Ivan CHMELIOV n’est pas précisément connu
pour être l’un des grands romanciers de la Russie post-révolutionnaire. Et
pourtant. Dans « Le soleil des morts », il décrit ce qu’il a vu :
la Crimée de 1921-1922, juste après l’arrivée au pouvoir des bolcheviks et
alors que la Russie s’appelle désormais depuis quelques mois seulement
l’U.R.S.S. Les premières exactions ont commencé, la guerre sans nom est
entamée, la famine s’invite à table, le sport national deviendra la survie, et
ce n’est pas un euphémisme. L’armé rouge semble aux portes de chaque isba afin
de surveiller chaque citoyen et exécuter sans sommations chaque être suspecté
d’être contre-révolutionnaire.
Ce qui frappe dans ce roman résolument
politique qui pourrait aussi être considéré comme un long poème de prose dans
ses parties narratives (d’ailleurs le narrateur n’est autre que le double de
CHMELIOV), c’est l’humain réduit au même niveau que l’animal. La Crimée est rurale,
les animaux de ferme sont nombreux, font partie du quotidien. Dans le récit ils
prennent une très grande place et possèdent même autant d’importance que leurs
maîtres, comme s’il fallait absolument supprimer la notion de propriété et
d’humanité. CHMELIOV va plus loin : le monde qu’entoure chaque citoyen est
un tout : la nature, les minéraux, même les constructions de l’homme
semblent humaines, semblent parler, s’être résignées, tout comme le bétail,
tandis que les armes vont parler, elles aussi. « On ne peut pas penser : portes grandes ouvertes, le désert crie.
La vache meugle d’un meuglement qui sort de ses entrailles ; une carabine
détone dans la montagne : elle cherche quelqu’un ».
Les chevaux sont abandonnés, crèvent
agonisants et affamés sur les bords des chemins. Le paysage : de misère, post-apocalyptique,
plus rien ne repousse, la nature semblant avoir été assassinée elle-même,
anéantie, apathique. Chaque contact physique de jadis avec un objet aimé est remémoré
presque comme une relation charnelle : « Mes livres… J’y pense souvent ! À l’entrée de ma maisonnette, ils
forment en un coin sombre une pile abandonnée. Mes livres « de
chevet » ! Les regarder fait mal. Et ils sont déjà
« déportés » eux aussi quelque part. La patte sanglante s’est étendue
sur eux ». Cette patte sanglante, le pouvoir, l’armée rouge, qui a
déjà presque tout pris : une partie des animaux pour se les bouffer, les
biens pour se les garder ou les revendre. Juste un exemple : plus grand
monde en Crimée en 1921 ne porte guère de montre, tout a été pillé, connaître
l’heure est devenu inutile puisque la (proche) fin de l’histoire est connue.
Même les arbres, majestueux pourtant, ne résistent pas à la folie, ils
préfèrent mourir eux aussi, ne pas voir la suite.
Et pourtant, les communistes avaient
promis : la propriété, la décence, la liberté, le partage, le repos. Tout
l’inverse en fait. Paysage de désolation, de déshumanisation, malgré les tatares,
implantés là, qui voudraient bien aider, mais qui crèvent aussi. Alors on se
met en tête que seule la nature résiste : « Tous mes sens sont aiguisés et fins… Je sens même les pierres et puis
converser avec la route vide. Elle me raconte maintes choses… Peut-être me
fondrai-je bientôt avec le tout et n’aurai-je plus de limite… ». Des
souvenirs, des bribes, en forme de regrets : « Ce qu’on en a tué de monde !... Où est-elle donc, la
justice ? Et c’est pourtant par nous-mêmes qu’elle a été démolie… »
On dirait un enfant qui a cassé ses jouets. Et puis les arrestations, les humiliations,
la torture, les exécutions, c’est le pain quotidien, et c’est même le seul pain
puisque la famine est immense, cheffe de meute désespérée. On repense au poète
LOMONOSSOV, on voudrait transmettre ses vers. Mais l’apocalypse, mais l’avenir
assassiné, mais la déshumanisation. D’ailleurs, les personnages de ce roman
glacial deviennent presque secondaires, se ressemblant dans leur perte, dans
cette logique impitoyable de La destruction, la sélection, matérialisés dans la
nature, près des précipices.
Ce texte d’une grande richesse et d’une
rare densité est intéressant à plus d’un titre : Il est sans doute l’un
des premiers romans à parler du régime bolchevik et de l’U.R.S.S. qui vient
tout juste de se former quelques mois auparavant (écrit à peu près en même
temps que « L’année nue » de PILNIAK). En outre, ce qui pourrait
passer pour un roman d’anticipation très dystopique est en effet la réalité
telle que la voit CHMELIOV de sa fenêtre, il est en Crimée durant cette année
terrible de 1921-1922, il voit crever les siens autour de lui, il voit les
animaux errants. S’il a cru à la révolution de février 1917, il a rapidement
déchanté à celle d’octobre. Il rêve d’un monde meilleur, il ne voit que misère
« Assis sur un tertre, je regardais,
par-delà la vie des morts. Quand le soleil se couche, la chapelle du cimetière
flamboie magnifiquement. Le soleil rit aux morts. Je regardais, en résolvant le
problème vie et mort. Le miracle peut-il exister ? Le ciel
s’ouvrira-t-il ? Et existe-t-il quelque part, ce ciel ? ». Il
écrit ce roman désespéré alors que, invité par la famille BOUNINE, il vient
tout juste de rejoindre le sud de la France en exil en 1923, il espère alors
une terre promise, un Eden. Là aussi il déchantera bien vite : ignoré par
les français et lui-même toujours aussi fasciné par le peuple russe, il finira
seul et mal en point dans une profonde misère. Celui qui n’avait trouvé que la
perdition en Russie devenue U.R.S.S. ne trouvera aucune libération en France,
lui qui écrivait « Quand donc les
pierres nous couvriront-elles ? ». Ce fut en 1950 pour lui, loin
de son pays d’origine, après l’oubli. Peu de ses écrits ont été traduits en
France, alors prenons ce « Soleil des morts » comme un don du ciel et
savourons-le sans modération.
En bonus de cette chronique, la courte
nouvelle « Sang étranger » dans laquelle un soldat russe, Ivan
Cratchov, est fait prisonnier par l’armée allemande en pleine première guerre
mondiale. Il va tomber amoureux, mais d’une allemande, Thérèse, elle-même
promise à un officier allemand, Heindrich. Ivan n’aura de cesse de montrer la
force physique des russes pour attirer l’œil de Thérèse qui ne semble pas
indifférente. Il gardera précieusement un rouble de son pays natal dans une
poche, comme un talisman. Jusqu’à ce qu’un drame se produise. Une nouvelle
pessimiste, totalement empreinte de l’âme russe chère à CHMELIOV, elle fut
écrite en 1922, donc sans doute pendant que CHMELIOV crevait de faim au fin
fond de la Crimée. CHMELIOV est un auteur à retenir, à réhabiliter, nous en
reparlerons ici. Pour les lectures présentées ici, reportez-vous d’urgence sur
le superbe site de la Bibliothèque Russe et Slave, porteur de tant de talents
oubliés, vous pourrez notamment y lire « Sang étranger » en
intégralité et gratuité.
(Warren
Bismuth)
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