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dimanche 20 janvier 2019

Ivan CHMELIOV « Le soleil des morts »


Ivan CHMELIOV n’est pas précisément connu pour être l’un des grands romanciers de la Russie post-révolutionnaire. Et pourtant. Dans « Le soleil des morts », il décrit ce qu’il a vu : la Crimée de 1921-1922, juste après l’arrivée au pouvoir des bolcheviks et alors que la Russie s’appelle désormais depuis quelques mois seulement l’U.R.S.S. Les premières exactions ont commencé, la guerre sans nom est entamée, la famine s’invite à table, le sport national deviendra la survie, et ce n’est pas un euphémisme. L’armé rouge semble aux portes de chaque isba afin de surveiller chaque citoyen et exécuter sans sommations chaque être suspecté d’être contre-révolutionnaire.

Ce qui frappe dans ce roman résolument politique qui pourrait aussi être considéré comme un long poème de prose dans ses parties narratives (d’ailleurs le narrateur n’est autre que le double de CHMELIOV), c’est l’humain réduit au même niveau que l’animal. La Crimée est rurale, les animaux de ferme sont nombreux, font partie du quotidien. Dans le récit ils prennent une très grande place et possèdent même autant d’importance que leurs maîtres, comme s’il fallait absolument supprimer la notion de propriété et d’humanité. CHMELIOV va plus loin : le monde qu’entoure chaque citoyen est un tout : la nature, les minéraux, même les constructions de l’homme semblent humaines, semblent parler, s’être résignées, tout comme le bétail, tandis que les armes vont parler, elles aussi. « On ne peut pas penser : portes grandes ouvertes, le désert crie. La vache meugle d’un meuglement qui sort de ses entrailles ; une carabine détone dans la montagne : elle cherche quelqu’un ».

Les chevaux sont abandonnés, crèvent agonisants et affamés sur les bords des chemins. Le paysage : de misère, post-apocalyptique, plus rien ne repousse, la nature semblant avoir été assassinée elle-même, anéantie, apathique. Chaque contact physique de jadis avec un objet aimé est remémoré presque comme une relation charnelle : « Mes livres… J’y pense souvent ! À l’entrée de ma maisonnette, ils forment en un coin sombre une pile abandonnée. Mes livres « de chevet » ! Les regarder fait mal. Et ils sont déjà « déportés » eux aussi quelque part. La patte sanglante s’est étendue sur eux ». Cette patte sanglante, le pouvoir, l’armée rouge, qui a déjà presque tout pris : une partie des animaux pour se les bouffer, les biens pour se les garder ou les revendre. Juste un exemple : plus grand monde en Crimée en 1921 ne porte guère de montre, tout a été pillé, connaître l’heure est devenu inutile puisque la (proche) fin de l’histoire est connue. Même les arbres, majestueux pourtant, ne résistent pas à la folie, ils préfèrent mourir eux aussi, ne pas voir la suite.

Et pourtant, les communistes avaient promis : la propriété, la décence, la liberté, le partage, le repos. Tout l’inverse en fait. Paysage de désolation, de déshumanisation, malgré les tatares, implantés là, qui voudraient bien aider, mais qui crèvent aussi. Alors on se met en tête que seule la nature résiste : « Tous mes sens sont aiguisés et fins… Je sens même les pierres et puis converser avec la route vide. Elle me raconte maintes choses… Peut-être me fondrai-je bientôt avec le tout et n’aurai-je plus de limite… ». Des souvenirs, des bribes, en forme de regrets : « Ce qu’on en a tué de monde !... Où est-elle donc, la justice ? Et c’est pourtant par nous-mêmes qu’elle a été démolie… » On dirait un enfant qui a cassé ses jouets. Et puis les arrestations, les humiliations, la torture, les exécutions, c’est le pain quotidien, et c’est même le seul pain puisque la famine est immense, cheffe de meute désespérée. On repense au poète LOMONOSSOV, on voudrait transmettre ses vers. Mais l’apocalypse, mais l’avenir assassiné, mais la déshumanisation. D’ailleurs, les personnages de ce roman glacial deviennent presque secondaires, se ressemblant dans leur perte, dans cette logique impitoyable de La destruction, la sélection, matérialisés dans la nature, près des précipices.

Ce texte d’une grande richesse et d’une rare densité est intéressant à plus d’un titre : Il est sans doute l’un des premiers romans à parler du régime bolchevik et de l’U.R.S.S. qui vient tout juste de se former quelques mois auparavant (écrit à peu près en même temps que « L’année nue » de PILNIAK). En outre, ce qui pourrait passer pour un roman d’anticipation très dystopique est en effet la réalité telle que la voit CHMELIOV de sa fenêtre, il est en Crimée durant cette année terrible de 1921-1922, il voit crever les siens autour de lui, il voit les animaux errants. S’il a cru à la révolution de février 1917, il a rapidement déchanté à celle d’octobre. Il rêve d’un monde meilleur, il ne voit que misère « Assis sur un tertre, je regardais, par-delà la vie des morts. Quand le soleil se couche, la chapelle du cimetière flamboie magnifiquement. Le soleil rit aux morts. Je regardais, en résolvant le problème vie et mort. Le miracle peut-il exister ? Le ciel s’ouvrira-t-il ? Et existe-t-il quelque part, ce ciel ? ». Il écrit ce roman désespéré alors que, invité par la famille BOUNINE, il vient tout juste de rejoindre le sud de la France en exil en 1923, il espère alors une terre promise, un Eden. Là aussi il déchantera bien vite : ignoré par les français et lui-même toujours aussi fasciné par le peuple russe, il finira seul et mal en point dans une profonde misère. Celui qui n’avait trouvé que la perdition en Russie devenue U.R.S.S. ne trouvera aucune libération en France, lui qui écrivait « Quand donc les pierres nous couvriront-elles ? ». Ce fut en 1950 pour lui, loin de son pays d’origine, après l’oubli. Peu de ses écrits ont été traduits en France, alors prenons ce « Soleil des morts » comme un don du ciel et savourons-le sans modération.

En bonus de cette chronique, la courte nouvelle « Sang étranger » dans laquelle un soldat russe, Ivan Cratchov, est fait prisonnier par l’armée allemande en pleine première guerre mondiale. Il va tomber amoureux, mais d’une allemande, Thérèse, elle-même promise à un officier allemand, Heindrich. Ivan n’aura de cesse de montrer la force physique des russes pour attirer l’œil de Thérèse qui ne semble pas indifférente. Il gardera précieusement un rouble de son pays natal dans une poche, comme un talisman. Jusqu’à ce qu’un drame se produise. Une nouvelle pessimiste, totalement empreinte de l’âme russe chère à CHMELIOV, elle fut écrite en 1922, donc sans doute pendant que CHMELIOV crevait de faim au fin fond de la Crimée. CHMELIOV est un auteur à retenir, à réhabiliter, nous en reparlerons ici. Pour les lectures présentées ici, reportez-vous d’urgence sur le superbe site de la Bibliothèque Russe et Slave, porteur de tant de talents oubliés, vous pourrez notamment y lire « Sang étranger » en intégralité et gratuité.


(Warren Bismuth)

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