Ce livre-témoignage est l’un des volets majeurs de l’œuvre de Marie Cosnay consacrés à l’aide aux migrants (aux côtés notamment de la trilogie « Des îles »). En préambule, le rappel de la loi et ses évolutions en matière d’immigration et sur la protection des mineurs qui en découle. Un collectif d’hébergement s’est créé dans le Pays Basque où réside l’autrice et poète. Entre mars 2017 et mars 2018 elle suit le jeune Saâ, guinéen, en même temps qu’elle noircit les pages qui deviendront ce magnifique « Nos corps pirogues ».
Dans ce texte bouleversant et d’une grande humilité, Marie Cosnay raconte : le quotidien avec les migrants, l’appui qu’il faut leur apporter, mais aussi les moments d’intimité, les rires et la complicité qui se dégagent presque naturellement après une période d’observation. Derrière, l’administratif. Et là nous entrons dans un engrenage sans fin en suivant le jeune guinéen, personnage principal, fil rouge de ce livre. Il faut prouver à la justice que le jeune Saâ, qui a fui la Guinée en passant notamment par le désert marocain, est mineur. Lui a fui aussi ses souvenirs, qui sont épars, flous. Difficile de démontrer quoi que ce soit dans ces conditions.
Cerise sur le gâteau : les dates de naissance de Saâ ne sont pas les bonnes sur son certificat de scolarité. Alors il va falloir jouer serré, une intime conviction (de sa minorité) ne pouvant être une preuve. Commence alors un chemin de croix administratif pour les accompagnateurs dont Marie Cosnay fait partie.
Ce combat, elle nous le fait vivre dans ce texte à la fois engagé, poétique et historique (sur les conditions d’accueil des migrants entre autres). Certains de ses collègues doutent des paroles du migrant, se mettent à la place des flics, comme s’il fallait condamner ou inquiéter le réfugié avant de l’aider, de le guider, comme si c’était le rôle d’un bénévole de tendre des pièges. Marie Cosnay construit son travail comme une enquête, avec les différentes étapes, les refus officiels, les changements de cap, les lueurs d’espoir, une lutte acharné de chaque minute pour simplement prouver la minorité d’un jeune pour qu’il soit reconnu enfant étranger isolé. Les encadrants donnent de leur temps, de leur énergie et de leur foi : « Elle n’aime pas dire le mot étranger. Étranger, ça ne veut rien dire quand on peut l’être à son propre pays, à son lieu, son temps, à soi-même ».
Évocations, souvenirs de drames, de naufrages meurtriers en Méditerranée, des conditions de voyages. Les chapitres sont brefs pour être plus percutants, le discours d’un profond humanisme ne peut que nous renverser, nous toucher au cœur. Et ses petits mots de Saâ, qui déjà a percé le voile de la politique française : « Marine Le Pen n’a pas de bonnes idées pour la France, nous les étrangers nous pouvons faire de bonnes choses ici, jamais personne ne fait seul, jamais personne n’est sans étranger, ce sont de mauvaises idées pour la France et pour les hommes d’être sans étrangers ».
Le texte de ce livre fut écrit entre mars 2017 et mars 2018, il est suivi d’un épilogue rédigé entre décembre 2018 et mai 2021 où Marie Cosnay dresse le bilan de cette aventure humaine, énonce un verdict qui se doit d’être impartial : « Être, sur le terrain, critiques de nos pratiques. Hébergeant ainsi solidairement, sans l’aide de l’État, notre responsabilité, morale et politique, est grande ». Récit salutaire paru en 2022 dans la collection Majuscules des éditions L’ire des Marges.
(Warren Bismuth)
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