Mars 1988 en Israël, peu après le début de
la première intifada palestinienne c’est, une fois n’est pas coutume, un poème
qui fait les titres des journaux. « Passants parmi les paroles
passagères » est signé Mahmoud Darwich (1941-2008), célèbre poète
palestinien également membre du comité exécutif de l’O.L.P. (organisation pour
la Libération de la Palestine) et proche de Yasser Arafat. Ce poème, traduit de
l’arabe vers l’hébreu, est présenté comme un texte terroriste, antijuif. Il
faut dire que la traduction n’est pas gratuite, elle est tournée de telle façon
que les mots, les phrases, les idées mêmes sont corrompus. Il est fait dire aux
vers de Darwich que le peuple palestinien souhaite que tous les habitants d’Israël
se noient dans la mer (en fait il y est écrit : « Alors, sortez de notre terre / de notre
terre ferme, de notre mer »). La traduction du poème par des journalistes
israéliens le rend tout à coup quasi génocidaire pour le peuple israélien, ce
que bien sûr il n’est pas.
Le sort de Darwich semble désormais
scellé : attaqué de toute part, y compris par l’Etat d’Israël, il n’est
plus libre de sa plume, étant dans le viseur de l’occupant, d’autant qu’il a
déjà connu de fortes préoccupations et pressions politiques depuis les années
60 pour ses prises de position, ayant dû pratiquer l’exil. Quelques semaines après
la parution du poème, bien qu’au Parlement israélien, le premier ministre
Ytzhak Shamir lui-même l’évoque en termes crus tout en refusant de le lire, arguant
qu’il ne souhaite pas le voir ultérieurement consigné dans les archives de la
Knesset.
Les traductions en hébreu font dire au
poème ce qu’il ne dit pas. Mieux : elles lui font dire à peu près le
contraire. Ce poème est un texte de résistance contre l’occupation israélienne,
l’auteur demande à l’occupant de partir, de quitter le territoire palestinien,
les journalistes et l’autorité israélienne y voient un appel au meurtre, au
massacre, alors que, par exemple, Mahmoud Darwich a toujours su faire la promotion
de la littérature israélienne engagée.
« Passants parmi les paroles
passagères » devient rapidement une affaire d’Etat. Dans ce petit livre
paru dès « l’affaire » (il est d’ailleurs sous-titré « L’affaire
du poème ») dans la sublime collection Documents des éditions de Minuit,
la parole est donnée brièvement à son directeur d’alors, Jérôme Lindon, puis
immédiatement à la cinéaste Simone Bitton qui relate précisément les événements
qui ont conduit à une pareille absurdité dans un texte fort intitulé « Le
poème et la matraque », où elle revient sur l’exercice de traduction du
poème en hébreu qui a tout déclenché, pas vraiment innocemment. Puis sont
publiées tout d’abord l’intégralité du poème condamné (où l’on voit bien que le
texte n’est pas une attaque gratuite ni une déclaration de guerre, mais bien
une volonté d’indépendance), ainsi qu’une lettre écrite à un ami à cette époque
par son auteur, Mahmoud Darwich, dans laquelle il explique ce qu’il a bel et
bien écrit, tout comme dans le texte « L’hystérie du poème » qui lui
fait immédiatement suite. « Un poème de la colère » est signé
Matitiahu Peled, officier de l’armée israélienne, qui donne son point de vue
sur le poème, qu’il défend (alors qu’il est israélien). Un autre israélien,
journaliste humaniste, Ouri Avnéri, prend position pour le poème, dénonce les
pressions dans « L’arrogance de la gauche israélienne ».
Tous ces textes ont été écrits juste après
la publication du poème en hébreu, pour le justifier dans sa langue originelle,
l’arabe, surtout pour démontrer la manipulation invraisemblable de l’Etat d’Israël
qui l’a brandi comme une arme de destruction massive, juste (je le répète)
après la première intifada. Au-delà de sa documentation historique de premier
plan, ce petit livre sert un discours plus universel, celui de la liberté d’écrire
et de publier, contre l’arbitraire d’un régime politique qui ne devrait pas faire
de l’ingérence dans la culture. Mais c’est aussi une alerte : contre la
dérive journalistique doublée de l’erreur volontaire de traduction. Comme pour
bien nous rappeler qu’une traduction est peut-être aussi importante que le
texte qu’elle traduit, qu’elle doit être rigoureuse, que sinon elle dénature la
portée du texte voire pire, car ici nous avons l’exemple parfait d’une manipulation
de masse où une traduction donne un aspect guerrier qu’il n’a pas à un poème
pacifiste et résistant. La traduction ne peut pas se permettre de faire
n’importe quoi, elle possède une responsabilité majeure dans le sens du texte
original.
Dans la lettre publiée dans ce recueil,
Mahmoud Darwich écrit : « Cette
campagne est-elle dirigée réellement contre ce poème ? Je ne le pense pas.
Elle fait plutôt partie de la propagande officielle qui vise à contrecarrer la
prise de conscience pacifiste d’un grand nombre d’intellectuels israéliens et
juifs appelant à la reconnaissance d’un Etat palestinien à côté de l’Etat
israélien dès le retrait des territoires occupés ».
Après l’attaque du Hamas sur le territoire
israélien le 7 octobre 2023, une pluie de bombes et de massacres s’en est immédiatement
suivie, l’occupation israélienne d’une extrême violence a trouvé le prétexte idéal
à une riposte plongeant les terres palestiniennes en état de guerre. Les éditions
de Minuit ont à leur tour riposté, à leur manière, en rééditant en novembre
2023 ce livre de 1988, comme pour montrer que l’affaire du poème est encore en
train de s’écrire. Et comme pour soutenir une fois de plus la cause
palestinienne, l’éditeur reprend son bâton de pèlerin en répliquant par ses
publications, de manière pertinente et intelligente, prouvant que les éditions
de Minuit, contrairement à ce que l’on pouvait croire après leur rachat par
Gallimard le 1er janvier 2022, n’ont rien perdu de leur mordant, ne
se sont pas dépolitisées. Ce « Palestine mon pays » le démontre de
manière magistrale.
« La
propagande israélienne a-t-elle besoin d’un poème comme « Passants parmi
des paroles étrangères » pour tester ses facultés exceptionnelles à la
falsification des faits et au déni de l’autre ? Pourquoi voit-elle dans la
mer, qui est le lieu de notre exode, un cimetière de juifs ? Qui a jeté
l’autre dehors ? Qui de nous a spolié l’autre ? » (Mahmoud
Darwich, 22 mars 1988).
http://www.leseditionsdeminuit.fr/
(Warren
Bismuth)