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jeudi 16 mai 2019

Sylvain TESSON « Sur les chemins noirs »


Récit de voyage un peu particulier. En 2014 TESSON tombe lourdement de huit mètres en escaladant une façade. Il était ivre. Des séquelles diverses lui resteront à vie. Après un long séjour à l’hôpital il s’interroge : lui qui a tant voyagé un peu partout dans le monde, et alors qu’il est désormais diminué, pourquoi ne pas tenter une épopée plus locale, une traversée de la France, qu’il entreprendra près de la frontière italienne pour la clôturer du côté de La Hague ? Il s’élance un an après son accident pour un voyage à pied de deux mois et demi. C’est celui-ci qu’il raconte dans ce livre.

Le titre de ce récit est emprunté à René FRÉGNI (qu’il me faudra absolument vous présenter un jour), écrivain provençal. Cela tombe bien puisque TESSON parcourt la Provence, et s’il pense à FRÉGNI, il lui reste un coin de tendresse pour GIONO, et un clin d’œil à PAGNOL. Ses pas le mènent sur des chemins caillouteux alors que son esprit voyage sur certaines données de la campagne, son évolution, sa désertification (par les politiques agricoles) et sa tentative de résurrection (toujours par les politiques agricoles) : « Une batterie d’experts, c’est-à-dire de spécialistes de l’invérifiable, y jugeaient qu’une trentaine de départements français, appartenaient à ‘l’hyper-ruralité’. Pour eux, la ruralité n’était pas une grâce mais une malédiction : le rapport déplorait l’arriération de ces territoires qui échappaient au numérique, qui n’étaient pas assez desservis par le réseau routier, pas assez urbanisés ou qui se trouvaient privés de grands commerces et d’accès aux administrations. Ce que nous autres, pauvres cloches romantiques, tenions pour une clé du paradis sur Terre – l’ensauvagement, la préservation, l’isolement – était considéré dans ces pages comme des catégories du sous-développement ».

Le développement se produira au détriment de la nature après l’inévitable vague de désertification, entraînant une sorte de monde englouti. Dans ces paysages, non seulement dans les villages abandonnés, tout ce qui est empreinte humaine semble synonyme de pollution. « La terre était cimentée, lavée de produits chimiques, domestiquée par les besoins de la parfumerie et de la production de miel. La lutte contre les insectes avait été remportée. On y avait gagné un silence de parking. Il n’y avait pas un vrombissement dans l’air ». TESSON s’arrête sur cette ruralité subventionnée, ne survivant plus que par les subsides d’un Etat un peu dépassé.

TESSON continue sa marche, des amis viennent le rejoindre, lui rappelant la Russie qu’il adore, qu’il vénère, une Russie qu’il désire avec passion (parfois peut-être un peu trop, voir le livre de chroniques « Une légère oscillation »). Mais il est bel et bien sur des chemins français, ces fameux chemins noirs. « C’étaient mes chemins noirs. Ils ouvraient sur l’échappée, ils étaient oubliés, le silence y régnait, on n’y croisait personne et parfois la broussaille se refermait aussitôt après le passage. Certains hommes espéraient entrer dans l’Histoire. Nous étions quelques-uns à préférer disparaître dans la géographie ».

Après la Provence, traversée des Cévennes, du Cantal, de la Corrèze, de la Creuse. Des moments difficiles dans des terres peu plates et peu accueillantes. Puis tout à coup, une fois les pieds habitués à nouveau à un terrain plus propice car plus plat, le récit se fait plus elliptique (le parcours Provence-Nord des Cévennes, représentant pourtant une faible partie du voyage, s’étend sur la moitié du livre), peut-être aussi moins passionné. Il n’y est plus question de références à des auteurs.

Durant ce voyage, il rencontrera des humains, ce qui ne le remplit d’ailleurs pas de joie. Il passera près de villes, notera l’étendue du béton, des barres de HLM qui n’en finissent plus, du goudron qui enterre la terre. On appelle ça la libre circulation il paraît. TESSON ne va pas manger de ce pain-là, il va dormir à la belle étoile, parfois sous la pluie, mais toujours sans alcool, interdit pour lui depuis son accident. Il constate : « Le drapeau de l’UE flottait sur les maisons aux volets clos. Les équarrisseurs du vieil espace français s’occupaient à recoudre le cadavre de la campagne dont ils avaient contribué au trépas ».

Puis ce sera la vision de la Manche, vue depuis La Hague, fin de l’aventure. Un bouquin qui fleure bon la décroissance et l’isolement volontaire, la spiritualité dans la marche intensive. Sorti en 2016, il fait voyager à peu de frais, même si le constat n’est pas toujours brillant ni optimiste (on le serait à moins) : « En première ligne, la campagne subissait les affres des mutations. Les paysans manifestaient leur désarroi devant un marché qui prenait les dimensions du globe. On le comprenait : quand on a cultivé un terroir pendant deux mille ans, il n’était pas facile de participer à la foire mondiale ».

(Warren Bismuth)

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