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lundi 20 août 2018

Philippe ANNOCQUE « Seule la nuit tombe dans ses bras »


Cette rentrée littéraire 2018 s'annonce riche, notamment chez Quidam. Elle démarre sur les chapeaux de roue avec le nouveau roman de Philippe ANNOCQUE, « Seule la nuit tombe dans ses bras ». Un format assez court de 143 pages, qui s'avale d'une traite sans que l'on s'en rende compte.

Nous ne pouvons que nous réjouir dès la lecture des premières pages : dans la préface rédigée par l'auteur, il est question d'actes performatifs, notion de pragmatique centrale décrite avec brio par AUSTIN dans son ouvrage théorique « Quand dire c'est faire ». Cela pose immédiatement la problématique centrale de l'ouvrage, qui sera servie par l'intrigue et qui cherche à questionner la place du virtuel dans le sentiment amoureux, dans l'infidélité. Est-ce que faire l'amour virtuellement a valeur d'acte concret ou alors n'est-ce pas grave puisque déconnecté du quotidien ?

Les protagonistes tentent dans un premier temps de se persuader que cela n'a pas de rapport. Herbert, écrivain (par ailleurs personnage récurrent des romans de ANNOCQUE), marié avec deux enfants, et Coline, enseignante, mariée elle aussi et mère d'une fille unique, se rencontrent sur le réseau social à la bannière bleue que nous connaissons tou-tes. Suite à un statut promotionnel concernant son roman, lui et Coline « s'ajoutent » comme « ami-es » et vont commencer une correspondance épistolaire, via Internet ou les smartphones. Leur début d'histoire est lui-même assez flou, Herbert tente de se souvenir, c'est Coline qui lui rafraîchit la mémoire. On retrouve chez ces deux-là un plaisir assez évident à se remémorer leurs débuts, leurs premiers mots, leurs premières sensations. C'est Coline qui fera un pas vers Herbert, un pas tout sauf innocent qui entraînera une dégringolade vers des sentiers interdits par l'engagement marital.

Car ils dépassent clairement les bornes. En plus des mots d'amour échangés et vite effacés, pour que les conjoints n'en sachent rien, s'ajoutent rapidement les photos suggestives d'une Coline généreusement pourvue par la nature qui n'hésite pas à s'afficher en soutien gorge bleu indigo (une bretelle pour démarrer, la lisière d'une dentelle dépassant négligemment, séquence voyeurisme évident), en nuisette sexy ou même carrément nue. Herbert lui emboîte le pas allègrement mais les atours masculins s'accommodent moins d'une mise en scène sensuelle, ce qui nous donne dès le départ des situations drolatiques quand on imagine, ne serait-ce que deux secondes, les ressources que l'homme va devoir trouver pour lui aussi susciter le désir chez sa partenaire. De là peut naître la passion, la vraie, celle qui assèche la gorge et fait soulever des montagnes. L’érotisme est très présent, obsédant, peut-être un peu trop, l’auteur en est d’ailleurs parfaitement conscient : « C’est trop là. Il y a trop de sexe. Si jamais ce livre est publié un jour, le lecteur va faire une overdose ». N’empêche que l’interdépendance est bien concrètisée en une fusion commune sans recul, une certaine osmose qui va déclencher une jalousie réciproque.

Tout s'enchaîne très vite : amour et désamour, sans cesse renouvelés, réécrits, rejoués à l'infini, oscillation itérative, douche suédoise en quelque sorte. Car c'est là tout le sel des relations à distance : large part au fantasme et à l'imagination, l'on donne ce que l'on veut, le meilleur de soi sans doute mais en arrière-plan, la vie suit son cours, les conjoints sont là et les vacances en famille, sorte de retour brusque à la réalité (moins de solitude, moins d'échanges adultérins) où l'on met sans cesse en perspective ce que l'on fait comme une routine et où la culpabilité peut venir nous chatouiller les doigts de pied. Remise en question de la vie parallèle.

ANNOCQUE ne répond pas à la problématique. Par choix ? À notre sens, non. Il n'y a pas de réponse autre que celle formulée par notre morale personnelle. Il est dit à de nombreuses reprises que les protagonistes jamais ne quitteraient leurs conjoints respectifs, même si le fantasme d'une vie rêvée à deux fait surface parfois, par bribes interprétées mais sur lesquelles on revient pour s'en défendre avec véhémence. Voilà un roman moderne qui utilise les outils de communication modernes pour laisser entrevoir (toujours le voyeurisme dans ce terme) une histoire d’amour moderne, mais dont pourtant la trame de fond n’est pas si éloignée des romans épistolaires du XIXe siècle. Un roman également en forme d’exploration du temps passé, du temps perdu, où deux adultes ancrés dans leur quotidien familial retombent en pleine adolescence par le biais de la séduction à tout crin. Les deux acteurs semblent embourbés dans une spirale de l’érotisme virtuel sans issue.

Le titre du roman fait référence à un statut F**k posté par Herbert un soir de grande mélancolie après un énième passage à vide dans cette relation à cent à l'heure, alors qu'il vient de retrouver la Coline qu'il aime tant. Les heures défilent, c'est dans la nuit qu'ils peuvent se faire face en toute liberté, grâce au chat présent sur la plateforme bleue. Ils s'endorment presque ensemble, sur cette métaphore poétique ou seul le premier terme se voit modifié par l'auteur pour le titre de ce livre : initialement « même la nuit tombe dans ses bras » devient « seule la nuit tombe dans ses bras ». Je vous laisse à votre interprétation personnelle et vous renvoie à cet ouvrage qui parle de la vie, de l'extraordinaire pourtant fort ordinaire, de cette singularité lumineuse de la relation adultérine qui reste néanmoins chaste (dans les actes) mais qui est d'une banalité notoire. Un flirt poussé très flou, à la frontière de la réalité.
À lire, pour s'identifier peut-être ?


(Emilia Sancti & Warren Bismuth)

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