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dimanche 30 octobre 2022

Victor HUGO « L’année terrible »

 


Ce mois-ci le choix se resserre pour notre challenge « Les classiques c’est fantastique » initié par les blogs Au milieu des livres et Mes pages versicolores. En effet, il nous a fallu choisir entre deux monstres sacrés de la littérature française : Victor HUGO et Marcel PROUST. Je me suis pour ma part tourné vers le barbu et son très long poème « L’année terrible ».

La particularité du poème « L’année terrible » est qu’il relate les événements survenus en France entre août 1870 et juillet 1971, après un prologue dédié aux révolutionnaires de 1789. Cette période de 1870 et 1871 fut « terrible » à bien des égards. Dans ce poème majoritairement en alexandrins, tour à tour HUGO se fâche, se confie, dissèque la situation politique et social du pays alors qu’il vient tout juste de rentrer en France après un exil de vingt ans.

La guerre franco-allemande tout d’abord, Sedan et la déroute de l’armée française. HUGO se fait (trop ?) grandiloquent, agressif, surchauffe par des envolées lyriques cocardières et revanchardes, dénonce et menace. Attention les références historiques ou mythologiques sont nombreuses et peuvent gêner la lecture. Ses vers sont puissants, mais empreints d’une certitude qui peut donner le tournis. HUGO se place en homme de la contestation, en porte-parole belliqueux d’une France exsangue, supplie de se référer au système des Etats-Unis, prenant sociétalement exemple sur eux (le Président LINCOLN a été assassiné cinq ans auparavant).

Puis vient la révolte du peuple de Paris affamé. Malgré ce qu’il a pu écrire précédemment dans ses alexandrins, il se fait maintenant méfiant, distant envers ceux qu’il nomme les « ignorants ». La foule se soulève, HUGO reste droit dans ses bottes, attentiste en diable. D’autant que sa vie privée est constellée de drames, notamment le décès soudain de son fils Charles en mars 1871, et enterré le jour même de la proclamation de la Commune de Paris, le 18 mars.

HUGO tente de surnager, insiste sur sa tragédie personnelle, vante les mérites de ses enfants restants, mais bien vite revient au combat par sa plume. Etonnamment, ce n’est que lorsque la Commune de Paris est renversée et que les versaillais reprennent le pouvoir que le poète semble enfin voir en ce mouvement social une grande force. Contrairement à ce qui a pu être dit et écrit ici et là, HUGO n’est pas entré en lutte dès le début de la Commune (et comme elle ne dura que deux mois, il n’est pas exagéré d’écrire qu’il l’a en partie loupée). Voici ses vers sur la société écrits en mai 1871, alors que la Commune tient encore debout, mais plus pour très longtemps :

« Au sauvage embusqué dans la forêt du mal ;

Elle [la société, nddlr] répond de tout ce que peut faire l’homme ;

La bête fauve sort de la bête de somme,

L’esclave sous le fouet se révolte, et, battu,

Fuit dans l’ombre, et demande à l’enfer : Me veux-tu ?

Etonnez-vous après, ô semeurs de tempêtes,

Que ce souffre-douleur soit votre trouble-fête,

Et qu’il vous donne tort à tous sur tous les points ;

Qu’il soit hagard, fatal, sombre, et que ses deux poings

Reviennent tout à coup, sur notre tragédie

Secouer, l’un le meurtre, et l’autre l’incendie ! ».

Oui, HUGO use et abuse du point-virgule, cette ponctuation hybride. Mais revenons au fond de sa pensée. HUGO souffre dans ses entrailles, et peut-être minore-t-il la douleur du peuple, il ne semble en tout cas pas la prendre à sa juste valeur, jusqu’à ce que les nombreux massacres et autres exactions de l’armée versaillaise soient enfin dévoilés.

HUGO est victime d’une tentative d’assassinat à Bruxelles, suivi d’une expulsion de Belgique, il plie mais ne rompt pas. Il veut se faire prophète, mais paraît pourtant écrire si loin du peuple, si loin de l’enfer quotidien de la masse. Il ne se prive pas d’un ton empreint d’une certaine condescendance et n’évite pas les paradoxes, les contradictions de sa pensée. Tour à tour, et en quelques mois voire quelques semaines d’humeur vengeresse puis humaniste, il semble isolé sur la scène politique, s’agitant pour qu’on le lise, le comprenne, lui l’intellectuel un peu trop sûr de lui en campant sur ses acquis.

Il n’en reste pas moins que « L’année terrible » est un sacré exercice de style, un grand tour de force, près de 300 pages en alexandrins, pleine d’un langage certes élitiste mais ciselé à l’extrême, malgré quelques rimes « faciles » (je sais, c’est très aisé de déclamer ce point de vue le cul vissé sur un fauteuil quelque 150 ans après les faits). Malgré ses défauts, son ton, ce poème écrit « en direct », donc sans recul aucun, est une radiographie sensible et parfois désespérée de 1870/1871 dans ce pays de France, et malgré, je le répète, cette certitude d’une toute puissance qui autorise un certain mépris, sûre de l’écho à venir. Texte non dénué d’intérêt, même s’il se focalise de manière un peu nombriliste sur Paris.

 (Warren Bismuth)



mercredi 26 octobre 2022

Dario FO « Mort accidentelle d’un anarchiste »

 

Rappelons les faits : décembre 1969, une bombe explose à Milan, Italie, place Piazza Fontana, faisant seize morts. Elle est tout d’abord attribuée aux anarchistes (la fin des années 60 est bouillante sur le front social et les grèves nombreuses en Italie), un vrai coup de filet policier au sein des milieux anarchistes se produit 24 heures après l’attentat terroriste. La vérité est pourtant ailleurs : cette explosion est en fait due à des organisations néofascistes en lien avec le gouvernement conservateur de l’époque, en vue de neutraliser la grogne sociale mais aussi de provoquer un état d’urgence. Ce n’est qu’en 2005, soit 36 ans après les faits, que les milieux anarchistes seront enfin innocentés.

Il n’empêche. En décembre 1969 les arrestations de militants libertaires sont nombreuses, dont celle de Giuseppe PINELLI, cheminot et militant anarchiste. Sa garde à vue ne devait légalement durer que 48 heures, mais elle joue les prolongations 24 heures supplémentaires… Et dérape. Lourdement. Au bout du compte, une défenestration du militant. Version officielle : suicide. Bien sûr il n’en est rien, il s’agit bel et bien d’un assassinat après des violences physiques perpétrées par les représentants de l’ordre. C’est ainsi que débutent les terribles années de plomb en Italie.

Le texte de Dario FO relève du génie littéraire dans cette pièce de théâtre mettant en scène les faits, s’appuyant sur les procès verbaux, sur les déclarations d’époque, bref, documentant au maximum son travail. Mais le coup de bluff est de transformer cette tragédie en farce irrésistible. Dario FO s’en explique dès la préface. Devant le grotesque de la réalité, il était plus que nécessaire de réagir par le grotesque. Mais attention, le fond du texte est on ne peut plus sérieux.

Mais plantons donc le décor de la pièce. Une arrestation, celle du Fou, peu après l’attentat de la Piazza Fontana. Ce Fou, personnage central de l’action, paraît très aux faits des vérités cachées quant à la mort suspecte et récente de Giuseppe PINELLI. Il est interrogé par les autorités, mais grâce à un tour de passe-passe ingénieux, il se glisse tout à coup dans une posture de juge et interroge le préfet ainsi qu’un commissaire chargé de l’enquête, puis est bientôt épaulé par une journaliste cherchant à éclaircir les nombreux flous et contradictions de la version officielle. La suite est jubilatoire, entre situation kafkaïenne, mensonges d’État et démonstrations implacables du « juge », ce texte se savoure avec une rare délectation. Le cocasse côtoie sans filtre le tragique. FO, en grand funambule de la mise en scène déploie un talent hors normes pour rappeler cet épisode dramatique de l’histoire politique italienne.

Plus nous avançons dans le texte, plus il prend une couleur politique et devient un document à charge contre l’État et la police italiens, plus il démontre avec évidence le complot sciemment exercé et orchestré au sommet du pouvoir. « N’oublions pas que notre cheminot était au courant du fait que le groupe anarchiste romain était infiltré par un tas d’espions et d’indicateurs… Il l’avait même dit au danseur. ‘La police et les fascistes se servent de nous pour provoquer les désordres… Il y a dans vos rangs un tas de provocateurs à leur solde… ils vous mènent là où ils veulent… et ça retombera ensuite sur toute la gauche’ ».

Pièce à la fois subversive, politique, dissidente, le tout sous forme de chronique judiciaire, elle fut écrite peu après les faits qu’elle narre. C’est en 1970 que FO prit la plume pour remettre de l’ordre dans la « vérité » officielle. Il lui en coûtera : des représentations de sa pièce seront annulées, la police lancera de fausses alertes d’attentats à la bombe dans les théâtres. Mais rien n’y fera. Ce texte DEVAIT vivre, DEVAIT être porté au-delà des frontières. Aujourd’hui, les éditions L’arche édite pour la troisième fois depuis 1983 ce texte référence, ce brûlot exceptionnel et peut-être inégalé qui, au-delà du fait divers proprement dit (façon de parler), démontre que des dérapages dévastateurs peuvent être sciemment mis en place par les gouvernements afin de provoquer la psychose dans une population. Ici l’exemple est frappant et laisse pantois.

« Le scandale est le meilleur antidote au pire des poisons, qui est la prise de conscience du peuple. Si le peuple prend conscience, nous sommes foutus ! ». Dario FO reçut en 1997 le prestigieux Prix Nobel de littérature.

Il est rare que je cite la dernière phrase d’une œuvre. Pourtant ici, et sans dévoiler la teneur du texte, elle est comme un ultime slogan contestataire profondément universel : « Nous sommes dans la merde jusqu’au cou et c’est bien pour ça que nous marchons la tête haute ! ». C’est peut-être LA pièce de théâtre à lire avant toutes les autres.

https://www.arche-editeur.com/

(Warren Bismuth)

dimanche 23 octobre 2022

Craig JOHNSON « Tous les démons sont ici »

 


En cette année 2022, je me suis lancé pas mal de défis littéraires, et notamment celui de lire dans l’ordre la série romanesque du shérif Walt Longmire du facétieux Craig JOHNSON lancée par Gallmeister en 2009 pour la version française et qui fêtera son quinzième volume dans les jours à venir avec « Le cœur de l’hiver ».

Ne nous mentons pas, il y a une addiction à suivre les enquêtes de ce shérif original et décalé (mais peut-être pas autant que le reste de son équipe et de ses proches). Et si je m’arrête sur « Tous les démons sont ici » pour vous présenter cette série, c’est que d’une part cet épisode intervient après une existence de cinq ans de la série chez Gallmeister, mais aussi parce que son scénario m’a été vanté par une sorte de spécialiste de la série.

Walt Longmire est le shérif du comté le moins peuplé de l’Etat du Wyoming. Seulement tout n’y est pas tout rose et, au cœur de ces montagnes pouvant culminer à 4000 mètres, les coups bas sont nombreux. Dans ce tome, Longmire, veuf inconsolable et carcasse de près de 2 mètres s’élevant au-dessus du sol, va devoir affronter une bande de prisonniers psychopathes qui ne vont pas tarder à s’évader, tandis qu’un exemplaire de « L’enfer » de DANTE ne va pas le quitter tout au long de cette éprouvante enquête.

D’ailleurs, est-ce vraiment une enquête ? Dans cet épisode, nous savons dès le début à peu près tout ce qui s’est déroulé de sanglant et qui a fait que les trois hommes traqués ont été fait prisonniers. L’histoire est en quelque sorte ailleurs, comme souvent chez Craig JOHNSON. Dans cette triplette, une silhouette se dégage, celle de Raynaud Shade, un fondu borgne (il s’est arraché son œil lui-même) se riant de la souffrance, de la douleur et de la mort. « J’avais côtoyé des fous dans ma vie, mais aucun n’était doué de la malveillance pure dont cet homme paraissait pétri ».

Dès le début de cette aventure, nous connaissons les pedigree des hommes recherchés, dès le début nous en savons suffisamment sur ce qui les a menés en prison. Aussi, « Tous les démons sont ici » est plus une chasse à l’homme psychologique exténuante qu’une vraie enquête. Et une fois de plus, Longmire y est magistral. Dans cet épisode, contrairement à son habitude, il va surtout évoluer seul (ce qui lui permet de dialoguer avec lui-même), loin de son vieil ami et complice Cheyenne Henry Standing Bear, loin de son assistante Vic avec laquelle il entretient des rapports ambigus, loin de sa fille Cady qui va d’ailleurs bientôt se marier.

Alors que Shade s’enfuit dans les montagnes perdues du Wyoming, une tempête de glace s’annonce, de celles qui marquent les esprits et peuvent changer le destin d’un homme. Le shérif s’élance à sa poursuite. Le voyage va être rude, périlleux, et même si parfois il peut presque paraître trop rocambolesque pour en être vraisemblable, il n’en reste pas moins que l’efficacité du récit est redoutable. JOHNSON use à la perfection de l’humour, parfois en forme d’allégories, il neutralise les situations les plus tendues en envoyant ici et là une situation burlesque, incongrue ou stupide. Si le fond de son roman est d’une grande noirceur, la forme est farcie de bons mots qui font passer la pilule, ou encore de scènes farfelues, comme celle du shérif chevauchant une motoneige en guise de cheval.

Cependant, « Tous les démons sont ici » est peut-être le roman de la série avec le moins de cet humour propre à son auteur. Il reste un épisode froid dans tous les sens du terme. Les hommes y sont réduits à l’état de bêtes. Ici plus que dans les volumes précédents un parfum de fantastique flotte et il faudra bien l’épilogue pour comprendre tout ce que le shérif aura vécu durant son aventure.

Le récit est également porté par la présence de Virgil, le genre de personnages qui enchantent un roman par leur présence, leur vécu, leur charisme et leurs réflexions philosophiques sur la liberté ou le sens de la vie. Ce Virgil enveloppe l’histoire d’un voile rassurant et quasi onirique au cœur des grands espaces du Wyoming, pour un climat parfaitement peint entre polar, roman noir et western moderne où la nature, la flore et la faune figurent en une part non négligeable dans le décor.

Les us et coutumes de ceux que l’on nomme par erreur les indiens sont toujours évoqués avec tendresse et passion (dans toute la série il en est ainsi). Longmire (et JOHNSON bien sûr) aime ce peuple et le respecte. « Qu’est-ce que vous avez, vous les Blancs, avec la morale ? Peut-être que c’est juste l’histoire de ce qui s’est passé (il marque une pause). Si un Indien montre un arbre, vous les Blancs, vous vous demandez toujours : Qu’est-ce que ça veut dire ? Que représente l’arbre ? Quelle signification ce geste a-t-il ? Peut-être que c’est juste un arbre ».

Un incendie va se déclencher, préfigurant une ambiance quasi apocalyptique. « La tour de flammes émergea du sommet de la forêt avec un bruit analogue à celui d’un train de marchandises, et le vide exerça une traction violente sur ma poitrine, essayant de me faire choir de la poutre sur laquelle j’étais debout, tandis que des cendres incandescentes tombaient des arbres morts. Je me tenais à un endroit où les matériaux inflammables, l’oxygène et la température au-dessus du point d’auto-ignition se combineraient pour créer une combustion spontanée et une explosion ».

Une enquête de Longmire est toujours riche dans l’apprentissage. On peut même avoir tendance à oublier la fin de l’enquête, retenus par des scènes d’anthologie, par des paysages grandioses, des personnages attendrissants ou carrément repoussants, et en fond cet humanisme débordant, cet humour ravageur qui fait que les enquêtes de Longmire sont uniques et entraînent une certaine dépendance.

Le titre original de ce volume est « Hell is empty », emprunté à un vers de DANTE dans « L’enfer » qui accompagne à la fois le shérif et tout cet épisode. Pourquoi le traduire par « Tous les démons sont ici » ? L’explication est dans le texte original de l’italien : « L’enfer est vide et tous les démons sont ici ». Tome paru en 2015, il est, à l’instar des épisodes précédents, d’une grande qualité tant littéraire que dans le scénario. Il est toutefois fortement conseillé de lire la série dans l'ordre car l'évolution de la vie du shérif et de ses comparses est prépondérante et prend même une part non négligeable dans l'intrigue. 

https://gallmeister.fr/

 (Warren Bismuth)

vendredi 21 octobre 2022

Alice ZENITER « Toute une moitié du monde »

 


Reprenant ses réflexions plus qu’amorcées dans sa pièce-monologue « Je suis une fille sans histoire » de 2021, Alice ZENITER développe sa pensée, la précise encore un peu plus, l’affine et la déploie. S’appuyant sur l’art, la culture, et en particulier « son » milieu, celui de la littérature et du théâtre, elle démontre de manière stupéfiante le formatage de la fiction dans l’Histoire par la figure masculine toute puissante. Il en est de même pour le cinéma, et pas seulement pour celui d’antan.

« Je suis une fille sans histoire » était un texte bref et concis pour être joué au théâtre. Il le fut par ZENITER elle-même. Ici, si le discours est amplement densifié, il prend la forme d’un essai, toujours engagé, toujours enragé, toujours féministe. Comme dans le livre précédent, la littérature fictionnelle n’est pas le seul art cité dans cet ouvrage. Et Alice ZENITER se plaît à relayer des travaux d’autres femmes oeuvrant pour le désassemblage de la norme masculiniste du débat : « Dans « Sortir les lesbiennes », un documentaire radio de Clémence Allezard, la réalisatrice Céline Sciamma déclare qu’elle tient délibérément les hommes hors cadre, hors champ et ajoute que ça permet aux spectateurs masculins de s’identifier aux personnages féminins qu’elle filme. Ce qui pourrait se présenter a priori comme une exclusion est en réalité le seul moyen de les inclure. Trop peu habitués à passer d’un genre à l’autre lorsqu’ils entrent dans une œuvre de fiction, les hommes se projetteraient toujours d’emblée vers les personnages masculins et il faudrait faire disparaître ceux-ci pour que les spectateurs puissent connaître ce que les spectatrices et lectrices pratiquent depuis toujours : une identification indépendante du genre ».

L’autrice aime se faire la porte-parole d’idées déjà énoncées par le passé, mais pas encore acceptées. Ainsi pour justifier la présence d’une femme dans un roman par exemple, elle nous prie de réfléchir sur le fait que si la femme était dans cette histoire remplacée par une lampe, l’intrigue en serait-elle déformée ? En somme, la femme en tant que telle apporte-t-elle quelque chose à l’action ?

Puis convocation de Toni MORRISON et extraits d’une interview de 1993 de la célèbre romancière où elle pose les jalons d’une dissidence féministe dans la culture. Puis la plume d’Alice ZENITER va chercher dans les racines de la littérature, recensant des autrices oubliées ou contestées alors pour n’avoir que rappeler leurs droits de femmes et les devoirs des hommes. Pour parfaire ses convictions, elle ouvre et analyse brillamment des œuvres littéraires, l’occasion d’une autocritique avec le recul : certains personnages féminins de Alice ZENITER ne sont peut-être pas tout à fait à la hauteur, mais elle continue d’y travailler.

Ce texte sait se faire autobiographie, mais sans jamais en faire des tonnes : évoquer (avec cet humour propre à l’autrice, un humour décapant qui fait mouche à chaque saillie) sans dénoncer vulgairement, rappeler une attitude, un comportement d’un homme à son égard ou à celui d’une connaissance, l’image parle d’elle-même, c’est aussi là le grand talent de Alice ZENITER, saupoudrer sans étouffer, le coup n’en est que plus direct.

Elle excelle également dans la manière de ponctuer ses dires de notes de bas de pages, peut-être les passages les plus drôles du livre. Rappelant l’ouvrage que vous tenez dans vos mains, la voici qui écrit à ce propos en note de bas de page (et vous remarquerez que dans une chronique, nous ne citons que TRÈS rarement des notes de base page, aussi mon exercice présent se construit avec une certaine délectation) : « Là, par exemple, il y a une photo de moi sur le bandeau. J’espère que vous l’avez enlevé et que vous l’utilisez comme marque-page ou l’avez jeté parce que je ne voulais pas de photo de moi sur ce livre. On m’a répondu que c’était la charte graphique choisie pour tous les ouvrages de la rentrée. « Je vais faire une note de bas de page », ai-je annoncé d’un ton grave, et tout ce que ma menace a pu me faire obtenir, c’est que la taille de la photo soit réduite ». Car Alice ZENITER est consciente que les artistes en vogue – dont elle fait partie - peuvent être utilisés comme produits d’appel, et dans ce jeu sordide, la femme est montrée souvent par son profil, son image, pas par ses convictions. Il ne devrait plus jamais en être ainsi.

L’autrice se confie, comme rappelée par son parcours. Elle explique pourquoi elle n’a pas voulu enfanter, revient sur le but de son travail d’écrivaine : « Je veux écrire des livres qui soient accessibles au plus grand nombre mais je veux aussi sortir des schèmes préétablis dont je connais pourtant le pouvoir de séduction comme la capacité à rassurer. Pour résumer, j’ai le cul entre deux chaises narratives ». Pour étayer certaines de ses thèses, elle fait appel au défunt Umberto ECO sans oublier de tacler Alain ROBBE-GRILLET concernant son point de vue sur la disparition nécessaire du personnage dans la littérature.

De ce texte puissant et intelligent, chacun peut en tirer une leçon. Pour ma part (et je tiens à me dévoiler sur ce point), homme blanc, sémillant quinquagénaire conscient de mes privilèges mais affublé d’une éducation certes fort lointaine et en grande partie rejetée depuis, mais axée sur le patriarcat et le catholicisme (le patriarcat DANS le catholicisme ?), l’exercice de Alice ZENITER me permet d’entrouvrir des portes de déconstruction, permet de me rééduquer. J’ai toujours eu la conviction que l’âgisme par exemple était une grande fourberie, et j’ai tenté de comprendre les raisons et les racines de la domination masculine. Pour cela, j’ai toujours eu besoin d’êtres plus jeunes pour me rappeler certains devoirs, certaines évidences, pour me remémorer que le monde a changé et m’expliquer en quoi et pour quel bien. Ce livre de Alice ZENITER est l’une de ces pierres dans cette « rééducation », il est en tous points indispensable à des hommes de ma catégorie pour nous frotter aux réalités et admettre que nous avons encore tant de chemin à parcourir sur notre cohabitation avec les femmes, y compris dans l’art et la culture. « Toute une moitié du monde » vient de paraître, vous savez ce qu’il vous reste à faire.

 (Warren Bismuth)

mercredi 19 octobre 2022

Albert CAMUS en bande dessinée

 


Plusieurs romans graphiques rendent hommage à l’œuvre de Albert CAMUS ou à son parcours. L’illustrateur Jacques FERRANDEZ, né à Alger, à lui seul, a commis pas moins de trois BD, adaptations d’une nouvelle et deux romans de CAMUS.

 


« L’hôte » est une nouvelle originellement présente dans le recueil « L’exil et le royaume » de CAMUS. FERRANDEZ lui redonne vie en 2009 dans une BD sobre et émouvante. Un instituteur français se voit confier un algérien potentiellement dangereux, combattant contre l’Etat colonisateur. Il doit le mener à une ville afin de le placer sous l’autorité des forces françaises. L’atmosphère se tend, l’instituteur se prenant d’affection pour le rebelle, cet hôte réalisant que son geste pourrait être fatal à l’algérien. FERRANDEZ croque magnifiquement ces moments par des dessins réalistes, ensoleillés, précis. Des fresques paysagères viennent décorer une partie du haut de certaines pages dans un décor aride pouvant faire penser à ceux décrits par GIONO du fond de sa Provence.

 


Le plus célèbre roman de CAMUS, « L’étranger », est ici ressuscité en 2013, toujours grâce au travail méticuleux de FERRANDEZ. Le personnage de Meursault y est scruté, à partir du décès de sa mère. Ce roman de retombée mondiale est illustré respectueusement, en prenant soin de ne pas en déformer les propos. L’admiration de FERRANDEZ pour son aîné est évidente, palpable. Il prend le temps pour reproduire cette histoire, n’en perd pas une miette, le résultat est à la hauteur, couleurs chaleureuses pour les scènes en extérieur, plus feutré dans les huis clos

 


« Le premier homme » de 2017 » est une adaptation du roman inachevé de CAMUS, celui dont on retrouve les brouillons dans la voiture où l’écrivain a trouvé la mort en janvier 1960. Là encore des couleurs chaudes pour évoquer la jeunesse de Jacques Cormery, le double de CAMUS, la silhouette écrasante et autoritaire de la grand-mère, la complicité affichée avec la mère. La figure de l’instituteur de CAMUS, celui qui en quelque sorte a influencé le parcours à venir du jeune Albert, est mise en avant. Roman graphique ambitieux de 180 pages qui colle au mieux avec le texte original.

 


Enfin, une longue biographie illustrée, parue en 2013 et sobrement intitulée « CAMUS entre justice et mère », est contée par José LENZINI et mise en images par Laurent GNONI. Des dessins soignés, modernes, là encore de couleur chaude, viennent compléter un long texte revenant sur les épisodes marquant du philosophe écrivain, avec en toile de fond l’attribution du Prix Nobel de littérature en 1957 et le célèbre discours de Stockholm. Retour sur la grand-mère autoritaire, la misère dans une enfance algérienne, l’instituteur de la providence, Monsieur GERMAIN, qui vit en CAMUS un élément particulièrement doué de ses élèves. Mais aussi le football, les histoires de cœur (dont celle avec SARTRE), les positions difficiles à tenir durant la guerre d’Algérie, précédant la fin tragique. Biographie ambitieuse faisant revivre le parcours hors du commun d’un des grands écrivains du XXe siècle.

Quatre albums pour mieux connaître l’œuvre et l’homme, qui peuvent se lire comme une série de quatre épisodes. Les fans devraient s’y retrouver.

 (Warren Bismuth)

dimanche 16 octobre 2022

Doug PEACOCK « Mes années grizzly »

 


Admiratif du récit « Une guerre dans la tête » (réédité récemment en poche sous le titre « Marcher vers l’horizon » qui sied mieux à son contenu) de Doug PEACOCK, il s’avérait nécessaire de découvrir au plus vite l’autre de ses écrits traduits en français : « Mes années grizzly ». L’effort ne fut pas vain.

Paru aux Etats-Unis en 1987 puis en France une première fois en 1997, ce livre fut réédité dans la collection Totem (poche) de chez Gallmeister en 2012. Si l’on peut remarquer de nombreuses redites par rapport à « Marcher vers l’horizon », le message est cependant plus ciblé du côté des longues observations de PEACOCK sur les populations des ours grizzly.

Pendant de nombreuses années, environ six mois par an, PEACOCK a bravé tous les dangers pour être au plus près de la vie des grizzlys aux Etats-Unis. Au fil des ans, il est devenu un spécialiste en la matière, observant avec minutie et passion, photographiant, filmant même la vie de ces ours fascinants.

Recevoir des leçons de vie est une autre résultante de cette expérience hors normes : « Les ours sentent l’arrivée des tempêtes hivernales plusieurs jours à l’avance ». Les observer afin d’anticiper. PEACOCK décrit leur hibernation, les querelles d’individus voire de familles. Il s’insurge avec véhémence (n’oublions pas qu’il est avant tout anarchiste) contre les massacres dont les ours sont les victimes. Ils ont failli disparaître de la surface du globe, pourtant l’Homme continue à s’acharner sur eux, sans vergogne.

PEACOCK, c’est de la graine de révolté, alors il explique qu’il sabote, qu’il entre en scène, jouant avec sa vie, celle qui ne valait plus grand-chose à son retour de la guerre du Vietnam. « Il ne restait plus de grizzlys dans ces montagnes, et c’était bien dommage. Ils avaient été abattus des dizaines d’années plus tôt, ou empoisonnés. Même un endroit aussi vaste et sauvage que celui-ci s’était avéré trop petit pour eux. Les grizzlys ont besoin d’immenses habitats : dans une région comme celle-ci, un mâle occupe de 500 à 750 km2, et une femelle moitié moins. Au printemps, les grands ours descendaient des montagnes vers les ranchs, et ils étaient immanquablement abattus ».

Ces massacres eurent lieu en partie dans les années 1960/1970, même s’ils avaient commencé dès le XIXe siècle, avant que certaines lois protègent en partie les ours et les grizzlys. Mais la cupidité de l’Homme est sans limites et même indirectement il menace la survie même des ours : « Le premier prédateur du Sud-Ouest n’était ni le loup ni le grizzly, mais le bétail, qui dévorait toutes les herbes succulentes qui constituaient l’essentiel du régime alimentaire des ours ».

PEACOCK connaît son dossier sur le bout des doigts et sait le faire partager à son lectorat. Dans chaque phrase, chaque expression, la passion est palpable. PEACOCK est un acharné de la défense de la nature sauvage, un militant se dressant tant et plus contre l’injustice, celle des hommes bien entendu. « Les droits des animaux sont bafoués – et nous nous comportons envers eux comme nous l’avons fait envers les indiens ». Car PEACOCK est admirateur du mode de vie des Autochtones, de leur rapport à la nature, de leur respect, leur dévotion même. Il s’empare du sujet afin de compléter ses pensées. Il reste un contestataire de premier ordre et ne s’en cache pas : « J’étais tiraillé entre la nécessité de protéger la nature et ma tendance innée à refuser toute discipline excessive et à favoriser l’illégalité ». Toujours cette réflexion libertaire, pure et entière.

Un chapitre le ramène du côté de la mer de Cortés, où il prend la plume pour y décrire la faune sous-marine, et là non plus il n’est pas maladroit. PEACOCK est l’un de ces hommes rares et précieux qui vous mettent le nez dans votre caca, qui vous secouent la tête en vous expliquant que tout n’est pas perdu à condition de se révolter, encore faut-il braver le danger. Ouvrage passionnant de bout en bout, écrit avec une main sûre et pourtant questionnant sans arrêt, du travail de maître rédigé en grande partie dans les années 80. Auteur à lire d’urgence.

https://gallmeister.fr/

 (Warren Bismuth)

vendredi 14 octobre 2022

Patrick PÉCHEROT « Pour tout bagage »

 


Pour son nouveau roman, Patrick PÉCHEROT utilise le rétroviseur comme outil d’écriture. Un grand bond dans les années 70 en France. Le prétexte de cette plongée dans le temps est le kidnapping moyennant rançon du banquier Angel SUAREZ à Paris en 1974. C’est alors le G.A.R.I. (Groupe d’Action Révolutionnaire Internationaliste) qui est à la manœuvre. Derrière cet enlèvement, ce sont de nombreuses revendications qui voient le jour, nous sommes au moment charnière alors que l’on espère se dessiner un Nouveau Monde : l’antimilitarisme, l’amour libre, les communautés, le collectivisme, et ce vent libertaire qui souffle parfois en rafale.

Arthur Sorot, sorte de double de l’auteur, est le narrateur de cette histoire dans l’Histoire, témoin de la jeunesse turbulente et dissidente des trente glorieuses, mais bien plus spécifiquement image même de cette utopie propre à la décennie 70. Arthur a, comme tant d’autres, cru à un avenir plus égalitaire entre les peuples, plus fraternel. Comme tant d’autres, il a vieilli, et il se présente à nouveau plus de 40 ans plus tard, rêves éteints et valoches sous les yeux. Il ressort de vieilles photos jaunies, les scrute et les commente.

Patrick PÉCHEROT réussit la prouesse d’un grand balayage quasi exhaustif (ça ne peut jamais l’être, bien entendu) de l’activité (contre) culturelle en France dans les 70, l’influence venant des Etats-Unis, mais l’identité plus ou moins revendiquée et estampillée France est bien réelle. En fond, les images d’actualités, politiques surtout, défilent à la vitesse grand V, comme projetées au fond d’une salle obscure, par un Super 8 ronronnant sur un drap blanc dépareillé.

Inventaire à la Prévert du militantisme des 70’s, ce roman semble revendiquer à chaque page un « C’était mieux avant » encombrant et fataliste. Mais alors il faut le lire jusqu’au bout pour comprendre.

Les années 70, c’est l’agonie de FRANCO, le dictateur espagnol, c’est la vie avant Internet, c’est-à-dire en direct, non virtuelle. C’est aussi l’époque des grandes utopies politiques passant par le Larzac, la Résistance à l’oppression, la Révolution à tout crin. Et les taupes, les infiltrés au sein des organisations. En est-il ainsi pour le G.A.R.I. ? Cette période pattes d’eph’ patchouli liberté est dépeinte avec nostalgie et sens du détail : « Je parle encore d’années moyenâgeuses. Ailleurs, on les a dites de plomb. Des années à guerre froide. À gauche ultra et droite extrême. À kébours dans l’ombre. À marionnettes, corps tordus et embrouillaminis. Des années groupuscules infiltrés, des fois que Mai 68 revienne, plus garnement du tout, vrai méchant. Ou que, lassés de l’attendre, certains se sentent avant-garde armée du prolétariat ».

Ce roman foisonnant est avant tout, ou en conclusion, le bilan d’une vie de militantisme, d’une part sur l’héritage parfois tendancieux (gilets jaunes notamment), d’autres part sur l’utilité ou non qu’il y eut à cramer autant d’énergie pour que le monde soit moins moche, quand on voit le résultat près de cinq décennies plus tard, même si l’on peut s’interroger sur les réflexions du narrateur à propos des ZAD. Mais c’est aussi l’occasion pour lui de se questionner sur la suite. « On pigeait tout. Nucléaire non merci ! Let the sunshine in et vive le vent, vive le vent, vive le vent dit vert. Aujourd’hui, quatre éoliennes dans le décor déclenchent une émeute. Sus aux méchantes bêtes, inutiles et nuisibles ! Je ne pige plus trop. Une fois pour toutes, j’ai décidé de m’en foutre. Tant de gens brassent plus d’air qu’un parc éolien sans provoquer un watt de jus… ». Un Arthur résigné, groggy devant le constat.

Roman qui sent la lacrymo autant que la lavande et la saveur de madeleine. Roman d’un monde révolu, terminé, fini, exterminé, exécuté, il en est le souvenir, le reflet, avec les erreurs du passé – reproduites pourtant -, la rage diluée depuis, voire passée en partie de l’autre côté des barricades héritières de 1968. Exercice de style stupéfiant où s’entremêlent moult images des seventies, parasitées soudain par le retour au présent, décennie deux du siècle vingt et un, et son goût de gâchis, tout ceci porté par une écriture argotique, populaire, à l’ancienne, une écriture elle aussi en partie disparue, qui a pourtant embelli les années 70, avec le talent de AUDIARD, entre autres. Mais la figure tutélaire du roman pourrait bien être celle de Léo FERRÉ, même s’il va lui en cuire en fin de volume. Ces 70’s pourtant pionnières des luttes en cours, qui ont posé les jalons de la révolte du siècle suivant.

« Reprendre le chemin de l’école, c’est la grande illusion, jamais ne reviennent le goût des Malabar, l’odeur de la cour et celle des marronniers. On renifle des parfums de synthèse en faisant semblant de rien mais ils sont bien pourris ». Ce roman vient de sortir, il est à déguster sur un vieux pouf orange.

 (Warren Bismuth)

mercredi 12 octobre 2022

Victor SERGE & Laurette SÉJOURNÉ « Écris-moi à Mexico »

 


Ce petit livre par son format mais fort tout de même de 237 pages est sous-titré « Correspondance inédite 1941-1942 ». Il s’agit d’un recueil de lettres échangées entre Victor SERGE, alors en exil et en partance pour le Mexique, et sa très chère Laurette SÉJOURNÉ, qui elle est restée en France, du côté de Marseille, aux heures sombres de la deuxième guerre mondiale.

En mars 1941, le cargo Capitaine Paul-Lemerle appareille de Marseille avec à son bord environ 300 passagers fuyant l’Europe. Parmi eux, l’écrivain et journaliste politique Victor SERGE (de son vrai nom Viktor KIBALTCHITCH) qui doit quitter la France devenue trop dangereuse pour ses activités. Il laisse sur le quai sa promise, Laurette SÉJOURNÉ. Une correspondance s’amorce et s’étend de mars 1941 à janvier 1942.

Correspondance est peut-être un bien grand mot car dans ce recueil, ce sont surtout les lettres de SERGE qui sont publiées, des missives enflammées d’un amour intense pour la femme qu’il vient de quitter bien malgré lui, mais un Victor SERGE se faisant par moments visionnaire : « Ce sera la guerre la plus atroce, avec des victimes sans nombre – la défaite, l’effondrement, la résurrection dans la souffrance, nous voici acheminés vers les plus grands dénouements, beaucoup plus vite qu’on ne s’y attendait » (juin 1941). Dans ces lettres, Victor SERGE décrit les paysages, loin de la guerre en Europe, et évoque les souvenirs communs avec Laurette, lorsqu’ils étaient encore physiquement unis.

Sans nouvelles de Laurette depuis plusieurs semaines, Victor SERGE s’inquiète, supplie, insiste sur le fait que malgré le silence, en retour il continuera néanmoins à écrire. Son but est d’organiser le voyage pour Laurette, pour qu’elle puisse le retrouver, mais tout n’est pas si simple. Entre la guerre, les nombreuses difficultés administratives, les possibilités de voyage paraissent lointaines, évoluent sans cesse sans toutefois progresser de manière conséquente.

Dans les lieux où SERGE stationne aléatoirement, les réfugiés de guerre sont ostracisés, dénigrés. Pour tenir le coup, il imagine dans ses errances une Laurette à ses côtés, découvrant avec lui les paysages et les coutumes, l’architecture. Il faiblit, trouve ses forces dans cette ombre invisible près de lui : « Et toi, toi qui es le meilleur de moi, ma seule joie, mon seul espoir de vivre pleinement, mon amour inexprimable, à chaque instant, je te parle, je te montre les choses que tu aimerais voir, les colliers de coquillages, les ouvrages indiens, les piles de fruits inconnus, je te dis : regarde, ma Laurette, et c’est comme si tu étais à côté de moi et je suis près d’en pleurer de joie et de déchirement ». Victor SERGE détaille à sa bien-aimée les allures des autochtones qu’il rencontre, énumère ce qu’il voit, tout ce qui le rend heureux, triste ou songeur.

Six mois d’un voyage éreintant, et SERGE parvient enfin au Mexique en septembre 1941. Dans ses lettres, et sans toujours suffisamment de nouvelles de Laurette, il devient nerveux, se fait directif, ordonne de manière péremptoire. Est-il possessif, jaloux ? Tout le laisse penser. Il se dresse contre une rencontre que Laurette envisage avec un homme pouvant l’aider, il est bouleversé, souffre, se fait misanthrope. C’est un homme en perdition qui écrit certaines des missives, s’assombrit tant et plus au fil d’une correspondance presque à sens unique.

C’est la guerre en Europe, il est fort probable que les lettres sont lues par les autorités, aussi il doit surveiller ses mots, ses phrases, ne pas trop en dire, de peur d’être frappé par la censure ou de mettre Laurette en danger. Il se débat avec lui-même pour trouver une issue à des retrouvailles. Car elle DOIT le rejoindre, il ne peut vivre sans cet espoir. Il se répète, semble perdre pied, épuisé par cette situation. Plus on avance dans cette lecture, plus il paraît évident que SERGE, dans le ton, dans les admonestations, dans la pression qu’il provoque, en a presque oublié que Laurette est en proie à la guerre qui ravage la France. Jamais ou presque il n’y fait allusion. La censure, peut-être, mais aussi un être bouleversé par le destin, vivant mal l’éloignement et la relative solitude, perdant pied et ses repères.

Dans cet espace-temps de près d’une année, il ne reçoit que quatre lettres de Laurette (ainsi que des télégrammes, non publiés ici). Aussi cette correspondance peut se lire comme une suite épistolaire presque à sens unique avec un expéditeur déclinant qui perd ses dernières forces, qui doute et endure. Laurette va finir par rejoindre son homme. Victor SERGE ne reverra jamais l’Europe, il s’éteint en 1947 au Mexique.

Ce recueil paru en 2017 aux éditions Signes et Balises est un moyen original de découvrir un Victor SERGE très différent de l’image qui lui est généralement attribué. C’est aussi pour le lectorat une occasion de lire les impressions d’un intellectuel loin de la guerre alors que celle-ci s’étend dans le pays qu’il vient de quitter. Correspondance précédée d’une préface intitulée « Victor Serge au Mexique : le dernier exil » d’Adolfo GILLY et compilée par Françoise BIENFAIT et Tessa BRISAC.

« Ne te nourris pas d’illusions, dis-toi que nous sommes des demi-noyés, qui avons besoin d’un âpre réalisme et d’une grande dureté envers nous-mêmes pour nous en tirer ».

https://www.signesetbalises.fr/

(Warren Bismuth)

dimanche 9 octobre 2022

Jim LYNCH « Face au vent »

 


Dans la famille Johannssen à Seattle, rien n’est plus sacré que la voile. De générations en générations, tous les membres se sont transmis ce savoir-faire par la passion et l’abnégation. Josh, le narrateur, est chef de chantier maritime mais aussi  le deuxième rejeton d’une fratrie de trois enfants. Le frère aîné est Bernard, homme pragmatique mais aventurier, deux ans de plus. La sœur Ruby est la benjamine, deux ans de moins, un peu menteuse et vantarde. Père autoritaire, turbulent, évoluant bien sûr dans le monde des bateaux, mère scientifique qui voue une passion pour Albert EINSTEIN.

Ce qui pourrait être un roman banal et peut-être ennuyeux devient un « page-turner » efficace, agréable à lire grâce à la plume gorgée d’humour de Jim LYNCH. Difficile de ne pas penser à Jim HARRISON et Craig JOHNSON dans ses descriptions de scènes burlesques, mais aussi d’autre plus graves que pourtant il désacralise par la drôlerie, ou encore lorsqu’il caricature avec tendresse ses contemporains dans une déferlante de bons mots sur fond d’exubérance.

Ce roman s’évade parfois vers des sujets liés à la navigation, comme par exemple ces vieilles histoires de découvertes de territoires par les mers ou les océans, sans oublier les inventions et trouvailles scientifiques. Là c’est souvent la mère qui s’exprime. Mais en fond, d’autres éléments viennent se fixer : les courses de régates (vous saurez tout sur le vocabulaire, les techniques de fabrication de bateaux, les tactiques de courses). L’autre héros, outre la famille Johannssen, est le vent, y compris lorsqu’il refuse de souffler, lorsqu’il ne vient pas en aide lors des régates.

Nous suivons cette famille, l’évolution des trois frères et sœur de l’adolescence vers la vie adulte, la pensée plus mature. Bernard et Ruby s’engagent dans de nobles causes, même si Bernard a des ennuis suite à une manif et qu’il doit s’enfuir. Quant à Josh, il drague sur Internet, fait des rencontres plus ou moins sans lendemain mais ne désespère pas de trouver l’âme sœur.

En parlant de sœur, les lendemains de Ruby s’annoncent difficiles, c’est la partie sombre du livre, mais toujours traitée avec détachement, humour quoique compassion. La famille unie semble se disloquer un peu plus à chaque page, tous les membres semblent être exaspérés et prêts à prendre leurs distances. Comme Bernard en somme.

« Face au vent » est un roman qui, sans révolutionner le style ni l’histoire, est de bonne facture, plaisant quoique peut-être un peu longuet – 360 pages - notamment vers les 2/3 du récit où Jim LYNCH paraît chercher un second souffle que, à la grande joie de son lectorat, il finit par trouver pour parachever son livre de manière convaincante. Il permet de prendre l’air, le grand large même, à peu de frais, et avec un bon talent de conteur.

Ce roman traduit par Jean ESCH est sorti chez Gallmeister en janvier 2018 très exactement. Si cette date est importante pour les amateurs de la maison d’édition, c’est qu’en théorie elle marque la fin de la merveilleuse collection Nature writing, une aventure unique en littérature française où tant d’ouvrages de référence (un peu plus de 60) sont parus, une véritable mine d’or ! Donc ce roman apparaît comme l’ultime de la série dans les catalogues de distributions. Or dans le livre lui-même et sur la quatrième de couverture, c’est bien à la collection America qu’il appartient. Mystère peu banal. Il devait être prévu de rejoindre cette collection en prévision de son arrêt définitif, puis l’éditeur a vraisemblablement changé son fusil d’épaule, ce qui fait que le dernier volume de cette prestigieuse collection est celui de John GIERACH « Une journée pourrie au paradis des truites » paru fin 2017. Mais il n’est pas interdit de voir en « Face au vent » le point final à la Nature writing par son atmosphère de liberté au grand large à défaut des grands espaces.

https://gallmeister.fr/

 (Warren Bismuth)

vendredi 7 octobre 2022

Iegor GRAN « Z comme zombie »

 


Le tristement fameux Z représente les initiales de Zapad, l’un des deux grands corps de l’armée russe impliqués actuellement dans l’occupation de l’Ukraine, devenu leitmotiv de l’envahisseur. Ce Z a été commenté, jusqu’à représenter ce « Zombie » qui accompagne le titre du nouveau récit de Iegor GRAN, document à charge extrêmement offensif à l’endroit de la Russie de Poutine.

L’auteur analyse, tente de comprendre l’extrême confusion régnant aujourd’hui dans l’esprit russe. Il évoque le passé, la certitude de la toute puissance d’un peuple asservi, manipulé par d’incessantes fake news qui ont fini par contrôler ses pensées. Peuple zombifié par un autoritarisme cherchant à renouer d’une part avec la défunte U.R.S.S., de l’autre avec l’empire déchu en 1917.

GRAN attaque tant et plus, fait feu de tout bois. « Aucune preuve, aussi concrète soit-elle, n’est capable d’ébranler leurs certitudes. Non seulement ils ne croient pas ce qu’ils voient, ils préfèreraient perdre la vie plutôt que de douter ». Le complotisme haussé comme discours d’Etat et répété jusqu’à la nausée jusqu’à devenir cette triste « Vérité alternative ».

Dans ce texte se succèdent des témoignages de russes, anonymes ou non, connus de l’auteur ou non. Et partout ce fanatisme, cet aveuglement rendu concret par la prolifération de ce Z qui se développe comme du chiendent. Reconstruire, réécrire l’Histoire (n’oublions pas la dissolution de l’organisation Memorial par POUTINE, quelques semaines avant le déclenchement de l’invasion en Ukraine), c’est aussi de faire d’une défaite un triomphe, démontrant la force quasi mystique d’une population soudée contre le monde entier, forcément agresseur.

La littérature n’est pas oubliée, celle qui fait partie du patrimoine mondial, les TOLSTOÏ, les DOSTOÏEVSKI, les TCHEKHOV, les GOGOL, les POUCHKINE surtout, ces noms immenses, éternels qui en quelque sorte définissent l’âme russe. Comme d’autres, leurs noms sont utilisés jusqu’à la corde car, au prétexte de l’injustice, on ressasse le passé, encore et encore, jusqu’à cette tragédie que fut la chute de l’U.R.S.S., mais aussi cette démonstration de force du stalinisme contre l’envahisseur nazi durant la deuxième guerre mondiale. Alors on se remet à espérer d’un avenir au goût d’antan.

Reste l’ombre presque grandissante de LÉNINE : « Chaque statue de Lénine que l’on démonte dans une ancienne colonie provoque une vague d’indignation sincère, comme si un blasphème contre le passé ensoleillé des Russes venait d’être commis. Ainsi, la première chose à laquelle pense l’administration russe quand elle occupe la ville de Henitchesk, en Ukraine, c’est de retrouver la statue de Lénine qui avait été enlevée en 2015, coupée en trois morceaux et laissée pour morte dans un hangar, et de la replanter sur la place centrale, en recollant à la colle marronnasse les morceaux, cicatrices bien visibles – Frankenstein Lénine ».

Vient l’époque de la reconquête : reprendre les frontières telles qu’elles furent jadis : récupérer l’Ukraine (car voilà le prétexte à ce récit, la guerre en Ukraine et l’invasion russe sur son sol) après la Géorgie, la Tchétchénie et tant d’autres, reconstruire le tracé de l’Union Soviétique mais pas seulement. La volonté va plus loin encore, bien plus loin, dans le temps comme dans l’espace. L’un des buts ultimes est de reprendre L’Alaska qui naguère fut russe. Et même reconquérir la Californie.

Iegor GRAN cite des faits divers récents et ahurissants, comme pour enfoncer le clou, épaulé par son humour ô combien caustique. Il est temps pour lui de dénoncer le grand paradoxe : les copies conformes d’emballages de produits Etats-uniens mais fabriqués par des marques russes. Car même si l’on combat « l’impérialisme américain » avec force et détermination, on le singe à bien des égards.

Texte écrit en direct (les dernière informations relayées datent de l’été 2022), mais réfléchi quant à l’Histoire d’un pays à la fois puissant et obsolète, il n’est peut-être pas sans parti pris dans certaines de ses réflexions, agglomérant un trop à la va-vite peuple et élite. Il n’empêche qu’il est judicieux et nécessaire, et en fin de compte pas si loin – quoique moins affiné - des réflexions actuelles de André MARKOWICZ qui sur Facebook rédige plusieurs fois par semaine des chroniques sur l’actualité de la guerre en Ukraine, au risque de s’épuiser et d’être attaqué par les pro-Poutine gangrenant les réseaux sociaux.

« Z comme zombie » est la radiographie d’un pays s’effondrant par sa propre vanité, il est sorti chez P.O.L. à la rentrée 2022. Une plongée au tréfonds de l’âme russe.

https://www.pol-editeur.com/

 (Warren Bismuth)

mercredi 5 octobre 2022

Alice ZENITER « Je suis une fille sans histoire »

 


Bon sang, quel texte ! Dans cet essai profondément féministe, Alice ZENITER nous embarque dans des réflexions de haute voltige par un style pur, un développement précis d’idées où l’humour brille par son impertinence. En seulement une centaine de pages, l’autrice nous laisse sur le carreau par de brillantes prises de position.

Dans l’art et la littérature notamment, la femme est souvent reléguée à l’état de potiche, de personnage secondaire sans envergure. Et ceci gêne profondément Alice ZENITER dont le but est de déconstruire des clichés encore en vigueur et même virulents au XXIe siècle. L’histoire est écrite par les vainqueurs, dit-on. Donc par les hommes, tout puissants dans une société patriarcale et devenue obsolète. ZENITER libère la parole, mais pas négligemment, s’appuyant sur des faits artistiques, historiques notamment, convoquant ARISTOTE et d’autres plus contemporains, pointant du doigt, accusant un état de faits qui dure depuis des siècles.

Les femmes doivent cesser de paraître du côté des faibles et Alice ZENITER en fait un combat qui, dans ce texte précieux, ne se prive pas de dénoncer la domination masculine, qu’elle soit au quotidien ou dans le monde des arts, où sont imposés de vieux clichés éculés où l’homme est celui « qui fait des trucs », comprendre se positionne en héros intouchable surreprésenté.

Armée de petits dessins, l’autrice place ses revendications vers le ludique, le pédagogique, se risque du côté des héroïnes de l’imaginaire littéraire collectif. Anna Karénine l’agace, mais certaines prises de conscience de Umberto ECO l’enchantent. Mais attention : si nous pouvons être touchés par un mouvement nous exhortant à modifier radicalement nos comportements, il faut s’y tenir, ne pas la jouer sur un temps infime, ne pas relâcher la pression. C’est ce qu’avec un immense talent, par des phrases simples, précises et redoutables, Alice ZENITER nous propose de mettre en place, pour briser les stéréotypes, dynamiter le masculinisme à outrance.

L’autrice donne des exemples issus de la littérature classique ou des films « blockbusters » pour nous montrer que la femme reste souvent cet objet convoité, sans cervelle et sans pensées. La liste est longue, hélas !, mais ne doit plus s’éterniser, il est temps de la stopper, même si bien sûr ces histoires ont pu nous faire rêver. L’avènement de l’égalité des textes est en marche, il ne doit pas faiblir.

Pour qu’un texte soit réussi, Alice ZENITER s’appuie sur le test de BECHTEL qui envisage un récit égalitaire en trois points : 1/ il doit y avoir au moins deux femmes nommées dans l’œuvre, 2/ qui parlent ensemble, 3/ qui parlent de quelque chose qui est sans rapport avec un homme. Vérifiez bien dans ces romans qui nous ont fait vibrer, ces trois points sont rarement respectés. Alice ZENITER revient sur ces préjugés qui perdurent. Mais revenons à ce test. Celui de BECHTEL. Par réflexe, nous sommes forcés de croire qu’il émane d’un homme, mystérieux de surcroît, ce BECHTEL. Pourtant, son prénom est Alison. Elle est dessinatrice de bandes dessinées.

Dans ce texte profond et marquant, Alice ZENITER parle de sémiologie, d’histoire et de féminisme, avec son franc-parler et son style littéraire qui séduit et envoûte. Nous ne pouvons seuls développer une idée, il nous faut des références, nous appuyer sur l’Histoire, avoir confiance en ce que des spécialistes ont déjà montré car « Vous n’avez pas (pas tous ?) refait les mesures pour savoir à quelle distance nous sommes du Soleil ou pour prouver que la Terre est ronde. Vous n’avez pas demandé à voir les ossements de François 1er, aucun de vous n’était né en 1515 et pourtant nous pouvons diviser la bataille de Marignan avec certitude. Une existence sans division du travail culturel serait possible, j’imagine, mais elle serait harassante et inutile parce qu’une vie humaine ne peut pas retraverser des millénaires d’apprentissages et de découvertes. Il faut donc accepter que nous vivons dans une sphère de connaissances fondée sur des affirmations de dicto, nous sommes – à tout moment – juchés sur un empilement de textes ». Faire confiance aux autres, celles et ceux qui ont travaillé d’arrache-pied pour démontrer un fait, tel est le message.

Et puis ces vérités implacables qui nous feraient presque culpabiliser : « Si l’on prend l’exemple des rapports du GIEC, on voit qu’au stade de l’idée vraie, on a une accumulation de données sur le réchauffement climatique depuis des décennies, des données qui ne sont pourtant pas suffisantes pour que les modes de vie, de production et de consommation soient changés de façon significative. Mais si l’on transforme les rapports du GIEC en idée affectante, si l’on y ajoute des images d’ours blancs faméliques qui ne parviennent plus à pêcher sur leur banquise fondue, si l’on vous raconte ce que la montée des eaux créera comme exode ou ce que la hausse des températures fera au sol et aux plantes de votre propre jardin, on a plus de chances que vous vous préoccupiez de ce réchauffement, que vous changiez certaines habitudes de votre vie et que vous poussiez les autres (vos proches ou le gouvernement) à faire de même ». J’y vois comme une supplication à l’humilité…

Alice ZENITER déjoue jusqu’au bout de son texte les idées toutes faites. Ce titre « Je suis une femme sans histoire » est une imposture, une fiction car, bien sûr, l’écrivaine en question possède un passé, une histoire chargée et ces mots imprimés sur la couverture nous ont menés en bateau. L’exercice est brillant.

Si ce texte est sorti (en 2021) aux éditions L’arche, spécialisées dans le théâtre contemporain, c’est qu’il fut joué sur scène. À partir de 2020. Une actrice, seule. Son nom ? Alice ZENITER. Chapeau bas madame !

https://www.arche-editeur.com/

 (Warren Bismuth)

dimanche 2 octobre 2022

Kathleen DEAN MOORE « Petit traité de philosophie naturelle »

 


Kathleen DEAN MOORE est prof de philo, mais aussi entièrement dédiée à la vie de la nature. Ce petit bouquin est un condensé de sa profession et de sa passion. Cet essai nous montre l’autrice proche, très proche de sa famille. Aussi, elle nous entretient de ses liens, des souvenirs familiaux, du CV de ses parents (sa mère a publié des guides nature, la pomme ne tombe jamais loin de l’arbre). Elle-même compte transmettre son savoir à ses enfants et agit quotidiennement en ce sens.

Le métier de Kahtleen DEAN MOORE c’est la philo, aussi elle pense le monde à la manière d’une philosophe, y compris en observant la nature. Parallèlement, elle nous parle de cette nature avec empathie, nous délivrant des informations originales et frappantes : « Dans une meute, chaque loup hurle dans une tonalité différente afin que la meute rivale puisse les dénombrer, et il arrive qu’ils changent de ton au beau milieu d’un cri pour faire croire qu’il sont plusieurs ».

DEAN MOORE scrute ce qu’elle voit puis partage son point de vue ou son état d’esprit, esprit par ailleurs jamais très loin de la poésie : « Quelques heures après le crépuscule, un ciel luminescent domine la falaise, là où se lèvera la lune. Déjà les spires du canyon luisent d’un éclat blanc. Les chauves-souris batifolent au-dessus de l’eau, guettant l’écho des insectes. Puis la face lunaire passe la paroi du canyon et chaque plateau de roches et de pierres éboulées apparaît, nu et blanc, comme esquissé par son ombre au clair de lune ».

Dans ce que l’on pourrait définir comme un recueil de chroniques brèves, l’autrice met en scène les oiseaux, les loups, les loutres, les poissons, les ours, les algues, les insectes, les cours d’eau, les orages, fait référence aux philosophes de la Grèce ancienne, à la mythologie. Mais c’est sa famille qui revient le plus souvent, dans des anecdotes légères ou sordides, des questionnements existentiels, ceux qui lancent des migraines et qui parfois se règlent devant un paysage verdoyant, mais aussi ceux qui n’offrent aucune solution. Par exemple, l’autrice doit-elle soulager les atroces douleurs de son père en ordonnant une euthanasie ou non ? Où est le sens de la vie ? La souffrance en est-elle une résultante obligatoire ? Kathleen DEAN MOORE s’interroge sur la fibromyalgie de sa fille, sur le deuil, familial notamment, sur la foi, le tout au sein d’une famille omniprésente dans le récit.

Le but recherché ici se nomme héritage, celui des valeurs de la nature comme humaines, celui de l’interrogation perpétuelle. L’autrice veut que ses enfants se posent les bonnes questions au bon moment tout en témoignant d’un profond respect pour la nature et l’environnement. Elle est lucide devant les ravages de la déforestation, livrent certains faits divers qui là aussi amènent des interrogations. Ce traité est à lire tranquillement, chapitre par chapitre, afin de s’imprégner au mieux de la sève qui en découle. Il était à l’origine la 3e publication de la majestueuse collection Nature writing de Gallmeister en 2006, les mêmes Gallmeister qui proposent aujourd’hui une version poche – sortie en 2020 dans la collection Totem – du texte traduit par Camille FORT-CANTONI.

https://gallmeister.fr/

 (Warren Bismuth)