Par l’ironie, tout est permis. Et l’ironie, c’est l’une des armes favorites de Jeton Neziraj, un écrivain qui commence à être un habitué du blog. Auteur Kosovar de très grand talent, il joue avec les scènes, les situations, semble ne rien respecter, se foutre de tout, jusqu’à vous faire venir des sanglots par son émotivité. Dans ces deux pièces c’est la littérature qui est, non pas à l’honneur, mais bien la tête sur le billot, dans un jeu du chat et de la souris que l’auteur n’hésite à appeler « Thérapie théâtrale ».
« Le projet Handke » est un texte de 2022 qui pourrait bien faire date. Il extirpe des phrases, des pensées de Peter Handke, écrivain autrichien sulfureux, qui a entre autres nié en partie le génocide de Srebrenica en Bosnie-Herzégovine en 1995. Les phrases sont décortiquées et mises en lumière pour bien montrer la dangerosité d’un écrivain tel que Handke. « Handke a ouvertement soutenu Milošević, en niant et en posant des points d’interrogation sur ses crimes commis en Yougoslavie dans les années 90. Par ses livres et ses positions, il a falsifié et détourné les faits sur les guerres yougoslaves, il a incité et appuyé l’idéologie de la ‘terre brûlée’, tout comme il a tissé des éloges aux poètes et aux réalisateurs militants proserbes, convertis en ‘ingénieurs des projets de génocides’. Ses interventions politiques, qu’il préfère le plus souvent qualifier de ‘littérature’, empestent le fascisme. Lors des obsèques du criminel Milošević, Handke disait à la masse des gens assoiffés de sang : ‘je ne connais pas la vérité’ pour expliquer pourquoi il se trouvait ‘ici auprès de Milošević, auprès de la Serbie’ ».
Neziraj frappe, mais intelligemment, jamais gratuitement dans un document subversif à charge, à la fois caustique et jubilatoire. Il nous remémore le naufrage au sein de responsables du Prix Nobel de littérature du côté de Stockholm en 2018, un scandale sexuel retentissant, un prix reporté l’année suivante, 2019, pour élire… Peter Handke !
Neziraj reproduit un fragment du discours de Handke lors des obsèques de Milošević en 2006. La violence des paroles de Handke laisse coi. La réponse est tout aussi féroce et Neziraj, se cachant brillamment derrière l’illimité pouvoir de la littérature, fait subitement mourir Handke, fatigué de parler de lui. La dernière scène de ce texte offensif et poétique à la fois s’intitule « Fuck you », tout simplement.
La littérature est encore convoquée dans le second texte de 2020, « Le retour de Karl May », d’après le roman de l’auteur allemand Karl May « Au pays des Skipétars » daté de 1892 et empli de clichés racistes sur les peuples des Balkans. La pièce est sous-titrée « Drame divertissant pour le peuple allemand ». Pourtant elle est aussi un document à charge, sur l’ignorance d’une partie des européens concernant la situation politique dans les Balkans, aujourd’hui encore, européens reproduisant inconsciemment les thèses tordues de Karl May. Neziraj fait en outre référence dans ce texte aux (alors récents) faits divers impliquant des migrants en Allemagne, affaires dont les médias se sont faits les choux gras avant qu’une partie des accusés immigrés fût innocentée.
Neziraj explique à sa façon ce processus de bouc émissaire, de haine raciale, de préjugés, par un jeu de poupées gigognes, avec une pièce dans la pièce, où les acteurs improvisent et finissent par influencer le metteur en scène, avant le retour de… Peter Handke, lauréat 2019 du Prix Nobel de littérature, le jury usant de prétextes pour justifier l’attribution à Handke : « En remettant le prix à Handke, nous arguons que le devoir de la littérature n’est pas de confirmer et de reproduire ce que la société voit et croit comme moralement juste ». Et Neziraj de prouver le contraire…
Chez l’auteur, ce qui marque c’est la liberté de ton, son exubérance, ces scènes improbables avec ces mots torpilles qui servent à choquer, à éveiller, car son fond est audacieux et toujours pertinent. Ce petit bijou est sorti récemment aux éditions L’espace d’un Instant, dont c’est ici la huitième publication de l’auteur, c’est aussi la deuxième publication dans leur toute nouvelle collection Sens interdits qui démarre avec une forte odeur de gomme ! La traduction de l’Albanais est signée Sébastien Gricourt, la préface étant l’œuvre de Alida Bremer (traduction du croate par Nicolas Raljević).
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(Warren Bismuth)
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