Septembre, la rentrée des classes. Aussi replongeons-nous dans l’adolescence pour le challenge « Les classiques c’est fantastique » des redoutables blogs Au milieu des livres et Mes pages versicolores où cette période de la vie est à l’honneur ce mois-ci. La littérature russe représentera le thème côté Des Livres Rances avec « En gagnant mon pain » de Maxime Gorki. Cette chronique s’inscrit également dans le cadre du challenge annuel du blog Book’ing consacré à « Lire sur le monde ouvrier & les mondes du travail » :
https://bookin-ingannmic.blogspot.com/2024/01/2024-lire-sur-le-monde-ouvrier-les.html
Suite directe de « Enfance » (traduit également sous le titre « Ma vie d’enfant »), « En gagnant mon pain » de 1916 est le deuxième volet de la trilogie autobiographique romancée de Maxime Gorki. Il faudra attendra 1923 pour la voir se clore avec « Mes universités ».
« En gagnant mon pain » est non seulement la suite logique de « Enfance », mais c’en est presque un second tome. Le jeune Alexis Pechkov est alors âgé d’une douzaine d’années et ne s’appelle pas encore Maxime Gorki. Déjà orphelin, il vit chez ses grands-parents et doit quitter l’école à 12 ans. La période antérieure est abondamment (et talentueusement !) racontée dans « Enfance ». Comme son nom l’indique « En gagnant mon pain » raconte les premiers petits boulots du futur auteur.
Alexis (on traduirait aujourd’hui par Alexei) passe par plusieurs métiers, enfin plutôt par plusieurs employeurs, car il est souvent cantonné aux tâches de garçon à tout faire, successivement dans un magasin de chaussures (avec son cousin), puis chez une grand-tante avant d’être plongeur sur un bateau ou encore aide-cuisinier sur un autre bateau. Il ne faut néanmoins pas voir dans ce livre une succession de descriptions de métiers, d’abrutissements divers, car Gorki a préféré relater la vie personnelle plus que professionnelle. S’il sait s’attarder parfois sur des missions salariales, ils ne les évoquent que sporadiquement, s’attachant aux à-côté : la vie russe.
Car « En gagnant mon pain » est un roman-fresque éminemment russe par son nombre de personnages, ses anecdotes, il est foisonnant en courtes scènes d’une Russie tsariste de fin du XIXe siècle, avec un Alexis se cherchant et vagabondant, qui traverse de nombreuses péripéties qu’il retranscrit dans ces mémoires. Il quitte systématiquement ses employés et s’en explique. Car Alexis est un jeune homme libre, il refuse la hiérarchie, sauf l’autorité de son adorée grand-mère dont il fait un portrait touchant et quasi amoureux tout au long du livre. Quant aux scènes, elles marquent. Je pense par exemple à celle-ci, presque dès l’entame du livre, où lors d’un pari il doit passer la nuit assis sur une tombe du cimetière où sa propre mère est enterrée. Séquence d’anthologie définitivement russe par son approche.
Quant à son grand-père, il le craint et le redoute. Alors il s’évade à la fois dans la rue et dans les livres. Car il découvre la littérature et c’est un choc extraordinaire, même s’il ne sait pas encore qu’il deviendra non seulement écrivain, mais l’un des plus reconnus de sa génération. En attendant, il dévore les livres, des romans français surtout dans un premier temps, gros coup de cœur pour Balzac. Puis ce seront les russes, où il est beaucoup plus critique tout en vouant une sorte de culte à Pouchkine et Lermontov.
Son frère Kolia meurt, s’ensuivront de nombreuses connaissances poussées à leur tour dans le trou fatal. C’est le temps des premières désillusions, des premiers apprentissages de la rudesse de la vie, même s’il a déjà vu mourir ses parents des années auparavant. « En gagnant mon pain » décrit des scènes violentes, d’ivrogneries, de violences conjugales, de bagarres entre hommes, pour un rien, pour montrer une certaine supériorité, s’affirmer. Société agressive dépeinte de manière très réaliste. Dans cet ouvrage cependant Gorki ne s’ouvre pas au monde, ni même à tout ce qui touche à la politique nationale. Le tsar Alexandre II est assassiné en 1881 alors que le jeune Alexis n’a que 13 ans, il n’en consacre que quelques lignes vite oubliées. Tout comme il ne mentionne pas par exemple la mort de Dostoïevski. Ce roman est d’ailleurs fort Dostoïevskien, avec ces seconds rôles improbables, ces citoyens russes empreints d’un brin de folie, coupables de violences, qu’elles soient physiques ou psychologiques, y compris sur eux-mêmes car ce sont des êtres torturés, désabusés, sans espoir, sans envie.
De petits boulots en petits boulots, Alexis rencontre des hommes, des femmes (moins) qui sculptent sans le savoir le caractère du futur Gorki. Il continue à explorer la littérature, à en parler avec des camarades, à débattre.
Le récit paraît basculer lorsque Alexis en vient à travailler dans un atelier d’iconographie. Là les discussions sont nombreuses et serrées sur la religion, les protagonistes se coupent la parole, se disputent, s’invectivent. On entre alors dans le moment le plus Dostoïevskien du récit. En fermant les yeux, on pourrait croire lire par exemple des pages extraites des « Frères Karamazov ». Mais Alexis reprend ses lectures, les commente, c’est par elles qu’il s’ouvre au monde qui, s’il n’est pas bien beau, forge pourtant son caractère. Alexis/Gorki décrit avec minutie les rapports humains, les échanges entre habitants de Russie, il évoque ses errances entre deux métiers, sa boulimie de lecture qui est son apprentissage de la vie : « En lisant, je me sentais plus robuste, plus fort, je travaillais plus vite et mieux, car plus vite j’aurais fini, plus il me resterait de temps pour lire. Privé de livres, je me laissai aller, devins paresseux ; une étourderie maladive, qui m’était étrangère auparavant, commença de s’emparer de moi ».
Roman sur l’adolescence, il est celui sur la foi religieuse qui, comme dans un grand roman russe qui se respecte, prend une place prépondérante, place affirmée par de longs questionnements sur l’existence de Dieu. Il est aussi celui d’un amour pour une femme : la grand-mère. L’écriture là aussi est toute russe : simple mais littéraire et puissante, elle guide d’autorité le lectorat vers un but précis, elle ne s’arrête pas en chemin, ne prend pas de pause, écrase par son pouvoir. Mais « En gagnant mon pain » est aussi un roman sur l’errance, celle d’un jeune homme miséreux au sein d’une famille pauvre, qui doit gagner sa vie alors qu’il ne tend qu’à rencontrer ses semblables. Le roman est terminé en 1916, la Révolution russe ne s’est pas encore enclenchée, Gorki n’est pas encore proche du pouvoir. En lisant ce roman autobiographique, il paraît quasi inconcevable que son auteur deviendra quelques années plus tard un proche de Staline, tout en continuant (soyons objectifs) à défendre à tout crin les écrivains russes contre le régime, menant ainsi un jeu ambivalent qui finira par être l’une des grandes caractéristiques de l’auteur.
« Je pensais de plus en plus à l’immensité du monde, aux villes que m’avaient fait connaître les livres, aux autres pays où l’on ne vivait pas comme chez nous. Dans les livres des écrivains étrangers, la vie était plus propre, plus accueillante, moins difficile que celle qui bouillonnait lentement et uniformément autour de moi. Cette constatation apaisait mon trouble, me faisait rêver avec obstination à la possibilité d’une autre existence ». « En gagnant mon pain », ici traduit par A. Meynieux et R. Collas, se termine au moment où Alexis, mûri par les épreuves, décide d’entrer en université. Ce sera le troisième volume de cette trilogie.
(Warren
Bismuth)