On pourrait y voir une sorte de triangle amoureux littéraire entre trois écrivains majeurs des Etats-Unis, du moins un triangle où l’amitié tisse des liens indéfectibles. On peut y voir aussi une série, une saga littéraire, involontaire, indirecte et pourtant évidente dans ses ramifications.
Edward ABBEY avait commis deux romans - « Le gang de la clé à molette » qui eut pour suite « Le retour du gang » -, dont le héros, un certain George Hayduke, est directement inspiré d’un proche de ABBEY et lui-même écrivain à ses heures perdues : Doug PEACOCK. Puis ce même PEACOCK écrit le somptueux « Une guerre dans la tête » (devenu récemment en version poche « Marcher vers l’horizon »), qui est en partie une biographie de Edward ABBEY. Doug PEACOCK revenant brièvement sur son amitié avec ABBEY dans « Mes années grizzly », ouvrage dans lequel il fait part de sa passion pour les grizzlys qu’il observe six mois de l’année depuis longtemps.
En 2010 sort chez Gallmeister « Les années grizzlys » de Rick BASS. S’il y est bien sûr question de ce gros ours fascinant, BASS met également en scène la silhouette de l’un de ses amis qui lui a beaucoup appris sur le sujet : Doug PEACOCK. On peut même y voir comme une esquisse de biographie tendre mais sans fioritures (ah ! le caractère volcanique de Doug !). La boucle littéraire est bouclée et ce pentagone livresque pourrait presque ne faire qu’un unique gros volume.
Dans cet essai dynamique et profondément ancré dans la tradition pour la défense de la nature sauvage et en particulier des ours grizzlys, on apprend beaucoup de choses. Déjà, que sieur PEACOCK est un expert en mycologie en plus d’être un spécialiste des grizzlys. Puis grâce aux recherches incessantes de BASS et de ses amis, le quotidien des grizzlys nous est en partie révélé.
Mais l’utilité de ce livre est ailleurs. Officiellement, le dernier grizzly a été abattu dans le Colorado à la fin des années 70. Mais BASS et quelques autres – dont PEACOCK - sont persuadés que ce mammifère subsiste dans certains coins reculés. Il faut à tout prix démontrer que le grizzly n’a pas disparu, afin de le protéger, notamment de son prédateur principal : l’homme. « Une politique non interventionniste contribuerait plus efficacement que n’importe quelle autre à la préservation des grizzlys. Si nous trouvons les ours – quand nous les trouverons -, nous devrons faire demi-tour et nous en aller. Nous devrons leur laisser le plus d’espace et le plus de calme possibles autour de leur territoire, et puis retenir notre souffle en espérant qu’ils s’en sortiront, qu’ils arriveront à survivre et à se reproduire, comme lorsqu’on place des brindilles sur des braises pour essayer d’en tirer des flammes ».
BASS dresse le bilan ainsi que l’historique des derniers grizzlys sur le territoire du Colorado ou à proximité, pointe d’un doigt révolté l’acharnement humain, tout en précisant avec méticulosité le mode et les lieux de vie de ce gros ours noir. Le récit est passionnant de bout en bout, fascinant. BASS observe les mammifères au plus près, avec ce diable de boule de nerfs de PEACOCK à ses côtés, qui le guide, le conseille, s’emporte contre la connerie humaine.
Un travail de fourmi s’offre à la joyeuse équipe : retrouver des preuves de l’existence du grizzly, fussent-elles minimes : des poils dans des barbelés, ou même dans les excréments des ursidés, méthode ancestrale mais qui a fait ses preuves. Le héros de ce livre se nomme cependant Grands espaces, que l’auteur dépeint avec maestria.
Le texte se fait prophétie : « Si nous parvenons à modifier nos comportements à l’égard de la terre, tous les autres abus de pouvoir dans la société laisseront apparaître qu’ils obéissent à un même schéma, qu’ils suivent un modèle commun, que nous pourrons alors réorienter ». Car dans ces recherches, c’est une partie de la survie de l’humanité qui se joue, ni plus ni moins.
BASS voit en la prolifération des cerfs un danger imminent pour l’équilibre de l’écosystème. Il s’en explique. Il offre une philosophie fort convaincante des bienfaits de la marche à pied en solitaire : « J’aime marcher seul. C’est aussi différent de la marche avec un ami que, disons, soulever des rochers est différent de soulever des haltères. On pense à de tout autres choses. Votre propre rythme et le rythme du jour ne sont plus les mêmes. Marcher seul me donne le sentiment d’être « ailleurs », comme détaché. Et j’aime la façon dont une belle journée s’étire en longueur quand on en dispose pour soi seul. On peut y gravir la pente la plus raide à son propre rythme ». Car BASS aime être seul, lui réfugié au fond de la vallée du Yaak dans le Montana avec toute sa petite famille, a pourtant besoin d’encore plus de solitude. Pour méditer, envisager des actions de protection.
Dans ce récit la présence de ABBEY, quoique furtive, est bien réelle. ABBEY apparaît comme le grand-père spirituel de toute cette génération d’écrivain écolo-radicaux des grands espaces, ces têtes brûlées qui n’hésitent pas à se mettre en danger pour nous rapporter ne serait-ce que par des indices minimes (mais ô combien indispensables !) d’une forme de vie dans la nature, ils sont des princes de l’environnement. Un livre militant comme celui-ci vient à point nommé dans un monde où l’on se sent désunis devant la catastrophe environnementale en cours. Livre salutaire donc, accessible, distillant des pointes d’humour, mais qui est surtout une ode à la nature toute puissante, un hommage immense. Il me paraît nécessaire de le lire peu avant ou peu après « Mes années grizzly » de PEACOCK car ils peuvent être vus comme des frères jumeaux littéraires, et aucune phrase, aucune ligne de ces deux ouvrages n’est superficielle. « Les derniers grizzlys » est sorti chez Gallmeister en 2010.
« Nous avons vécu dans les villes. Mais c’est ici, dans les montagnes que nous voulons être. Circuler parmi des étrangers et passer notre temps avec du béton sous les pieds alors qu’il ne nous reste peut-être plus que quelques années ne nous semble pas une perspective attrayante ».
(Warren
Bismuth)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire