Certes, Malone se meurt, mais c’est tout
de même un tout petit peu plus compliqué que ça. Déjà on n’est sûrs qu’il
s’appelle Malone que juste avant la moitié du roman. Pour être plus précis,
qu’il s’appelle désormais Malone. On en déduit qu’il a dû changer de patronyme.
Récemment. Peut-être. En tout cas il est dans une chambre, il ne sait pas où,
ni si elle lui appartient. Il semble attendre la fin inéluctable. Une vieille
dame vient lui servir chaque jour sa soupe. C’est une chambre oui, mais
apparemment pas dans un asile. Ni un hôpital. Lui est cloué sur un lit,
impotent. Un peu comme l’anti-héros de « Molloy ». De BECKETT. Écrit
juste avant. Malone possède une table à roulettes, qu’il avance ou repousse de
son lit à l’aide d’une canne.
Pour s’évader Malone possède un cahier.
Sans doute lui appartient-il. Quoique. En tout cas, il note scrupuleusement ce
qu’il voit, ce qu’il invente. Il sait que son cerveau risque de rapidement se
gripper. La famille Saposcat, mais aussi celle paysanne du gros Louis qui tue
les cochons dans sa ferme, Macmann le mystérieux, couché sur le ventre. Il y a
la servante Moll qui prend soin des malades. Elle va disparaître pour être remplacée
par Lemuel.
Oui mais voilà : Malone ne serait-il
pas Sapo, le fils de la famille Saposcat dont il écrirait les souvenirs dans
son cahier ? À moins qu’il soit un membre de la famille de gros Louis, ou
bien encore le personnage allongé de Macmann. À moins que ce soit chacun d’eux
à une période de leur vie, ce qui ferait que Sapo, Louis, Macmann et bien sûr
Malone ne feraient qu’une seule et même personne. À moins qu’aucun n’existe et
qu’ils sortent tous, y compris Malone, d’un cerveau malade d’une tierce
personne.
Bref, c’est du BECKETT, c’est tordu,
retors, mathématique, formé et déformé en même temps. Les deux premières
courtes phrases du récit donnent le ton : « Je serai quand même bientôt tout à fait mort enfin. Peut-être le mois
prochain ». La mort comme obsession, même comme libératrice :
« Si je me remets à vouloir
réfléchir je vais rater mon décès ». Le narrateur est inquiet quand il
va bien. Hypocondrie excessive ? D’ailleurs je parle de narrateur, de
Malone en l’occurrence, mais qui me dit que c’est bien lui ? En tout cas
il va perdre une chaussure, il va la chercher.
Même pour les heures de la nuit et du jour
c’est approximatif « Car chez moi il
ne fait pas nuit, je le sais, ici il ne fait jamais nuit, quoi que j’aie pu
dire, mais il fait souvent moins clair qu’en ce moment, tandis que là dehors
c’est la pleine nuit, avec peu d’étoiles, mais suffisamment pour indiquer que
ce ciel noir est bien celui des hommes et non pas tout simplement peint sur la
vitre, car ça tremble, à la façon des vraies étoiles, ce qui ne serait pas le
cas si c’était peint ».
Le sexe me direz-vous ? Il y en a,
succulemment dépeint, quoique peu orgasmique : « On voyait alors Macmann qui s’acharnait à faire rentrer son sexe dans
celui de sa partenaire à la manière d’un oreiller dans une taie, en le pliant
en deux et en l’y fourrant avec ses doigts. Mais loin de se décourager, se
piquant au jeu, ils finirent bien, quoique d’une parfaite impuissance l’un et
l’autre, par faire jaillir de leurs sèches et débiles étreintes une sorte de
sombre volupté, en faisant appel à toutes les ressources de la peau, des
muqueuses et de l’imagination ».
« Malone meurt » est donc la
suite de « Molloy », tous deux parus en 1951 aux éditions de Minuit.
Un dernier volet viendra clore la trilogie en 1953 ; « L’innommable ».
Nous en reparlerons. Chaque chose en son temps. « Malone meurt » est d’ailleurs
une suite de « Molloy » sans en être vraiment une : les
personnages sont différents (quoique, peut-être uniquement les noms ont été
changés, qui sait ?) mais souffrent, de plus en plus. Dans « Malone
meurt » ils continuent de souffrir de la souffrance dans laquelle nous les
avions quittés à la fin de « Molloy ». Avec BECKETT, on ne sait
jamais vraiment ce qu’on lit, c’est décontenançant, ça peut même devenir irritant
tant on a le sentiment de se sentir encore plus ignorant qu’à l’habitude. Le
deuxième roman est peut-être moins drôle que le premier, la douleur en étant
plus vive. Mais il est bien sûr tout aussi absurde. L’ambiance kafkaïenne est
peut-être moins vive dans ce « Malone meurt » que dans d’autres
textes de BECKETT. Quoi qu’il en soit, si vous désirez vous confronter à votre
tolérance à la folie en période de lecture, tentez votre chance, puisque de
plus l’écriture est absolument superbe et exigeante jusqu’à la dernière ligne.
En attendant celle-ci (la dernière ligne si vous avez bien suivi), vous vous
poserez des questions, souffrirez peut-être de maux de tête, du dos (crispation
oblige). Je ne peux que vous souhaiter un bon voyage, mais faites attention aux
remous, ils pourraient bien vous faire passer par-dessus bord.
(Warren
Bismuth)
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