15 kilomètres ». D’autres nœuds stratégiques sont dévoilés, des espaces où la majorité mondiale d’une espèce vient s’agglutiner sur une terre minuscule. Une terre qui d’ailleurs se réduit comme peau de chagrin. En cause, encore et toujours le réchauffement climatique : « En une seule journée, le 1er août 2019, au milieu d’une vague de chaleur record, la calotte glaciaire du Groenland a perdu 12,5 milliards de tonnes de glace, soit suffisamment d’eau pour recouvrir la Floride d’une couche d’une douzaine de centimètres ». Les chiffres donnent la nausée, d’autant qu’ils sont relevés un peu partout sur la planète.

La main humaine, encore. Ces braconnages intensifs sur l’île de Chypre par exemple, très bien expliqués par l’auteur, ou bien cette chasse à la glu, barbare. Mais ce retour en grâce par des séquences légendaires, comme ce site en Inde, supposé être le plus grand rassemblement mondial de rapaces, les faucons de l’amour effectuant la plus longue migration de tous les rapaces en distance, jusqu’à 13000 kilomètres.

Je pourrais donner des tas d’exemples contenus dans ce passionnant ouvrage, je pourrais aussi multiplier côté pile ceux concernant l’impact catastrophique de l’activité humaine sur les oiseaux migrateurs. Côté face je pourrais m’éterniser sur ces images d’une force inouïe, pures pages de nature writing, où des nuages d’oiseaux se rassemblent sur d’infimes espaces côtiers par exemple. Mais je vous laisse découvrir ce monde féerique. Ce bouquin est une mine d’informations sur les oiseaux, mais pas seulement.

Le livre, sous-titré « L’odyssée mondiale des oiseaux migrateurs », est accompagné de photos et illustrations sous forme de cartes retraçant les itinéraires de migrations, c’est aussi un sacré pavé de près de 500 pages. Il est sorti fin 2024 dans la déjà prestigieuse collection Mondes Sauvages de chez Actes sud. Attardez-vous sur cette collection, elle en vaut le détour. Quant à la science sur les oiseaux, si elle a fait un prodigieux bond en avant ces dernières années, il ne faut pourtant pas oublier que « il nous reste beaucoup à apprendre ». De quoi faire germer de nouveaux titres à ce Mondes Sauvages, ce monde sans frontières ni barrières.

https://www.actes-sud.fr/recherche/catalogue/collection/1899?keys=

 (Warren Bismuth)

dimanche 9 mars 2025

Simonetta GREGGIO « L’ourse qui danse »

Le narrateur, Inuit, a grandi auprès des siens dans le Grand Nord, de manière traditionaliste dans des igloos. Devenu adulte, il est parti à la ville pour enseigner, mais éprouve le besoin de rejoindre ses soeurs (ses parents sont morts) de temps à autre pour revivre, ne serait-ce que quelques jours, cette vie qu’il affectionne. « Auja et Anana, n’étaient pas « intégrées ». Elles n’avaient pas fréquenté l’université. Elles avaient rejeté très tôt la vie des villes, et vivaient ensemble dans un village proche de celui de notre enfance. Peu à peu, nous avons reconstruit un semblant de famille. Nous, les trois survivants, avons recommencé à vivre ensemble. Par intermittence, en ce qui me concernait, car je passais quelques mois par an à enseigner ».

Dans cette partie isolée du monde, tout n’est pas si rose. Exemple : les enfants sont contaminés par les cartouches de plombs que les Inuits ont achetées aux Kabloonaks (les Blancs). Les maladies sont nombreuses et les morts fréquentes. Le narrateur de l’histoire se plaît à aller se promener dans les grands espaces blancs lorsqu’il est de retour parmi les siens. Or il finit un jour par se perdre. « Vous passez en une fraction de seconde de prédateur à proie » car la nature est hostile, les animaux souvent affamés, et il va lui falloir lutter pour conserver la vie.

Les moments forts de l’apaisement du narrateur sont faits de rêves, rappelant les croyances amérindiennes. Il vagabonde dans l’immensité blanche jusqu’à sa rencontre avec Taark. S’ensuit celle, particulièrement épique, avec une ourse dont il tue le petit sur le dos de sa mère. Il ne le sait pas encore mais se vie vient de basculer à tout jamais, pour le meilleur et pour le pire…

En quelques dizaines de pages, ce conte écologique et naturaliste transporte son lectorat dans un monde inconnu, cruel autant que tendre. Tout en évoquant le mode de vie traditionnel des Inuits, il pointe du doigt le réchauffement climatique dont ces peuples sont les premières victimes puisque la neige ne cesse de fondre, la banquise est moins stable, l’espace vitale s’amenuise, les animaux périssent. Fable désenchantée autant que combative, elle est mélancolique, dramatique, particulièrement lacrymale et s’apparente de très près à une dystopie écologique, où un peuple en adéquation avec ses principes de vie respectant la nature voit peu à peu son avenir disparaître au profit d’une poignée de Blancs imprégnés de cupidité.

Simonetta Greggio frappe là où ça fait mal. Si elle emploie l’allégorie, elle sait aussi gifler en pleine face, alarmant tant et plus sur la catastrophe naturelle en cours. Sa poésie envoûte autant qu’elle frappe frontalement. Entre roman bref et novella, ce texte très marquant est paru en 2024 dans la collection Récits d’objet – Musée des confluences de chez Cambourakis, il est d’une beauté saisissante.

« Toutes ces années, nous nous sommes battus pour sauver une Terre qui va de plus en plus mal. Nous, les Hommes, avons continué d’être dépouillés au fur et à mesure que les gouvernements des différents pays découvraient nos richesses – pétrole, métaux rares – et lorsqu’ils faisaient de notre banquise une base stratégique pour asseoir leur pouvoir ».

https://www.cambourakis.com/

(Warren Bismuth)

mercredi 20 novembre 2024

Rick BASS « Le ciel, les étoiles, le monde sauvage »

 


Trois nouvelles de longueur et qualité inégales composent ce recueil de la fin des années 90. Dans « Les mythes des ours », une femme quitte son compagnon trappeur vieillissant. Il la recherche dans les bois en un retour au primitif, avec des bois peuplés d’ours, de lynx, et alors que l’homme se prend à vivre de rien. « Là où se trouvait la mer », deuxième nouvelle, ne m’a pas laissé un souvenir impérissable, un jeune homme quittant son emploi au sein d’une compagnie pétrolière, où les techniques de pompage sont abordées pour faire renaître une époque révolue. Mais le pétrole, ce n’est pas trop mon truc. Enfin, que dire de la troisième nouvelle qui donne son nom au recueil ? « Le ciel, les étoiles, le monde sauvage » est longue, format novella, presque un roman donc, époustouflante.

Une famille unie. La mère meurt alors que ses deux enfants, un fils et une fille, sont jeunes. C’est cette dernière qui raconte. La mère fut enterrée au sein d’une falaise et sa fille se souvient de leur vie commune dans un ranch du Texas. Le texte est une introspection profonde sur l’Homme et la nature, sur la petitesse de l’un et la force de l’autre. Ce récit est aussi un véritable guide de zoologie et en particulier d’ornithologie, doublé d’un hommage appuyé à la nature sauvage, dans un style d’une poésie extraordinaire de précision d’images, de couleurs bigarrées, dans une atmosphère proche de l’onirisme, du mythe. Et ce grand-père imitant les oiseaux pour les voir se rapprocher, transmettant sa connaissance à sa petite-fille aux yeux ébahis.

« Le ciel, les étoiles, le monde sauvage » est une offrande à la nature, une dédicace somptueuse, un texte majeur du Nature writing. S’il vous reste encore à découvrir cette littérature, c’est peut-être par ce texte qu’il faut commencer, un récit où l’Homme se coule en animal, en élément non distinct de la nature, y évoluant à sa vitesse, avec ses forces et ses limites. Rick Bass impressionne tant par son style que par ses connaissances. Car cette fiction semble un prétexte, les animaux humains placés là pour conter tout le reste, le monde merveilleux de la faune sauvage, les interactions, le rôle de chaque individu animal au sein d’un grand tout.

Je ne devais pas élaborer de chronique après la lecture de ce recueil, mais la dernière nouvelle m’a tellement emporté qu’elle m’a décidé à contrecarrer mes plans. Je n’ai hélas pris aucune note lors de cet exercice lectoral, aussi cet article est une improvisation, il ne reflète sans doute pas toute la puissance que j’ai ressentie, toute la force du propos, toute sa magie. Les superlatifs me manquent. Rick Bass fait partie de cette catégorie des « écrivains du Montana ». Il raconte avoir voulu écrire suite à ses lectures d’œuvres de Jim Harrison, son ami. Si leur style est très différent, tous deux dépeignent pourtant la nature et l’homme de manière un peu similaire, avec l’humour en gage chez Harrison, ce dont Bass est exempt. Lisez Rick Bass. Pour exemple son « Livre de Yaak » est somptueux, presque miraculeux, « Winter », dans une atmosphère analogique, s’avère aussi d’une grande profondeur, faisant de l’auteur l’un des représentants majeurs de cette littérature sauvage du Montana dont fait partie en outre Doug Peacock, ami de Rick Bass qui lui a dressé un portrait saisissant dans une sorte de biographie militante dans le formidable « Les derniers grizzlys ».

Le recueil de 2002 semble ne plus être édité, ce qui est un profond malheur. Alors il vous reste à le dégotter d’occasion ou à l’emprunter dans une bibliothèque publique, car il DOIT être lu sans réserve, ne serait-ce que – et je me répète – pour la troisième nouvelle. J’en appelle aux maisons d’éditions : faites revivre cette novella, de grâce !

Rick Bass, né en 1958, est sans conteste l’un de ces auteurs qui savent parler d’écologie, qui la vivent au quotidien, qui militent à leur façon pour la préservation d’une nature sauvage grâce à des valeurs développées par une plume puissante et magistrale.

(Warren Bismuth)

mercredi 21 août 2024

James WELCH « C’est un beau jour pour mourir »

 


Un documentaire nécessaire, terrifiant autant que passionnant. Les années 1865 à 1890 aux Etats-Unis (même si le présent livre remonte même jusqu’à certains épisodes dès 1775) du côté de l’ouest et surtout du Montana. Le génocide du Peuple Autochtone, peut-être là plus qu’ailleurs, est en marche.

James Welch (1940-2003), écrivain amérindien, par ailleurs auteur de quelques romans, s’est documenté afin de récolter suffisamment d’informations de premier plan pour proposer une histoire parallèle des Etats-Unis, l’une de celles que l’on tait habituellement. L’Histoire de ce pays ayant été écrite par les Blancs, le but de James Welch est de rétablir un certain équilibre, d’en finir avec l’héroïsme blanc pour bien mettre en exergue le massacre du peuple amérindien dans sa quasi totalité.

James Welch est né dans le Montana (un Etat, je le rappelle, grand comme 2/3 de la France), c’est là qu’il choisit de puiser ses documents, de faire revivre une Histoire méconnue. Il prend les premiers exemples de massacres dès 1775, ceux-ci s’intensifiant considérablement dans la seconde moitié du XIXe siècle, pour atteindre une sinistre apogée vers les années 1870. Les méthodes changent, deviennent de plus en plus radicales. Ainsi on inocule la variole dans des villages autochtones par des couvertures préalablement infectées. Beaucoup de villages pourtant pacifiques sont décimés par l’armée et les épidémies provoquées sciemment.

L’auteur se focalise un instant sur les Pikunis, appartenant à la tribu des Blackfeets, en vient à rechercher sur le terrain le massacre de la Marias (1870), inconnu ou oublié chez nous. Les massacres sont en outre presque toujours provoqués selon les mêmes arguments : « L’origine en est évidente : les Indiens habitaient des territoires que les Blancs convoitaient. La plupart des conflits de ce type se produisent lorsqu’une culture particulière désire obtenir quelque chose d’une autre. Et l’on est toujours stupéfait quand on constate que la culture qui veut s’imposer a le sentiment d’avoir un droit divin (qu’on lui donne le nom de ‘destinée manifeste’ ou tout autre) de prendre à l’autre ce qu’elle convoite, c’est-à-dire, ici, la terre ». Puis l’auteur fait revivre la bataille de la Rosebud, celle de la Washita, autant de combats déclenchés par les Blancs envers le Peuple natif au XIXe siècle.

James Welch s’attarde avec raison sur les figures tutélaires de cette véritable guerre, dressant des portraits soigneux : George Armstrong Custer (tué lors de la bataille de Little Bighorn en 1876, une défaite cuisante pour les Blancs, qui entraînera de longues et violentes représailles), Sitting Bull (dont l’auteur évoque avec respect les conditions de l’avènement) ou encore Crazy Horse.

La Résistance Indienne aura-t-elle été vaine ? Non, car dans les années 1970, cent ans après certains massacres, le peuple indien se lève à nouveau, prêt à faire valoir ses droits (un traité de 1868, jamais appliqué) sur des terres qui leur ont été volées. Le grand intérêt de ce livre réside dans le champ d’action de James Welch : il déborde du génocide indien pour montrer comment il fut traité de manière post-mortem : dans les westerns hollywoodiens ou pour les touristes dans des reconstitutions de bataille sur les terrains même de la lutte, à Little Bighorn notamment, où la vaillance des Autochtones est presque éludée. Cette bataille, Little Bighorn, Welch la décrit dans ses moindres détails, il la met en valeur car pour le Peuple indien elle est une victoire précieuse.

James Welch tient aussi à démontrer le rapport d’une grande force que son peuple avait avec la nature. Exemple saisissant : « Les Indiens chassaient le bison, ou pte pour reprendre le mot que les Lakotas utilisaient, et le considéraient comme leur soutien vital. Ils tuaient le bison dont ils honoraient l’esprit par des offrandes afin qu’il se montre encore généreux à leur égard la fois suivante. On ne laissait rien perdre : les sabots et le phallus fournissaient de la colle, la queue des chasse-mouches ou des ornements, les cornes des cuillères, des tasses, ou des cornes à poudre, la peau tannée des vêtements et des toiles de tipis ; avec le cuir on faisait des carquois et des cordes d’arc, ou on en recouvrait une selle ; les poils du menton servaient à fabriquer des longes, des licous, des brides, ou à rembourrer une selle ; des intestins on faisait de la saucisse, et du scrotum un hochet ; on gardait le crâne pour les cérémonies religieuses, ainsi que la langue, qui était un mets délicat fort apprécié ; un fœtus de bison faisait un excellent sac pour transporter du pemmican, des baies et du tabac ; on récupérait les os comme patins de luge, ou pour y tailler des dés, voire même un pinceau ; la bouse était un excellent combustible, et bien sûr, la viande de bison restait la nourriture de base ». C’est pourquoi les Blancs vont décimer les bisons, pour affamer les Indiens.

L’auteur revient sur les croyances, les coutumes des Peuples Indiens, sur les guerres entre tribus, car il serait faux de prétendre que les Indiens étaient tous des êtres pacifiques, non belliqueux. D’ailleurs, dans ce documentaire, Welch ne peint pas les Indiens tout d’une couleur, il s’efforce de bien montrer les nuances, il ne veut pas une caricature qui tendrait à la perfection de ses ancêtres.

Puis retour au XVIIIe siècle avec des massacres d’envergure qui se poursuivront jusqu’à la fin du XIXe siècle (achèvement à Wounded Knee), au terme de plus de 100 ans d’un génocide orchestré. Et comme si les Amérindiens n’avaient pas encore assez souffert, on enverra ensuite leurs enfants dans des pensionnats religieux pour les occidentaliser, tuer ce qu’ils ont d’indien en eux, les convertir par la force et l’humiliation, ces événements sortent d’ailleurs aujourd’hui de terre et il n’est plus rare qu’ils soient longuement évoquées, dans des livres par exemple. J’en ai déjà parlé ici et là.

Ce documentaire ambitieux, d’une grande valeur, se clôt par l’assassinat de Sitting Bull et le massacre de Wounded Knee pour lequel il ne consacre que quelques lignes, car le discours est ailleurs, plus ample en tout cas, et Wounded Knee n’en est que le dernier épisode tragique. Ce livre est une mine d’informations, une « contre-histoire » en quelque sorte. James Welch était de plus pour le moins doué pour manier le stylo, il en résulte un document d’une grande puissance tant sur le fond que sur la forme. Il parut tout d’abord en 1999 dans la prestigieuse collection Terre Indienne de chez Albin Michel, réédité en poche, même collection en 2022. Lisez-le, il est une expérience unique afin de mieux comprendre l’Histoire. James Welch a très peu produit, il est resté un écrivain rare et discret, raison de plus pour partager son œuvre et ce livre en particulier, l’un des sommets sur le génocide Indien.

(Warren Bismuth)

dimanche 4 août 2024

Gilbert COCHET & Stéphane DURAND « Ré-ensauvageons la France »

 


Voici un livre d’à peine 170 pages, idéal pour bien nous rendre compte de l’état de la biodiversité en France, pour aussi cesser de nous morfondre par un épidémique cri ressemblant de près ou de loin à un « Tout est foutu » Ce documentaire de 2018 très abouti, dont le sous-titre est« Plaidoyer pour une nature sauvage et libre », nous montre le contraire.

Avant d’ouvrir le bouquin, il faut bien avoir à l’esprit que depuis sa rédaction, la carte « naturelle » de France a encore évolué, et tout allant bien vite, certaines informations peuvent s’avérer déjà dépassées. Quoi qu’il en soit, nous tenons là un livre passionnant par sa richesse et sa diversité. Les  deux auteurs insistent bien sur le fait qu’un milieu naturel favorable – dont ils posent les jalons - provoque le retour d’espèces animales ou végétales depuis longtemps exilées. Focus sur le trésor fabuleux dont recèle la France, trésor en partie dilapidé par le développement capitaliste.

Pour que les paysages, montagneux comme de plaine, ruraux comme de bords de mer se ré-ensauvagent, il faut pour l’homme doser à la petite cuillère. Dans certains cas intervenir, mais de manière parcimonieuse, pour d’autres cas tout simplement laisser faire la nature sans rien toucher, le but étant de retrouver des zones sauvages avec une faune et une flore qui puissent s’autoréguler.

Il faut parfois user de protection rapprochée. Pour sauver une espèce, en réintroduire une autre, voire en développer une troisième. D’ailleurs, les auteurs dressent un historique des lois françaises de protection de la nature. Car on ne peut pas tout faire et n’importe quoi, certaines lois encadrent l’influence humaine sur la nature. Méfions-nous aussi des légendes, des images toutes faites, exemple : « Les montagnes ne sont pas ce que l’on croit. On se trompe souvent sur leur faune et leur flore. En réalité, la plupart des espèces que l’on croit strictement montagnardes ne le sont pas et si elles ne vivent plus aujourd’hui qu’en montagne, c’est parce que c’est le seul endroit où elles ont pu échapper à une chasse acharnée et à la destruction de leurs habitats partout ailleurs. La montagne et les milieux rupestres ne sont que des refuges ».

Si des réintroductions d’animaux furent parfaitement réussies pour la régulation des écosystèmes, d’autres sont à envisager urgemment pour les mêmes raisons. Avec chiffres à l’appui mais de manière pédagogique et facile d’accès, les auteurs donnent des exemples précis et nous laissent voir un possible avenir radieux si l’Homme veut bien faire un effort. Ils mettent en garde aussi de certaines pratiques à ne plus utiliser. Le surpâturage par exemple, contre-productif. La chasse bien sûr, qui provoque un appauvrissement frappant de la faune sauvage quand on connaît les puissantes interactions existant entre différentes espèces, et ce château de carte que l’on écroule par un combat mal pensé.

Les deux auteurs s’appuient sur de nombreuses cartes explicatives, ou bien des tableaux où les chiffres parlent d’eux-mêmes. Rien n’est laissé au hasard sur la protection pour une meilleure biodiversité : forêts, rivières, mers, marais, montagnes. Dans les rivières notamment, il faudrait détruire la plupart des barrages, non sans une recherche scientifique préalable, certaines démolitions ont d’ailleurs déjà eu lieu et furent probantes. L’archéozoologie est aussi un outil indispensable afin de retracer le parcours de telle espèce sur terre depuis son apparition. Quelques informations distillées valent vraiment le coup d’œil. Concernant la mer, la mesure la plus urgente à prendre est de… ne rien faire. Explications dans le livre.

Des mesures sont à mettre en place immédiatement. Non seulement elles ne coûtent rien mais renforcent les écosystèmes. Un exemple parmi tant d’autres : le développement de l’équarrissage naturel par les charognards. Sur ce point encore, les arguments présents dans le livre ne souffrent d’aucune contradiction, ils sont précis et sans bavure. La France renferme de fantastiques richesses naturelles potentielles qu’elle ne doit pas gâcher. Et c’est pourtant ce qui se passe très régulièrement.

Ce texte optimiste est un partage d’espoir jusqu’à sa dernière page : « Ce qui semble manquer, c’est l’audace des décideurs, qui sont parfois d’une grande frilosité devant la préservation de la biodiversité, tout en prêtant une oreille attentive aux lobbies. C’est un problème démocratique. Mais, notamment face à l’urgence climatique, les acteurs politiques commencent à prendre conscience que la préservation de l’environnement en général et de la biodiversité en particulier fait partie des priorités de notre siècle. De plus, l’opinion publique est en train de changer, notamment grâce à l’action désintéressée du monde associatif, qu’il convient de soutenir. Et le chemin déjà parcouru montre que nous sommes sur la bonne voie ».

« Ré-ensauvageons la France » est paru en 2018 chez Actes sud, dans la collection Mondes Sauvages, soutenue par l’Association pour la Protection des Animaux Sauvages (ASPAS) dont voici le site : https://www.aspas-nature.org/

 (Warren Bismuth)

dimanche 26 mai 2024

Elisée RECLUS « Histoire d’une montagne, histoire d’un ruisseau »

 


C’est parti pour la saison 5 (déjà ?) du challenge littéraire « Les classiques c’est fantastique » toujours brillamment orchestré par les blogs Au milieu des livres et Mes pages versicolores. Saison 2024-2025 donc, un thème par mois (sauf décembre qui sera celui du repos, des retrouvailles, du coussin péteur sous le sapin, mais je m’égare). Un premier sujet, prometteur et inspirant : « L’écrivain.e et la nature ». Près d’un an plus tôt, j’avais acquis ce curieux petit mais épais bouquin de Elisée Reclus « Histoire d’une montagne, histoire d’un ruisseau », l’occasion était toute trouvée de le dépoussiérer.

La figure de Elisée Reclus (1830-1905) est pour le moins tutélaire pour les révolutionnaires français (mais pas que). Géographe anarchiste, végétarien, féministe, il fut de tous les combats d’avant-garde au XIXe siècle. Membre de la Commune de Paris (il est né et mort la même année que Louise Michel), il est rapidement fait prisonnier et enfermé dans pas moins de 14 prisons avant de connaître l’exil en Suisse où il va passer de nombreuses années. La vie de Reclus est d’ailleurs faites d’exils, mais le sujet n’est pas là.

En expert de la nature, Reclus a beaucoup écrit sur elle. Géographe de renom, botaniste, c’est un spécialiste reconnu des sciences naturelles. Dans ce livre (dans ces deux livres, devrais-je écrire), il nous entraîne au cœur de la nature. Le XIXe siècle du naturalisme philosophique tourne surtout de nos jours son regard du côté des Etats-Unis, avec des personnages tels que Henry David Thoreau, Ralph Waldo Emerson ou John Muir, alors qu’il suffit de le laisser en place dans la vieille France pour voir en Reclus un contemporain et non des moindres de ces hommes illustres.

Reclus est connu pour avoir été un grand voyageur. Il a parcouru de nombreux pays, plusieurs continents, et surtout il en a exploré la nature, la flore, la faune. Dans « Histoire d’une montagne » de 1880, il nous livre à la fois un guide montagnard, une étude érudite et une bonne tranche de poésie. Ce livre que Kenneth White décrivait comme « Un monde à part » est d’une grande originalité pour son époque et entre directement dans le vif du sujet dès la première phrase : « J’étais triste, abattu, las de la vie. La destinée avait été dure pour moi, elle m’avait enlevé des êtres qui m’étaient chers, ruiné mes projets, mis à néant mes espérances. Des hommes que j’appelais mes amis s’étaient retournés contre moi en me voyant assailli par le malheur ; l’humanité toute entière, avec ses intérêts en lutte et ses passions déchaînées, m’avait paru hideuse. Je voulais à tout prix m’échapper, soit pour mourir, soit pour retrouver, dans la solitude, ma force et le calme de mon esprit ».

Libéré, respirant l’air pur, Reclus expertise. En grand marcheur, il se déplace au gré de ses envies sur les monts escarpés. Il en découvre de très nombreux qu’ici il décrit avec une immense méticulosité en vingt-deux tableaux poétiques sur la magnificence de la nature. Certains d’entre eux, surtout les premiers, s’avèrent particulièrement techniques et peuvent rebuter bien vite le lectorat novice. Mais une fois bien calé dans le récit, le voyage vaut le coup, même si bien sûr il faut remettre les propos dans leur contexte, celui d’un XIXe siècle bien moins avancé en science que ne l’est le monde contemporain.

Nous tenons là un bréviaire de premier ordre sur le minéral, le végétal, l’animal, les roches montagneuses et comment fonctionne une montagne. Celle-ci bouge, se régénère, évolue sans cesse, vit et meurt. « Ces masses énormes, monts empilés sur des monts, ont passé comme des nuages que le vent balaye du ciel ; les assises de trois, quatre ou cinq kilomètres d’épaisseur, que la coupe géologique des roches nous révèle avoir existé jadis, ont disparu pour entrer dans le circuit d’une création nouvelle ». Reclus se plaît à nous conter ses études sur le terrain, en passionné. Dans cette première partie, l’humain est quasi absent, même si Reclus s’applique à remémorer une quelconque tragédie passée causée par une nature toujours en mouvement. Adeptes de minéralogie, ce bouquin est pour vous ! Très érudit sur le sujet, Reclus donne des précisions tant et plus. Il se projette également, devient parfois visionnaire, et parfois à contresens de ce que le monde sera par la suite (je pense à son laïus sur les loups notamment).

Reclus invite la mythologie pour mieux nous faire rêver au sein du paysage, de ces grands espaces qu’il nous décrit, cette mythologie qui fait alors entièrement partie de la poésie. Il en profite pour nous parler du monde, mais celui d’avant, d’il y a bien longtemps, monde qu’il s’imagine, car « Malheureusement l’histoire, qui n’était pas encore née, n’a pu nous raconter tous ces va-et-vient des peuples », il entend par là les peuples végétaux.

L’homme ne s’invite en ces pages qu’au 2/3 du volume environ. Sur les humains, Reclus retient surtout que la montagne est la base des migrations humaines. Il montre d’ailleurs certains vestiges des activités de l’Homme montagnard.

Dans « Histoire d’un ruisseau » (1869) écrit plus de dix ans avant « Histoire d’une montagne », Reclus utilise déjà les mêmes ingrédients, à quelques exceptions près. Texte peut-être moins poétique, en fait plus contemplatif mais avec moins de recherche stylistique. Comme son nom l’indique, « Histoire d’un ruisseau » nous conte la vie liquide, de l’eau dans sa globalité. Reclus ne laisse rien au hasard, il dissèque le sujet avec volubilité : torrents, grottes, fontaines, cascades, inondations, bains, irrigations, fleuves, et j’en passe.

Le désert et son manque d’eau, les autochtones qui en comprennent mieux que nous sa rareté et sa préciosité. À l’inverse, d’après une scène qu’il a personnellement vécue, il décrit les dégâts provoqués par une inondation et un éboulement (qu’il appelle « avalanches d’eau »). Puis il s’étend sur une Histoire humaine teintée de darwinisme.

« Quand on aime le ruisseau, on ne se contente pas de le regarder, de l’étudier, de cheminer sur les bords, on fait aussi connaissance plus intime avec lui en plongeant dans son eau. On redevient triton comme l’étaient nos ancêtres ». C’est cette connaissance que Reclus nous fait partager, dans un texte influencé par les valeurs anarchistes naturalistes d’alors : contemplation, naturisme, respect absolu du monde naturel, observation et liberté partagée, volonté de ne pas gâcher les matières premières. C’est particulièrement vrai dans le chapitre intitulé « L’irrigation » où Reclus met en garde contre le gâchis, le gaspillage.

Sérieux et studieux, Reclus se laisse pourtant aller à évoquer le rapport de l’eau, du ruisseau, avec la navigation, le loisir, même si les activités professionnelles ne sont pas en reste : moulins, industrialisation. « Histoire d’un ruisseau » est un texte où l’écrivain se fait plaisir, il peut laisser une partie de son lectorat dans les champs, un peu loin du ruisseau par ces longues descriptions parfois un peu abstraites si l’on n’est pas sur place. Les sensations, les émotions sont également toutes personnelles, intimistes, mais presque comme jalousement perceptibles uniquement par l’auteur.

L’un des plus beaux moments de cette seconde partie est peut-être celui où Reclus compare les ruisseaux aux fleuves : « La masse entière du fleuve n’est autre chose que l’ensemble de tous les ruisseaux, visibles ou invisibles, successivement engloutis : c’est un ruisseau agrandi des dizaines, des centaines ou des milliers de fois, et pourtant il diffère singulièrement par son aspect du petit cours d’eau qui serpente dans les vallées latérales ».

Ce livre de plus de 420 pages ravira les spécialistes, intéressera les moins aguerris, mais il faudra une bonne boussole pour ne pas se perdre en ces pages. Paru en 2023 chez Libertalia, il est de ces textes historiques qui sont parfaits pour réaliser la vision du monde de la nature par les yeux d’un écrivain du XIXe siècle.

https://www.editionslibertalia.com/

 (Warren Bismuth)



mercredi 10 avril 2024

Céline CURIOL « Invasives ou l’Épreuve d’une réserve naturelle »

 


Entre septembre 2021 et octobre 2022, l’autrice Céline Curiol s’immerge plusieurs fois quelques jours dans la réserve des marais du Vigueirat située sur la commune d’Arles en Camargue, 1200 hectares dont 919 classés en réserve naturelle nationale. De cette expérience personnelle et intimiste, elle va en tirer ce magnifique livre.

Le gîte est sur place : un petit cabanon ne payant pas de mine, dans lequel Céline Curiol va devoir vivre durant chacune de ses immersions, plusieurs selon les saisons pour un total de six semaines, afin de bien se familiariser non seulement avec la réserve, mais surtout avec la faune et la flore la peuplant et changeant au gré des saisons.

Dans ce livre documentaire à la fois journal de bord, expérience personnelle, réflexion philosophique voir métaphysique et actions techniques sur la biodiversité, Céline Curiol livre ses impressions, sa perception de la nature qui l’entoure, sa perception de l’inconnu, car l’autrice ne se targue pas de connaître le sujet avant de s’y trouver plongée. D’ailleurs, les premiers jours seront ponctués de peurs, des bruits diurnes comme nocturnes qu’elle ne connaît pas et dont elle se méfie. Je pense ici notamment à ce serpent qu’elle découvre dans son gîte (à propos, notez bien la majuscule dans le titre sur le mot « l’Épreuve »).

Peu à peu elle trouve ses marques, observe, notamment à l’aide de jumelles, les oiseaux et autres êtres non humains de la réserve. Grandement épaulée, pilotée, soutenue par des professionnels du lieu, elle apprend, chaque jour un peu plus, et nous fait part de son évolution personnelle, de ses sens qui se développent, qui muent en quelques jours. Il est temps pour Céline Curiol de redéfinir une réserve naturelle, très loin de ce que l’on peut supputer dans l’imaginaire collectif. Ces pages sont primordiales pour bien comprendre sa démarche.

Pour que l’écosystème, la biodiversité d’une réserve naturelle soit équilibrés, il faut que l’humain y mette du sien, de manière pragmatique, feutrée, précise et scientifique, fort des siècles d’apprentissages sur la nature. Le XXIe siècle est celui où nous commençons à cesser d’entrevoir celle-ci comme un loisir, une aire de jeu, un danger potentiel, mais bien comme une vie entière, parallèle, avec ses nombreuses interactions, mais aussi ses prédateurs, pouvant apparaître sous la forme d’invasifs.

Des invasifs, il en est longuement question, notamment ces pages fort instructives sur la jussie, une plante au développement rapide, qui étouffe la nature, et que l’humain peine à éradiquer pour ne pas qu’elle condamne l’environnement immédiat à court terme. Sans oublier l’iris sacré, un sacré oiseau celui-ci. La raison de ces invasions ? L’humain, dans ses déplacements toujours plus nombreux : « Les déplacements, délibérés ou non, par les humains, d’espèces végétales ou animales vers de nouveaux écosystèmes remontent à plusieurs millénaires. Ils se sont pourtant accentués depuis le XVIIIe siècle avec le développement de la navigation maritime d’abord, puis les infrastructures routières et les vols long-courriers. Les biologistes estiment qu’au cours des deux derniers siècles, l’être humain est devenu le principal vecteur d’introduction d’espèces dans des lieux différents de leur milieu d’origine ».

L’équilibre naturel est à la fois d’une grande richesse et d’une rare fragilité. Alors il faut veiller, prélever, analyser, déduire. L’humain n’est qu’aux balbutiements de la compréhension du fonctionnement des espèces, leur génétique tout comme leurs interactions, il est enfin un peu mieux armé pour les protéger.

Les images suggérées sont parfois d’une beauté saisissante, comme ces grues cendrées alors en pleine migration (nous sommes en hiver), qui font escale dans la réserve entre Scandinavie et Espagne. Elles sont peut-être 4000, majestueuses. Céline Curiol explique aussi les bouleversements de ce précieux équilibre du fait du réchauffement climatique.

Les stars du lieu sont bien sûr les flamants roses, que l’autrice dépeint longuement, avec tendresse et humour, n’oubliant pas d’énoncer quelques anecdotes, qu’elle sait implacables pour faire sourire son lectorat, comme celle-ci : « Lors des parades nuptiales, les flamants, mâles comme femelles, s’efforcent d’être le plus rose possible grâce à une pratique surnommée « maquillage », qui consiste à passer sur leurs plumes externes, à l’aide de leur bec, une substance colorante sécrétée par une glande anale destinée à cet usage ».

Le présent ouvrage regorge de photographies en noir et blanc prise par l’autrice sur site, elle nous font mieux réaliser certains des propos débattus dans ce texte.

La mise en péril de l’équilibre de l’écosystème peut surgir n’importe quand, aussi une extrême vigilance est de mise en toute saison, notamment pour contrôler ces « fameuses » espèces invasives qui peuvent rapidement tout faire basculer. D’autant que malgré le réchauffement climatique, la réserve se porte plutôt bien, pour preuve le retour de la loutre sur site. Mais attention, « Depuis vingt ans, 30 % du nombre d’oiseaux en France ont disparu et 70 % du nombre d’insectes… Et ce fut alors une intense nostalgie qui nous saisit tous deux, la nostalgie de ce qui, un jour, sous peu, aurait disparu. Y compris ce lieu ».

Ce livre est palpitant de bout en bout, nous y apprenons beaucoup, comme Céline Curiol y a beaucoup appris, et elle souhaite aujourd’hui nous transmettre ses connaissances dans une belle langue à l’écriture fluide, recherchée mais fort accessible. Un documentaire paru fin 2023 dans la très belle collection Mondes Sauvages d’Actes sud, qui se lit avec intérêt et délectation jusqu’à la dernière ligne, une citation de Charles Elton : « Il existe […] probablement plus d’un million d’espèces animales dans le monde. Le genre de coexistence que nous pouvons espérer avoir avec elles sur le long terme dépend beaucoup de l’attitude que nous adoptons à l’égard de la vie sauvage et de la nature en général ».

La collection Mondes Sauvages est soutenu par la nécessaire, salutaire et très active Association pour la Protection des Animaux Sauvages (ASPAS). Je vous recommande leur site très complet : https://www.aspas-nature.org/

 (Warren Bismuth)

dimanche 11 février 2024

Joël VERNET « journal d’un contemplateur »

 


Fort de plus de 50 livres, Joël VERNET est une plume qui compte dans la poésie française contemporaine. Arpenteur infatigable des terres du monde entier, il n’a cassé d’écrire. Ce nouveau texte frappe par son style. De la poésie en prose qui largue les amarres pour une déambulation sensorielle. Cette lecture attise tous les sens, peut-être parce qu’elle tourne le dos à la cité, côtoie le monde rural.

Joël VERNET marche inlassablement, use les chemins, crée des ornières de réflexion, avive la force de la nostalgie, qu’il ne faut pas voir comme une fatalité ni une tare. L’auteur se fait complice avec un tilleul, se remémore son enfance silencieuse quelque part dans une montagne auvergnate, observant et écoutant la nature. Car c’est bien elle qui l’a sculpté, c’est grâce à elle qu’il a su « tenir ».

Ce texte est une ode aux arbres, aux ruisseaux, aux rivières, aux animaux sauvages. « Souvent, je revis dans les yeux des bêtes quand je lis ma silhouette simplement de passage sur leurs pupilles ouvertes. Quand je pénètre dans les sous-bois, protégé par les feuillages, qu’une faible lumière tombe des faîtes sur les lichens, sur les mousses, sur mon pas, qu’un bas murmure m’indique qu’ici la vie est loyale, sereine, simple. Parfois on ne voudrait plus jamais sortir de la forêt. Y demeurer, y vivre, être dans la belle respiration de chaque instant ». Car VERNET abandonne le monde, ponctuellement, pour rejoindre le sauvage.

Larguer les amarres, de manière plus prosaïque, c’est aussi aller tester les sensations, les émotions en mer, cette envie, ce besoin d’une île. Loin de tout, de l’homme et de ses croyances. Car Joël VERNET a depuis longtemps laissé Dieu de côté, comprenant l’engouement mais ne le partageant pas. C’est alors que les souvenirs du poète se réactivent en tous sens, évocations des nombreux vagabondages sur plusieurs continents. Car VERNET a voyagé, beaucoup, souvent et (presque) partout. « Qui vit ainsi dans un jardin s’est retiré des mornes combats, se vouant tout entier à la lumière profonde de chaque instant. Cette solitude est la sienne, bien plus proche d’une grâce que d’un renoncement ».

Images qui détonnent : « Les morts sont les oiseaux de l’avenir », tandis que l’auteur tisse le portrait d’une vieille dame qui n’est pas sans rappeler « La » Jeanne de Georges BRASSENS. Les vieilles dames, c’est le souvenir du patois, d’une langue, d’une culture, aujourd’hui disparue. Le souvenir c’est aussi celui des ancêtres, qu’ils ont transmis, le Mont-Mouchet, haut lieu de la Résistance française, où ils furent actifs. Et le poète marche, toujours. Sauf quand il lit : « J’ai noyé mes yeux dans la lecture. La lecture fut mon activité numéro un. Les fous de travail vous diront que c’est un passe-temps de paresseux. Je fus donc ce paresseux et continue de l’être ». Dernières images : un cimetière des îles Solovki où se dessine la silhouette de la Mère. Grand texte où chaque phrase, chaque vision est une rencontre, comme un don. Paru en 2023 aux éditions Fata Morgana, il met en éveil tant de sensations qu’il serait difficile de les résumer ici.

http://www.fatamorgana.fr/

(Warren Bismuth)

dimanche 10 septembre 2023

Terry TEMPEST WILLIAMS « Refuge »

 


Dans la deuxième partie des années 80, l’activiste naturaliste Terry TEMPEST WILLIAMS apprend que sa mère est atteinte d’un cancer. La plupart des femmes de la famille sont d’ailleurs décédées de cette maladie. Aussi, la vie de Terry est bouleversée. Parallèlement, habitant près du Grand Lac Salé dans l’Utah, elle s’y rend régulièrement pour relever des mesures scientifiques et faire de l’observation, principalement des oiseaux.

Terry TEMPEST WILLIAMS explique en détails les particularités nombreuses du Grand Lac Salé qui en fait un site unique, elle y dénonce aussi les activités humaines qui chamboulent l’équilibre naturel au fil des décennies. Car Terry TEMPEST WILLIAMS est une combattante pour la nature sauvage. Amie de Jim HARRISON, Doug PEACOCK ou Barry LOPEZ, elle lutte contre le désastre en cours.

La profondeur moyenne du Grand Lac Salé est de quatre mètres, c’est dire si c’est peu. Là-bas s’y trouve un refuge, c’est aussi en quelque sorte le propre refuge de Terry pour décompresser alors que sa mère se dégrade de jour en jour. Elle s’inquiète cependant du changement de comportements de la plupart des oiseaux (la liste des espèces – conséquente – présentes sur ce site est dressée en fin de volume) au fur et à mesure de ses observations.

L’évolution du monde de la nature, celui des bêtes à plumes adorées en particulier, est ici consciencieusement, méticuleusement, scientifiquement passée au peigne fin, données à l’appui. Car l’autrice est une vraie professionnelle en même temps qu’une passionnée. Presque par analogie elle constate l’évolution de l’état de santé de sa mère. Ce sont ces deux thèmes qui vont parfaitement cohabiter tout au long de ce récit hybride, entre documentaire nature, document scientifique, récit de vie qui pourrait presque être lu comme un roman.

Certes, les nombreuses allusions de l’autrice à la religion mormone dont elle fait partie (nous sommes tout près de Salt Lake City) peut agacer ou en tout cas ennuyer. Mais toujours elle est suivie par l’un des deux noyaux du récit.

La force de ce texte réside dans l’espoir (« Je pourrais me représenter la chimiothérapie comme un fleuve coulant en moi et emportant avec lui les cellules cancéreuses ») même si une autre membre de la famille est à son tour atteinte d’un cancer. Car l’autrice sait s’éloigner du sujet tragique pour prendre en considération la beauté, la majesté d’un oiseau, tout comme la découverte d’objets archéologiques, autre passion de Terry qui, entre toutes ses activités, travaille dans un musée. Elle développe le mode de vie d’un peuple ancestral, les Fremont, vivant à proximité du Grand Lac Salé : « Quand le lac montaient, ils s’éloignaient. Quand il redescendait, ils se rapprochaient. Leur communauté n’était pas fixée comme la nôtre. Ils suivaient les rivages dans leurs avancées et leurs retraits. C’était le flux et le reflux de leur vie ».

« Refuge » est un texte inclassable car faisant se côtoyer nature sauvage, ornithologie, archéologie, maladie et réactions des proches, et n’est pas du tout aussi incohérent qu’il pourrait paraître. Changement de comportements des espèces animales face à l’activité de l’homme et la destruction des habitats, changement d’état d’esprit d’une famille devant la maladie et la mort prochaine, tout se relie. D’ailleurs, et c’est le grand coup de poing du livre, en épilogue Terry brandit un document à charge : des essaies nucléaires d’envergure ont eu lieu, notamment dans l’Utah, dans les années 1950, il sont la cause directe de la multiplication des cancers dans la région. Et la justice reste aveugle. Ici, c’est à coup sûr un pamphlet anti-nucléaire.

En fin de volume, une partie bonus : que sont devenus les protagonistes du récit ? Rédigée tout juste dix ans après la sortie du livre aux Etats-Unis (paru en 1991), elle est aussi un bilan écologique sur tout ce qui est développé auparavant dans l’ouvrage. Traduit par François HAPPE, ce livre est une espérance en même temps qu’un constat amer sur l’état de notre société. Pour les amoureux des oiseaux, il est une mine d’informations, sorte de bestiaire ornithologique très documenté. Paru en France chez Gallmeister en 2012 dans l’extraordinaire collection Nature writing pour laquelle vous connaissez maintenant mon attachement, il fut réédité en version poche Totem chez le même éditeur l’an dernier, raison de plus pour le redécouvrir.

https://gallmeister.fr/

 (Warren Bismuth)

dimanche 3 septembre 2023

Olivier REMAUD « Penser comme un iceberg »

 


Détruisez vos idées toutes faites sur la structure d’un iceberg. Cet essai nous permet de découvrir l’essence même de ces blocs de glace souvent évoqués dans la littérature et les arts en général, ces blocs qui aujourd’hui fondent de manière alarmante. L’auteur, par ailleurs philosophe, nous guide afin de mieux appréhender le désastre en cours.

Si tant est qu’on les observe scrupuleusement, les icebergs prennent la forme de créatures divines ou de bâtiments, d’animaux mythologiques gigantesques, plus globalement de tout ce que l’imagination humaine peut avoir de fertile. Mieux : ils bougent sans cesse, tournent sur eux-mêmes, voguent sur les flots et… accouchent. Olivier REMAUD explique méticuleusement ce phénomène, celui de donner naissance à un nouvel iceberg. S’appuyant sur les découvertes des siècles passés, notamment par le biais de la littérature et des explorateurs, en actualisant la thèse de façon documentée, il conte la vie d’un iceberg et c’est saisissant.

Contrairement à une idée préconçue et répandue, les icebergs n’existent pas que sur mer. En effet, on les trouve aussi dans les glaciers de montagne, eux aussi accouchent et possède une vie. « D’abord, le centre d’un glacier se déplace plus rapidement que ses côtés. Ensuite, sa partie inférieure et ses étendues basses se meuvent plus lentement que sa partie supérieure et ses étendues hautes. Dans un glacier sinueux, c’est en revanche le côté vers la courbe extérieure qui progresse le plus. Enfin, un glacier voyage plus lentement l’hiver que l’été ».

Un iceberg émet des sons qu’il faut savoir étudier et les glaciers évoluant en glace morte ne se régénèrent pas. Ces deux blocs blancs sont le thermomètre du changement climatique, ce sont eux qui nous alertent. L’auteur convoque de nombreux noms passés ou présents diversement spécialistes des icebergs : John MUIR, Elisée RECLUS, Bérangère COURNUT, Mario RIGONI STERN et tant d’autres. C’est avec eux qu’il développe ses idées. Pour l’aspect visuel, il fait indirectement appel aux somptueuses photographies de Camille SEAMAN (allez voir son blog, les clichés y sont de toute beauté).

L’exercice est difficile pour le lecteur ignorant, mais il vaut le coup de persévérer, car devant lui l’iceberg revêt une image mouvante, vivante. Dans un monde où l’anthropocène est encore tout puissant, il n’est pas vain de remarquer qu’une vie peut ne pas prendre les traits que l’humain lui a jusque là imposée. L’ouvrage est certes ardu, technique, mais il révolutionne vos préjugés, vous proposant une nouvelle vision des icebergs et des glaciers. La bibliographie de fin de volume est copieuse, et la postface de Anne-Marie GARAT remarquable et passionnée. De plus en plus en apnée dans cette collection somptueuse qui est Mondes Sauvages de chez Actes sud, je suis comme un jeune novice redécouvrant le monde qui nous entoure, déconstruisant mon parti pris inconscient, observant la nature sous un nouvel angle où la domination humaine n’a plus sa place.

« Penser comme un iceberg » peut être lu comme une biographie des icebergs et des glaciers. Certes, il faudra vous accrocher pour en saisir tout le sens, mais l’expérience est passionnante et utile dans un monde semblant aujourd’hui à bout de forces. Elle montre que les icebergs, les glaciers sont notre mémoire collective car ils contiennent de rares et précieuses informations sur le monde de naguère, remontant le fil des siècles et même des millénaires. Ils sont les gardiens en même temps que les lanceurs d’alerte et les historiens de notre planète dans son intégralité.

Ce livre est paru en 2020. La version poche que je me suis procurée est récemment sortie. Je me permets à ce propos une remarque : la minuscule police de caractères m’a rendu la lecture particulièrement difficile, ma presbytie ne remerciant pas le choix de la taille. De plus, mon ouvrage, neuf, s’est vu rapidement amputé des pages 18 à 30, comme une glace fondant en direct, un glacier perdant des blocs entiers. Il est vrai que de plus en plus, les éditeurs tirent sur la corde et imposent des livres de moindre qualité pour un coût moins élevé. Cette technique n’est pas judicieuse, elle rend l’ouvrage fragile et en fait un produit de consommation courante à l’obsolescence physique quasi instantanée. Aussi, si vos finances vous le permettent, optez pour la version grand format de cet essai. En plus vos yeux vous remercieront.

« Les glaciers sont les archives du passé, de véritables bibliothèques à ciel ouvert. Leurs cristaux de glace cachent des richesses infinies : des strates de poussière, des bulles de gaz, des isotopes d’oxygène. Certains « carottages » de calottes en Antarctique remontent des signatures chimiques vieilles de plus de huit cent mille ans. Les échantillons prélevés au moyen de grands tubes métalliques abritent les témoignages d’événements antiques. La communauté scientifique les date sur une échelle de temps long : une éruption volcanique s’est produite quelques millénaires plus tôt, les nuages avaient telle température au moment où les flocons de neige sont tombés puis se sont cristallisés. Les cristaux contiennent les vestiges de l’ancienne atmosphère. Le ciel est dans la glace. C’est la raison pour laquelle la disparition progressive des étendues glaciaires rend l’humanité chaque jour un peu plus amnésique. Nous perdons notre propre mémoire. Et le présent lui-même s’efface sous nos yeux ».

 (Warren Bismuth)