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dimanche 20 novembre 2022

Fiodor SOLOGOUB « Un petit homme »

 


Parfois, rarement toutefois, la forme d’un livre épouse son fond à la perfection, avec une recherche de l’esthétique tendant à l’exercice de voltige. C’est précisément le cas ici avec cette nouvelle de Fiodor SOLOGOUB (1863-1927) où le format du livre rend un hommage visuel courageux et ambitieux.

Explication : cette nouvelle de quelques dizaines de pages met en scène un fonctionnaire russe sans envergure, Saranine, petit homme chétif et maigre, époux d’Aglaïa, grande femme forte voire grosse qui lui fait physiquement de l’ombre. Saranine le vit mal et rencontre un arménien dont le pouvoir est de posséder une potion ayant le don de faire rapetisser les êtres. Il va tester cette mixture sur Aglaïa.

Seulement voilà, au moment d’ingurgiter le liquide dilué dans un verre d’eau, Aglaïa échange les récipients et c’est Saranine qui vide le verre renfermant la potion. Il commence à rapetisser, toujours un peu plus…

Si SOLOGOUB propose ici une nouvelle fortement empreinte de fantastique, dans la droite lignée de certains formats équivalents de GOGOL (je pense au « Nez », au « Manteau », au « Portrait » notamment), c’est pourtant une allégorie, le texte étant une charge contre la cupidité de l’élévation sociale, l’antisémitisme (par le personnage de l’arménien), dénonce le carriérisme (SOLOGOUB avait une dent contre le fonctionnariat). C’est un rire nerveux qui se déclenche dans le lectorat devant certaines scènes burlesques ou grotesques, tellement il est évident que le fond du discours est virulent et dénonciateur, pointant du doigt une frange privilégiée et pourtant prétendument apathique de la société.


« Entre deux réverbères, il subissait une singulière transformation. Dans l’obscurité, il grandissait, et plus il s’éloignait de la lumière, plus sa silhouette devenait gigantesque. Parfois, Saranine avait l’impression que la pointe de son couvre-chef montait plus haut que les maisons, dans le ciel nébuleux. En se rapprochant de la clarté, il rétrécissait, jusqu’à retrouver ses dimensions d’origine et son allure de marchand oriental ». Satire sociétale poussée à son paroxysme, « Un petit homme » est de ces textes brefs qui apportent une force originale grandissant la diversité de la littérature. La traduction signée Christine ZEYTOUNIAN-BELOÜS est un exemple dans son genre.

Maintenant, place à l’objet. Première originalité : la pagination est à rebours, le texte commence à la page 53 pour se terminer dans une minuscule page 2. Car en même temps que Saranine rapetisse, les pages rétrécissent. Et dès qu’il s’agit d’orienter le cadre sur Saranine, la taille de caractères elle aussi s’étiole, devenant minuscule et à peine lisible, alors que celle-ci devient énorme lorsqu’elle évoque l’imposante Aglaïa ou la fait parler. Farce tragique, « Un petit homme » est, dans ce format, magnifié par l’inventive mise en page. Il apparaît que ce texte n’avait été qu’une fois disponible en France, dans le recueil de nouvelles « La lumière et les ombres » aux éditions Noir sur Blanc en 2002. Le voilà seul pour la première fois, grâce aux inventives éditions Tendance négative, et croyez-moi c’est un grand texte de littérature russe, il en a toute l’atmosphère requise.


La postface, dressant une palpitante mais courte biographie de SOLOGOUB, est quant à elle paginée en négatif (de – 1 à – 10). Elle nous apprend que cet auteur a connu un destin similaire à celui de grands noms de la littérature russe des XIXe et XXe siècles. De son vrai nom TETERNIKOV, Fiodor SOLOGOUB devient célèbre en Russie grâce à des récits pessimistes mettant en scène de petits fonctionnaires inutiles dont l’ambition est impulsée par le pouvoir de Nicolas II. Soutenant la révolution russe de 1905, il devient pourtant rapidement un farouche adversaire de celle de 1917. Censuré, empêché d’écrire à sa guise, il demande en 1919, en compagnie de sa femme, l’exil au gouvernement. Sans nouvelle pendant deux ans, il reçoit cependant une réponse positive. Sa femme se suicide… deux jours avant leur départ effectif. Fou de douleur, SOLOGOUB reste en Russie qui devient l’U.R.S.S. Méprisé, oublié, il s’y éteint en 1927. Son œuvre la plus célèbre reste le roman « Un démon de petit envergure » (également connu sous le titre « Le démon mesquin ») qu’il mit dix ans à écrire, entre 1892 et 1902.

Cette éblouissante version de « Un petit homme » est due aux éditions Tendance Négative qui poussent toujours plus loin l’originalité et font que l’on ne lit pas leurs publications de la même façon que toute autre. Elles restituent de manière à la fois ludique et troublante un texte ici oublié. Grand tour de force pour un objet resplendissant que l’on peut offrir tout en se faisant plaisir pour la beauté de la chose. Bravo et merci !

https://www.tendancenegative.org/

(Warren Bismuth)

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