Cette rentrée littéraire 2018 s'annonce
riche, notamment chez Quidam. Elle démarre sur les chapeaux de roue avec le
nouveau roman de Philippe ANNOCQUE, « Seule la nuit tombe dans ses
bras ». Un format assez court de 143 pages, qui s'avale d'une traite sans
que l'on s'en rende compte.
Nous ne pouvons que nous réjouir dès la
lecture des premières pages : dans la préface rédigée par l'auteur, il est
question d'actes performatifs, notion de pragmatique centrale décrite avec brio
par AUSTIN dans son ouvrage théorique « Quand dire c'est faire ».
Cela pose immédiatement la problématique centrale de l'ouvrage, qui sera servie
par l'intrigue et qui cherche à questionner la place du virtuel dans le sentiment
amoureux, dans l'infidélité. Est-ce que faire l'amour virtuellement a valeur
d'acte concret ou alors n'est-ce pas grave puisque déconnecté du
quotidien ?
Les protagonistes tentent dans un premier
temps de se persuader que cela n'a pas de rapport. Herbert, écrivain (par
ailleurs personnage récurrent des romans de ANNOCQUE), marié avec deux enfants,
et Coline, enseignante, mariée elle aussi et mère d'une fille unique, se
rencontrent sur le réseau social à la bannière bleue que nous connaissons
tou-tes. Suite à un statut promotionnel concernant son roman, lui et Coline
« s'ajoutent » comme « ami-es » et vont commencer une
correspondance épistolaire, via Internet ou les smartphones. Leur début
d'histoire est lui-même assez flou, Herbert tente de se souvenir, c'est Coline
qui lui rafraîchit la mémoire. On retrouve chez ces deux-là un plaisir assez
évident à se remémorer leurs débuts, leurs premiers mots, leurs premières
sensations. C'est Coline qui fera un pas vers Herbert, un pas tout sauf
innocent qui entraînera une dégringolade vers des sentiers interdits par
l'engagement marital.
Car ils dépassent clairement les bornes. En
plus des mots d'amour échangés et vite effacés, pour que les conjoints n'en
sachent rien, s'ajoutent rapidement les photos suggestives d'une Coline
généreusement pourvue par la nature qui n'hésite pas à s'afficher en soutien
gorge bleu indigo (une bretelle pour démarrer, la lisière d'une dentelle
dépassant négligemment, séquence voyeurisme évident), en nuisette sexy ou même
carrément nue. Herbert lui emboîte le pas allègrement mais les atours masculins
s'accommodent moins d'une mise en scène sensuelle, ce qui nous donne dès le
départ des situations drolatiques quand on imagine, ne serait-ce que deux
secondes, les ressources que l'homme va devoir trouver pour lui aussi susciter
le désir chez sa partenaire. De là peut naître la passion, la vraie, celle
qui assèche la gorge et fait soulever des montagnes. L’érotisme est très
présent, obsédant, peut-être un peu trop, l’auteur en est d’ailleurs parfaitement
conscient : « C’est trop là. Il
y a trop de sexe. Si jamais ce livre est publié un jour, le lecteur va faire
une overdose ». N’empêche que l’interdépendance est bien concrètisée
en une fusion commune sans recul, une certaine osmose qui va déclencher une
jalousie réciproque.
Tout s'enchaîne très vite : amour et
désamour, sans cesse renouvelés, réécrits, rejoués à l'infini, oscillation
itérative, douche suédoise en quelque sorte. Car c'est là tout le sel des
relations à distance : large part au fantasme et à l'imagination, l'on
donne ce que l'on veut, le meilleur de soi sans doute mais en arrière-plan, la
vie suit son cours, les conjoints sont là et les vacances en famille, sorte de
retour brusque à la réalité (moins de solitude, moins d'échanges adultérins) où
l'on met sans cesse en perspective ce que l'on fait comme une routine et où la
culpabilité peut venir nous chatouiller les doigts de pied. Remise en question
de la vie parallèle.
ANNOCQUE ne répond pas à la problématique.
Par choix ? À notre sens, non. Il n'y a pas de réponse autre que celle
formulée par notre morale personnelle. Il est dit à de nombreuses reprises que
les protagonistes jamais ne quitteraient leurs conjoints respectifs, même si le
fantasme d'une vie rêvée à deux fait surface parfois, par bribes interprétées
mais sur lesquelles on revient pour s'en défendre avec véhémence. Voilà un
roman moderne qui utilise les outils de communication modernes pour laisser entrevoir
(toujours le voyeurisme dans ce terme) une histoire d’amour moderne, mais dont
pourtant la trame de fond n’est pas si éloignée des romans épistolaires du XIXe
siècle. Un roman également en forme d’exploration du temps passé, du temps
perdu, où deux adultes ancrés dans leur quotidien familial retombent en pleine
adolescence par le biais de la séduction à tout crin. Les deux acteurs semblent
embourbés dans une spirale de l’érotisme virtuel sans issue.
Le titre du roman fait référence à un statut
F**k posté par Herbert un soir de grande mélancolie après un énième passage à
vide dans cette relation à cent à l'heure, alors qu'il vient de retrouver la
Coline qu'il aime tant. Les heures défilent, c'est dans la nuit qu'ils peuvent
se faire face en toute liberté, grâce au chat présent sur la plateforme
bleue. Ils s'endorment presque ensemble, sur cette métaphore poétique ou seul
le premier terme se voit modifié par l'auteur pour le titre de ce livre :
initialement « même la nuit tombe dans ses bras » devient
« seule la nuit tombe dans ses bras ». Je vous laisse à votre
interprétation personnelle et vous renvoie à cet ouvrage qui parle de la vie,
de l'extraordinaire pourtant fort ordinaire, de cette singularité lumineuse de
la relation adultérine qui reste néanmoins chaste (dans les actes) mais qui est
d'une banalité notoire. Un flirt poussé très flou, à la frontière de la
réalité.
À lire, pour s'identifier peut-être ?
(Emilia Sancti & Warren Bismuth)
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