Ce petit
bouquin de seulement 56 pages va nous mener en Algérie. Pas à n’importe quelle
période ni dans n’importe quel contexte, et surtout pas pour y faire du
tourisme : le contexte est la « vraie » fin de la guerre
d’Algérie (des « événements »), légèrement ultérieure aux accords
d’Évian ayant, en mars 1962, pourtant officiellement sonné le glas de cette
guerre sans nom. Les semaines suivant la fin de la guerre, du lendemain de la
signature des accords jusqu’au 1er juillet 1962, avec ces dernières
exactions, comme pour jouer les prolongations.
L’auteur y a
pris part en tant que gradé. Il y a connu ce Daniel V., gradé également, dont
il va dresser le parcours de vie, de fin de vie surtout, par petits traits
nerveux, écrivant sur son propre vécu là-bas loin de la métropole qu’il avait
quittée durant l’été 1961 alors qu’il faisait pourtant ses études à Lyon et
qu’il venait de se fiancer. Il a tout plaqué pour aller combattre en Algérie,
bien qu’il était contre cette foutue guerre et même membre du groupe
« Réseau Jeanson » et pacifiste. Il raconte ce qu’il a vu au sein de
son poste reculé de Rio Salado : « Dans la confusion qui régnait alors à cause des déplacements précipités
des troupes avant l’échéance du 1er juillet, date du référendum
d’autodétermination qui devait consacrer l’indépendance, et du climat de
violence entretenu par l’O.A.S. dans toute cette région, il semble que le poste
de Rio Salado fut tout simplement oublié ».
BRUNET fut
marqué par la guerre, une autre, la seconde, mondiale, son père ayant été
emprisonné dans un stalag, alors que l’auteur, né en 1938, n’était encore qu’un
gamin. Par petites touches, il livre ses antécédents, minutieusement mélangés
aux derniers moments de la vie de Daniel V., un juste selon lui.
Si la figure
de ce Daniel a tant marqué et inspiré l’auteur pour ce récit, c’est qu’il est
sans doute l’une des dernières victimes de cette guerre d’Algérie. Le 30 juin
1962, soit trois mois après la signature des accords d’Évian et à la veille du
référendum sur l’autodétermination du peuple algérien, Daniel, effectuant alors
son tour de garde au crépuscule, est attaqué par deux harkis qui lui tatouent
pour l’éternité ce trop fameux « sourire kabyle », égorgement d’une
oreille à l’autre, crac, sans fioritures. Le lendemain, par référendum, la
guerre est terminée, l’indépendance proclamée. Les deux harkis, déserteurs et
meurtriers, se rendront et seront à leur tour exécutés, fusillés. Pas de
chichis en cette période sombre.
Dernière
ironie : le corps de Daniel sera envoyé en métropole chez sa mère. Pour la
cérémonie funéraire en grandes pompes, c’est donc un coussin rouge (sang) qui
prendra la place de Daniel, coussin percé çà et là par les décorations du
soldat, les breloques gagnées sur le terrain. Cynisme profond.
Un court
témoignage bouleversant pour bien se rappeler que la guerre d’Algérie ne s’est
pas arrêtée par magie ce 19 mars 1962 avec de simples signatures accolées au
bas d’une page. Les mois qui suivirent furent violents, l’O.A.S. ayant mis la
pression, le F.L.N. répliquant, les pieds-noirs tout comme les harkis se
sentant abandonnés. « Avec
l’indépendance l’exode des pieds-noirs s’accélérait ; tous ceux qui ne
parvenaient pas à prendre l’avion essayaient de se faire convoyer vers l’Espagne
par des passeurs sur des petits cargos et des chalutiers, malgré les pressions
et les menaces de l’O.A.S. La passation des pouvoirs au F.L.N., dans toutes les
administrations, se faisait dans le désordre. L’armée, occupée à ses propres
opérations de déménagement, avait du mal à tout contrôler. Il fallait aussi
détruire à la hâte des monceaux d’archives, dans les services de renseignements
surtout ». L’auteur, comme Daniel, a vu en direct des corps tombés,
parfois à la suite de jeux morbides. L’écriture est à la fois froide et pleine
d’émotions, et retranscrit avec talent une période peu étudiée, ces quelques
mois où l’Algérie était une sorte de no man’s land livrée à elle-même. C’est
paru en 2013 aux éditions Signes et Balises, et ça vaut le coup de traverser la
Méditerranée en pensée.
(Warren Bismuth)
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