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mercredi 23 juillet 2025

Jacques RANCIÈRE « Au loin la liberté – essai sur Tchekhov »

 


L’œuvre d’Anton Tchekhov (1860-1904) a déjà été abondamment commentée et continue d’inspirer nombre d’essayistes. Ainsi il en va de Jacques Rancière, écrivain fort prolifique, qui s’intéresse de près au travail de l’écrivain russe. Dans un livre de 110 pages au petit format, il analyse le message particulier ainsi que le processus d’écriture et la structure des textes, notamment des nouvelles de Tchekhov (qui en a écrit plus de 600).

L’une des marques de fabrique de Tchekhov, outre ses formats souvent très brefs, est qu’il prend ses personnages en cours et les abandonne soudainement, terminant son récit en laissant une éventuelle suite en suspens, comme pour faire participer son lectorat, en tout cas pour lui permettre de travailler son imagination.

Tchekhov est né en 1860, soit une année avant l’abolition du servage dans l’Empire russe. Ses personnages sont souvent encore imprégnés de cette pratique, aussi ils peinent à saisir le sens même du mot Liberté. Or la liberté est l’un des concepts charnière de tout l’œuvre du nouvelliste russe. La liberté et la vérité. Le peuple russe est alors toujours soumis à l’autorité, y compris aux lois ancestrales même abolies. Il lui est donc bien difficile d’entrevoir un avenir sans ces jalons qui ont rythmé sa vie. Il lui manque la vérité permettant d’entrevoir la liberté.

Pour parfaire sa réflexion, Rancière s’appuie sur quelques nouvelles, emblématiques de la pensée Tchekhovienne. Il fait même s’entrecroiser plusieurs nouvelles, complémentaires ou au contraire s’affrontant, se contredisant. Car le talent de Tchekhov réside à ne pas s’immiscer dans un dialogue ou un fait, il ne prend pas part au débat, il laisse parler ses protagonistes, sans jamais les interrompre. D’ailleurs, son lectorat ne sait jamais où il se situe puisqu’il se contente de décrire, d’évoquer. Chez lui, il serait vain de dénicher une quelconque morale, elle n’existe pas, même si « La morale de l’écrivain [Tchekhov, nddlr] tient presque toute en deux principes simples et qu’on dirait volontiers simplistes. Le premier est de ne pas mentir. La seconde est de ne pas craindre la liberté. Or la vérité est que la liberté fait peur. Si elle est loin, c’est que la servitude est encore bien là et qu’elle est d’abord dans les têtes. Il est trop simple en effet de la figurer seulement à travers la violence des puissants et de leurs gendarmes. Elle est d’abord dans l’air que l’on respire et les effet qu’il produit sur les cerveaux, ceux des gendarmes, comme celui du vagabond ».

Tchekhov met en scène nombre d’hommes de science, étant lui-même médecin. Là encore, pas de pensée personnelle, mais des joutes verbales, parfois contradictoires. Il peut nous être difficile de nous placer dans un camp ou l’autre, d’ailleurs est-ce le but ? Car Tchekhov ne veut pas être un porte-parole, seulement un passeur. S’il abandonne ses personnages, s’il ne conclut pas au terme de ses récits, c’est pour mieux laisser le débat se poursuivre en son absence, là encore il laisse le libre choix à son lectorat, la fameuse liberté. En bon pragmatique il se tient à l’écart des débats brûlants, sociétaux, il ne fait que retranscrire. Si ses personnages peuvent faire preuve d’une morale, jamais nous ne saurons si Tchekhov l’approuve ou non, car lui a chassé la morale de son esprit.

Alternances de points de vue, discussions parfois stériles, Tchekhov laisse échanger, il est l’écrivain de la consolation et de la compassion. Chaque point de vue peut être entendu. Ce qui ne signifie pas que Tchekhov est un homme froid exempt de sentiments, simplement la pudeur et la tolérance l’entraînent dans un certain mutisme de circonstance. Il se tient loin de l’agitation, tout comme il ne cherche pas à créer une fresque puisque ses récits « sont faits de tableaux qui se succèdent sans que rien ne les lie nécessairement aux précédents et aux suivants ». Ses portraits sont des instantanés, de minuscules tranches de vie dans lesquelles il propose simplement une piste.

Comme Jacques Rancière le fait justement remarquer, la musique joue un rôle non négligeable dans l’œuvre de Tchekhov, elle peut même à elle seule soumettre une idée ou une contradiction aux propos d’un protagoniste. C’est là encore au lectorat de découvrir quel en est le sens. La nature tient une place de choix, même si Rancière ne fait qu’effleurer ce fait, prenant exemple sur la longue nouvelle « La steppe », l’une des plus célèbres de l’écrivain russe.

Chez Tchekhov, pas de bouleversements, ses récits débutent alors que l’histoire a déjà commencé, et se terminent comme suspendus, scrutant l’avenir proche. Peu de violence, seules quelques scènes de crimes viennent rougir les pages. C’est aussi ce qui fait que son œuvre est unique dans la littérature russe, d’autant que ses personnages vivent des existences la plupart du temps ordinaires, bien loin des bouillonnantes aventures écrites par ses contemporains.

Sur la structure même de l’œuvre de Tchekhov, c’est Ivan Bounine, cité dans le livre, qui semble le mieux tirer son épingle du jeu dans son essai « Tchekhov ». Ainsi il résume parfaitement : « Quand un récit est terminé, il faudrait à mon avis supprimer le début et la fin. C’est là que nous mentons le plus, nous autres écrivains ». Et Tchekhov s’est appliqué à ne pas mentir. Certes le texte « pourrait continuer indéfiniment », mais Tchekhov le clôt, le laissant à l‘appréciation de son lectorat.

Jacques Rancière termine son essai sur l’un des grands thèmes Tchekhoviens : la liberté comme possibilité, c’est-à-dire comme éventuelle suite au récit. Mais sur ce point, encore une fois, seul le lectorat est capable de répondre, par son imagination, par sa volonté. « Au loin la liberté » est paru en 2024 chez La Fabrique éditions, il n’est en aucun cas une biographie, plutôt en quelque sorte une explication de texte, une analyse pertinente et enthousiaste, même s’il laisse complètement de côté l’aspect théâtral, l’humour subtil ainsi que la place prépondérante de la nature dans l’œuvre de Tchekhov. À son tour il ouvre des voies de lecture pour redécouvrir ce maître de la nouvelle. Il peut être complémentaire du livre de Korneï Tchoukovski « Tchékhov, un homme et son œuvre » de 1967 (paru en 2020 chez Interférences et qui propose une ample analyse de l’oeuvre mêlant de conséquents éléments biographiques) et de celui de Donald Rayfield « Anton Tchekhov une vie », colossale biographie de 550 pages presque au jour le jour, paru en 2019 chez Louison éditions, tous deux déjà chroniqués en ces pages. Avec ces trois références, vous devriez être outillés pour l’hiver prochain.

https://lafabrique.fr/

(Warren Bismuth)

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