Un livre ambitieux : plus de 350 pages retraçant des destins sur plusieurs périodes historiques de l’Espagne. Le narrateur se prénomme José, comme l’auteur, il y aurait comme un petit goût d’autofiction, non ? Quoi qu’il en soit, il s’intéresse à la figure défunte de son grand-père Nicomedes Miranda. Aidé par sa mère notamment, la fille de Nicomedes, José va tenter de reconstituer par petits bouts une vie accomplie au centre de la folie.
Le pépé est né peu avant la première guerre mondiale, se marie l’année même de la fin de la seconde. Mais ce Nicomedes n’est pas le seul personnage tutélaire de ce roman varié, charpenté et excellemment mis en scène. Car avec l’intérêt que lui porte José, ce dernier ne peut que digresser sur ses propres souvenirs ou sa propre expérience de vie, ce qui fait du texte une sorte de destins croisés de plusieurs membres d’une même famille à des périodes différentes du XXe siècle, où vient s’ajouter celui de la grand-mère, Mamacarmen, sage-femme réputée, faisant en sorte que plusieurs générations se répondent. C’est cette mère-grand qui donne la vie. Mais l’image principale en filigrane est peut-être celle d’une île espagnole, Ibiza, à l’est de la métropole. Rarement dans la littérature de traduction francophone Ibiza est évoquée, rarement elle se pare dans un costume réel et palpable.
C’est plus d'un demi-siècle d’histoire espagnole par le prisme de la famille de José qui est ici recueilli par ce narrateur moteur d’une mémoire collective et familiale, mais c’est plus précisément une tragédie qui est ici dépeinte. Il sera bien brièvement question du tourisme sur l’île se développant dans les années 70, le récit posant bien vite son objectif principal quelques décennies plus tôt, la fin des années 30 pour être précis, et ce curieux docteur Vallejo NÁJERA, bras droit du général FRANCO. Et là le récit bascule. Car en discutant avec sa mère, José apprend que Nicomedes était diagnostiqué fou, aussi il souhaiterait en savoir plus sur les causes de cette folie.
C’est ce NÁJERA qui a développé les hôpitaux psychiatriques en Espagne, un peu avant la deuxième guerre mondiale. Les internés l’étaient souvent sur des motifs politiques, notamment pour « marxisme », « gauchisme » ou « communisme ». Le but : emprisonner les opposants à FRANCO, leurs tests sociologiques sont en rapport avec leur appartenance politique, ce qui signifie que tout est biaisé dès le début, et que les fous ne sont peut-être pas toujours ceux que l’on croit, pour les raisons que l’on croit. En résumé : le marxisme est désigné comme une maladie mentale.
Dans une parodie de psychanalyse, l’Espagne plonge dans la folie, entraînant avec elle Ibiza. Mais le récit est aussi l’occasion pour l’auteur de se faire guide touristique d’Ibiza, nous faisant découvrir le quartier du West end. Pour tourner ces pages où le destin familial s’imbrique dans l’Histoire nationale et où les dialogues mêmes sont incorporés sans distinction dans le corps du texte, MORELLA s’appuie non seulement sur les mémoires individuelles et collectives, mais aussi sur des photographies d’époque, qui souvent parlent bien plus que ce que l’on pourrait imaginer. Des photos qui révèlent des secrets, mais qui permettent aussi au narrateur de supposer, de conjecturer le passé.
L’Espagne est un pays singulier où plusieurs langues cohabitent sans toujours bien se comprendre. Le narrateur continue d’explorer, déterrant des fragments de vies volés au passé, faisant resurgir des scènes simples et délicates malgré les drames : « C’était une fourgonnette, pas un camion, mais ma mère l’appelait le camion des gitans. Certains samedis soirs il allait et s’arrêtait de rue en rue. Les gitans ouvraient les portes à l’arrière et des marchandises de toutes sortes faisaient leur apparition. Melons, chemises, jeans, téléviseurs, plantes, ampoules, tapis, sacs de pommes de terre. Nous étions pas mal de voisins et quelques enfants à descendre dans la rue. Certains pour acheter, d’autres seulement pour regarder. Dans ce commerce humble et spontané, dépourvu de normes fiscales ou légales, on pouvait voir quel genre de peuple était le nôtre. Comment nous éprouvions à doses minuscules une infinité de choses. Liberté, risque, méfiance, danger, haine, camaraderie, orgueil, rancune, amour ».
La mère commence peu à peu à se dérider dans ses évocations du passé, à devenir plus prolixe et précise dans ses souvenirs, racontant la vie d’avant avec des mots et expressions du temps d’avant, relatant avec pudeur la rencontre de Mamacarmen et de Nicomedes, et tant d’autres petites touches du quotidien. Quant au narrateur, malgré l’image négative de son grand-père qui lui est renvoyée, il tente de comprendre et défend toujours son aïeul par-delà l’Histoire, il se plonge dans des témoignages du temps jadis sur la trépanation, ses causes et ses effets, car ce récit se fait de plus en plus psychanalytique voire psychiatrique, au fur et à mesure que l’auteur développe son scénario et ses convictions : « C’est peut-être ça, le propre d’une dictature. Non seulement ne pas jouir de notre liberté, mais nous rendre aussi très difficile la possibilité de partager avec d’autres à quel point elle nous manque. Ne laisser aucune trace, ne laisser aucun souvenir ».
Ce roman ample aborde de nombreux sujets cliniques comme scientifiques, il se fait même guide anthropologique : « Le passage de quatre à deux pattes avait également réduit notre connexion avec la Terre et la nature. Nous ne regardions plus la Terre de face, et c’est la raison pour laquelle nous avons oublié qu’elle nous donne tout ce qu’elle a et qu’il faut la respecter ».
Ce texte dense sans aucun temps mort où plane sans cesse le spectre de la folie vient de sortir aux éditions Signes et balises, il est traduit par Maïra MUCHNIK. Loin de la rentrée littéraire, cette foire aux bestiaux, il se glisse dans le paysage de l’édition indépendante engagée sans avoir à rougir, bien au contraire. Il est un texte aux multiples facettes, jamais ne mollissant et toujours se recréant par la diversité de ses sujets. Il est l’une des belles surprises de cette année 2022, ne passez pas à côté, d’autant que c’est la toute première fois que cet auteur est traduit en France, la cerise sur le gâteau étant cette superbe couverture tête-bêche, comme représentante d'une folie supplémentaire.
https://www.signesetbalises.fr/
(Warren
Bismuth)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire