L’auteur Ron Rash est surtout connu pour ses romans voire ses nouvelles. Mais c’est aussi un poète. Et cette anthologie montre qu’il est plutôt adroit dans l’exercice ! Ce recueil est un véritable événement, la poésie de Ron Rash n’ayant à ce jour jamais été traduite en France, il s’agit donc d’une grande première, et accessoirement d’un véritable coup de maître.
« Réveiller les morts » est un choix de poèmes grappillés dans ses quatre recueils parus entre 1998 et 2011, augmenté de cinq poèmes inédits en fin de volume. 125 poèmes en tout, et non des moindres.
Les scènes se succèdent, brèves, elles prennent naissance dans les Appalaches, plus précisément du côté du lac Jocassee en Caroline du sud, où la population (dont l’auteur) a encore en tête l’érection du barrage, engloutissant à jamais la vallée à partir de 1973. Ce fait est d’ailleurs en quelque sorte le point de départ de tout ce recueil qui va s’articuler autour : la vie avant, la vie après, les souffrances, les croyances, les morts surtout. Car ce livre est un hommage aux disparus de la vallée dont l’âme continue de hanter les lieux, ces anonymes qui ont forgé l’histoire et la légende lors de ces temps révolus que l’auteur semble regretter. Ces morts sont comme une boussole pour les vivants, dans un climat rural d’isolement parfois absolu. Rash y saupoudre ses souvenirs d’enfance, d’adolescence, les tragédies témoins de l’histoire de cette région, dans une économie de mots et d’émotions, Rash évoquant sans aspérités, alors que c’est l’atmosphère générale qui donne les courbes.
Dans une puissance contenue, une lenteur sauvage, Rash raconte, comme un ancêtre le soir au coin du feu, l’avant, le passé pourtant presque contemporain, les histoires de familles, les anecdotes marquantes, propose des instantanés, ceux d’un habitant par exemple, d’un voisin peut-être. Quelques lignes pour créer une scène complète et envoûtante, dans des poèmes d’une extrême spiritualité, où le monde religieux revient ponctuellement.
Livre pouvant se faire polyphonique, sa narration est prise en charge par quelques inconnus, ou bien elle les raconte : « Clouée au lit, elle entendit le cri du hibou / tomber doux comme un linceul cette nuit-là / les édredons resserrés autour de sa gorge, / ses yeux étrécis, leur lumière / disparue quand elle vit que ce qu’elle avait entendu / l’attendait dans l’arbre / abattu au point du jour par des parents / pour fabriquer le cercueil, enterrer / ce bois autour d’elle afin que la mort / puisse trouver un endroit de moins où se percher ».
Retours sur l’incendie de cette grange en 1967, ainsi que sur la résistance des salamandres. Car bien sûr la nature possède une belle part dans ces poèmes entre sauvagerie et rudesse du labeur, dans les champs ou en usine, cette complexité entre deux mondes qui paraissent ne jamais vouloir se rejoindre. Le tout est cimenté par l’esprit des défunts, témoignages de l’au-delà par ceux dont l’image s’est figée car « Même les jeunes à l’époque mouraient vieux ». Mais Rash évoque aussi la canicule qui dévaste les récoltes à venir, obligeant certains paysans à se réinsérer vers un travail à l’usine. Poésie sensible mais pudique, sobre, elle frappe par cette palette de portraits et de situations données, elle est un siècle de vie dans les Appalaches, rude, violente, mais emplie de foi et d’espoir.
La poésie de Ron Rash rappelle fortement celle de Jim Harrison, autre écrivain surtout connu pour ses talents de romancier alors que ses poèmes sont éblouissants et dépassent peut-être son œuvre en prose. Elle peut aussi se rapprocher de celle de Jacques Josse, par ces morts omniprésents, rythmant même le présent. Poésie simple, c’est sans doute ce qui lui confère cette beauté, cette universalité, elle s’adresse à tout public, à toute classe sociale, sans élitisme. Elle raconte la vie, la mort, et au-delà, la transmission et la mémoire. Le recueil est préfacé et traduit par Gaëlle Fonlupt qui nous offre ici l’occasion de découvrir ce petit trésor de littérature paru en 2024 aux éditions de Corlevour dont je n’avais jamais entendu parler. Attardez-vous un peu sur sa couverture. Somptueuse elle aussi, elle est l’œuvre de Valentine Flork.
« Aucune opération de mécanique sauvage ne pouvait / relancer son moteur, alors on l’a poussée / dans le pâturage, laissée à l’abandon / parmi le bétail ; bientôt les croûtes de rouille / ont éclaté sur la peinture bleue, les pneus / s’affaissant comme des ballons percés, / mais quand la neige est arrivée, ce fut magique, / elle devint un igloo des Appalaches / à l’intérieur duquel je me suis blotti, fissurant / la vitre de ma fenêtre tandis que la neige lissait / le pâturage comme un édredon / pour que l’hiver s’y repose ; / et comme c’était calme – le ruisseau / étouffé par la glace, les écureuils gris / pelotonnés dans les lits de feuilles, les corbeaux muets / dans la nudité des branches hérissées ; / seul le son de mon souffle / blanc obscurcissant la fenêtre ».
https://editions-corlevour.com/
(Warren Bismuth)
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