mercredi 28 mai 2025

Irène GAYRAUD « Passer l’été »

 


Ce n’est que le début le début de l’été, l’un de ces étés du XXIe siècle, et déjà le ciel est scruté car la sécheresse a débuté. Le soleil tape fort, sans rémission, alors que les incendies sévissent au loin. Pas si loin en fait. De plus en plus de feux et de moins en moins d’eau pour les éteindre. Monde fou et paradoxal, d’autant que l’eau, aussi gratuite que l’air, se négocie désormais, s’achète et se vend, mieux : se vole. Car précieuse.

Devant l’incendie, les oiseaux sont paniqués, en perte de repères, les végétaux en manque d’eau, sa rareté semble faire s’éloigner la vie, à pas de plus en plus rapides, mais « d’ici un an ou deux on aura l’habitude ». Et c’est bien tout le nœud du problème. On n’a plus le choix que celui de prendre l’habitude puisque le réchauffement climatique est en marche et qu’il ne pourra reculer. L’image médiatique ou celle d’Epinal de la chaleur et du temps ensoleillé a changé : « Ça y est enfin / cette année les journaux / ont cessé d’illustrer leurs reportages / avec des vidéos d’enfants à demi nus / qui jouent / qui rient / sous les jets d’eau des fontaines. // Maintenant on voit les images / de terres craquelées / de terres calcinées / de sources à sec / de maraîchers en pleurs / parmi leurs plants avortés / de vieillards suffocants dans leur fauteuil / de bébés qu’on endort avec des blocs de glace ».

Alors à quoi bon ? À quoi bon transmettre la richesse de cette nature, le respect qu’il nous faut lui apporter ? À moins que… Malgré les images d’une catastrophe annoncée, malgré la déforestation, les ruisseaux asséchés, le manque d’eau. Irène Gayraud amorce un débat sur les restrictions d’eau, avec quelques privilèges de distribution, à peine voilés, et tandis que dans ce monde désorienté on replante des arbres là où on les avait jadis coupés. Et la nature qui prévient tant et plus, réapparition des pierres de la faim, un signe effrayant. L’eau toujours. Et quand elle arrive enfin, c’est par trombes, trop de pluie d’un coup pour être absorbée par les terres, dans un sinistre ballet de dérèglement climatique.

« Passer l’été » est un poème écologique en vers libres en forme d’alerte sur la catastrophe écologique planétaire en cours. Quand la nature ne parvient plus à se reconstituer, quand elle semble avoir perdu la mesure, il est temps non seulement de constater, mais de dénoncer et de proposer. C’est ce cri de l’énergie du désespoir que pousse la poétesse Irène Gayraud dans un texte resserré, adroitement construit, « emboîté », montrant l’absurdité dans laquelle nous sommes parvenus, dans un monde qui court à sa perte presque « naturellement » tant tout a été fait pour ne pas qu’il survive. Très beau poème paru en 2024 dans la belle collection La sentinelle des éditions La Contre Allée, il représente cette urgence climatique en cours pour que ne se produise pas l’irréparable, même s’il est déjà en cours.

http://www.lacontreallee.com/

(Warren Bismuth)

dimanche 25 mai 2025

Jacques PRÉVERT « Octobre »

 


On ferme ! C’est en effet la fin de la saison pour le challenge « Les classiques c’est fantastique » dirigé par Moka du blog Au milieu des livres, l’heure du bilan donc, de ces magnifiques cinq années. C’est d’ailleurs le thème du mois. Plus précisément, celui de revenir sur un thème que nous aurions loupé. Comme j'ai été absent des premiers défis de la saison 1, j'ai parcouru les themes abordés et suis tombé sur ce "Au théâtre ce soir" qui a réveillé ma lointaine jeunesse. Et comme mon livre choisi dépassait le coquet score de 500 pages (538 pour être précis), je profite de l’aubaine pour l’incorporer dans le nouveau challenge, toujours piloté par la même Moka, celui-ci intitulé « Quatre saisons de pavés » (ici le printemps), où chaque participant, dont Des Livres Rances se targue d’être l’un d’eux, présentera au rythme des saisons un livre de n’importe quelle forme, pourvu qu’il atteigne les fatidiques 500 pages. À l’honneur pour ce double challenge : Jacques Prévert et son groupe Octobre, pour le meilleur et pour le rire.

Nous tenons là, dans nos doigts tremblants (est-ce l’arthrite ou bien l’émotion ?) un petit chef d’œuvre du genre. Ce gros bébé joufflu rassemble l’intégralité des textes écrits par Jacques Prévert – du moins ceux retrouvés – pour le groupe Octobre, troupe théâtrale engagée ayant sévi en France entre 1932 et 1936, certes conduite par la plume de Prévert pour les textes, mais parfois épaulé par ses acolytes.

Octobre est une troupe qui succède de près à Prémices (« groupe de choc »), s’inscrit comme son prédécesseur dans la tradition agit-prop du théâtre. Un théâtre sulfureux, politique, irrévérencieux, libertaire, communiste (un peu trop acquis à la cause soviétique mais passons) et insurrectionnel. La plupart des pièces sont brèves, quelques pages, certaines sous forme de poèmes monologués ou de chansons. Un théâtre qui rend entre autres hommage à la Commune de Paris, qui reconstruit librement et sans courbettes de manière humoristique la naissance de Jésus Christ ou la bataille de Fontenoy, tout en collant à l’actualité, épinglant Hitler et les nazis sans une once de précaution.

Mais c’est avant tout un théâtre d’agitation prolétarienne révolutionnaire où sont évoqués les faits divers et les grèves d’ouvriers d’alors. « Un ouvrier c’est comme un vieux pneu… / Quand il y en a un qui crève, on ne l’entend pas crever ». Prévert et ses camarades prennent fait et cause pour le prolétariat, étrillent la bourgeoisie, l’aristocratie en des dialogues plus que savoureux. Le 14 juillet ?  Balivernes ! « c’est le quatorze juillet, il faut danser… / Nous dansons avec la vie chère / nous dansons avec la misère / avec la misère avec les huissiers / nous dansons devant le buffet / les huissiers emportent les buffets / on ne sait plus sur quel pied danser / Nous danserons sur le pied de guerre / puisque les crédits sont votés / trois milliards / trois mille millions de francs / pour la guerre ». Car Octobre est une troupe farouchement antimilitariste, antipatriotique et pacifiste.

Octobre nous invite à rire malgré ce « sourire de faux témoin », celui de l’ennemi. Au-delà, les sketchs de la troupe sont une intéressante radiographie de la France des années 1930, de celle de l’Europe. Radiographie évidemment tout ce qu’il y a de plus irrévérencieuse. « LE BOUFFON – Charade : Votre premier ministre est un imbécile. / (Rires… du roi). / Votre second ministre est un idiot. / (Approbation du roi). / Votre troisième ministre est un crétin. / Votre quatrième ministre est… / LE ROI, l’interrompant, - … une fripouille. / (Il rit). Mais quelle est la solution, bouffon ? / LE BOUFFON – La solution… Sire, vous êtes le roi des cons… ».

Certaines chansons d’Octobre traversèrent l’Histoire, étant reprises ultérieurement par divers artistes. Cette suite de brûlots dissidents témoigne d’une profonde solidarité prolétarienne, le groupe se donne en spectacle lors de grèves, de manifestations ou d’occupations d’usines, défend – mais toujours avec humour – les sardineries bretonnes (on pense ici à la brève épopée des sardinières de Douarnenez, les Penn-Sardin, en 1924), brocarde l’autorité et ses valets dociles « S’il y en a qui rouspètent on cogne dessus, c’est tout simple… », se fait joyeusement anticléricale, avec notamment ce curé dans « Suivez le druide » traité de « branleur de cloches », l’image est osée mais parlante, comme beaucoup de celles qui fleurissent tout au long de cette anthologie. Cervantès est repris à la sauce Octobre dans « Le tableau des merveilles ». « Dans ce pays le nom des villes et des villages est inscrit sur les girouettes au lieu d’être inscrit sur les bornes… On suit la flèche… mais le vent tourne… la girouette tourne et on est perdu à nouveau… C’est comme si les villes se sauvaient… Impossible de mettre la main dessus… ».

Les meilleures choses ont une fin, et Octobre ne va pas tarder à se saborder. En effet, « L’humanité » du 16 mai 1935 annonce « M. Staline comprend et approuve pleinement la politique de défense nationale faite par la France pour maintenir sa force armée au niveau de la sécurité » (Octobre avait joué en 1933 à Moscou devant Staline). Pour un groupe aux accointances communistes mais surtout antimilitaristes, c’est le coup de pied de l’âne. Des dissensions apparaissent avec un Prévert peut-être plus tourné du côté de l’anarchisme, qu’il revendiquera toute sa vie.

Bref retour de la troupe en mai 1936 devant le Mur des Fédérés du Père Lachaise pour commémorer – une fois de plus – l’anniversaire de La Commune. Mais aussi pour défendre les nouvelles grèves et occupations d’usines suite à la récente élection de Léon Blum à la tête de l’Etat français. Mais c’en est bien fini du groupe.

En annexes sont proposés des textes d’Octobe non datés ainsi qu’une petite biographie de Prévert par le prisme du groupe et ses retentissements ultérieurs. Sont incorporés des articles d’époque sur la troupe, la plupart peu tendres (cependant Antonin Artaud livre un article dithyrambe). Dans celle-ci évoluaient quelques acteurs et autres "vedettes" qui ne vont pas tarder à faire leur place : Raymond Bussières, Maurice Baquet, Sylvia Bataille (femme de Georges Bataille puis de Jacques Lacan), Jean-Paul Dreyfus (futur Jean-Paul Le Chanois), Marcel Duhamel (futur créateur de la prestigieuse Série Noire de Gallimard) et autre Marcel Mouloudji.

Ce qu’il faut retenir du théâtre libre d’Octobre, c’est son engagement, son antimilitarisme, son internationalisme, son antifascisme frontal, son communisme lorgnant du côté des libertaires (bien qu’aussi, hélas, vers un Moscou Stalinien), mais aussi sa drôlerie permanente, même sur les sujets les plus sérieux. Octobre ne pouvait durer qu’un temps, ne pouvait que se dissoudre à brève échéance. Restent ces textes de Prévert pour joyeux lurons, sulfureux, tranchants et diablement efficaces, où une image éclaire toute une période. Sous-titrée « Sketches et chœurs parlés pour le groupe Octobre 1932-1936 », cette anthologie parue en 2007 est une vraie baffe à l’ordre et à la notion de patrie.

« Le tricolore au bout d’une perche / Le tricolore à la boutonnière / Le tricolore à la braguette / Comme ils sont beaux à voir, le tricolore au suspensoir // Ecoutez la jeunesse dédorée qui crie d’une voix de châtré / La France aux Français… La France aux français… / C’est l’écume du quartier latin / La jeunesse des écoles du crime… / Bête comme ses pieds… fière comme un pape / Sourde comme Maurras / Elle a dans ses oreilles du coton tricolore / Et les seuls cris qu’elle sait pousser / Sont des derniers cris de mort… ».

 (Warren Bismuth)






mercredi 21 mai 2025

Guy de MAUPASSANT « À la feuille de rose, maison turque »

 


Veuillez éloigner promptement vos enfants de l’écran diffusant cette chronique ! Car aujourd’hui plus que jamais nous n’allons parler qu’entre adultes consentants. Une pièce de théâtre tout d’abord, « À la feuille de rose, maison turque », écrite en 1875 par celui qui deviendra l’un des plus grands écrivains français. Connu pour ses frasques ou phrases un brin grivoises, Maupassant n’est pourtant pas renommé pour ses images pornographiques. Et pourtant… Lisez cette pièce, elle va plus loin que tout ce que vous aviez pu espérer/redouter sur le sujet.

Beauflanquet, maire de Conville, et madame pensent se rendre dans un hôtel chic. Il s’agit en fait d’un bordel. Là travaillent quatre femmes à la langue bien pendue, ainsi qu’un vidangeur, un bègue qui vient vider la merde des chambres. Bien entendu un redoutable quiproquo aux faux airs de vaudeville en nuisette s’installe rapidement, l’hôtel étant vite dépeint aux deux clients comme un harem truc. Avec un ton d’une liberté inégalée, Maupassant passe en revue tous les tabous de sa génération (et de la nôtre) : scatophilie, urophilie et même nécrophilie. N’en jetez plus !

Grivoise oui, loufoque sans doute, burlesque très certainement, mais cette pièce est surtout d’une rare indécence. Obscène mais tellement drôle, elle repousse les limites de l’autopermission littéraire. D’autant que dame Beauflanquet ne va pas tarder à avoir des vapeurs, où des scénettes bisexuelles nous sont détaillées. Mais Monsieur ne sera pas en reste ! Théâtre joyeusement odieux, exagérément vulgaire, il n’en est pas moins jubilatoire. Devant le travail de titans exercés par les algorithmes sur la toile, traquant les plus petites allusions un peu trop prononcées au s*xe, je me garderai bien de proposer un extrait de ce pourtant joli texte. Cependant, vous pouvez le lire en intégralité sur la Toile.

« À la feuille de rose, maison turque » ne put bien sûr sortir du vivant de Maupassant. Il faudra attendre 1945 pour voir éditée clandestinement une première version (époque où la grande déconnade n’allait pourtant pas trop de mise) avant une édition officielle en 1960. De cette pièce à laquelle il fut convié, Flaubert, grand ami de Maupassant, dira « c’est très frais ».

Suivent trois poèmes issus d’anthologies de « Le parnasse satyrique ». Et là, nouvelle surprise : si les deux premiers poèmes sont érotiques mais savent se tenir (« Je n’ai point assez du baiser / Dont se contente tout le monde / Et la source où je veux puiser / Est plus cachée et plus profonde ! // De votre bouche elle est la sœur ! / Au pied d’une blanche colline / J’y parviendrai, dans l’épaisseur / D’un buisson frisé qui s’incline »), il n’en est pas de même du dernier, « 69 », ode à la pornographie et à une certaine position sexuelle fort prisée dont là aussi je m’abstiendrai de reprendre des extraits. En cherchant bien, vous pouvez néanmoins la trouver sur Internet.

Revenons à Flaubert. Car en 1880, Maupassant est visé par la justice pour un poème, « Au bord de l’eau » (qui traite du non-consentement), accusé de « Outrage aux mœurs et à la moralité publique ». Flaubert s’en esclaffe, d’autant que ce poème publié en 1875 et passé inaperçu vient de ressortir dans une feuille locale en 1880. C’est là qu’il est pointé du doigt. Flaubert s’en amuse autant qu’il s’en offusque et fait part de ses réflexions à Maupassant dans une lettre haute et en couleur ici publiée. Maupassant n’aura pas le temps de lui répondre, Flaubert décédant quelques mois plus tard. Son recueil « Des vers », il l’entame par la missive de Flaubert suivie d’une lettre d’outre-tombe à son ami et son maître. Quant au procès, il n’aura jamais lieu.

« Des vers » est un recueil de poésie le plus souvent en alexandrins faisant se succéder des scènes d’amour, de mélancolie, mais aussi des instants tragiques de vies anonymes. Maupassant n’est pas connu pour être un grand poète. Pourtant ses vers portent, l’atmosphère des scènes est assez semblable à celle de ses nouvelles, dans des régions rurales, isolées et délaissées, tout comme leurs habitants. Nous retrouvons le Maupassant drôle, cynique et provocateur dans le très beau « Sommation sans respect » où un homme fait part de ses sentiments à l’encontre du mari décédé d’une femme qu’il convoite : « Regardez-le, madame, il a les yeux percés / Comme deux petits trous dans un muid de résine. Ses membres sont trop courts et semblent mal poussés, / Et son ventre étonnant, où sombre sa poitrine, // En tout occasion doit le gêner beaucoup. / Quand il dîne il suspend la serviette à son cou / Pour ne point maculer son plastron de chemise / Qu’il a d’ailleurs poivré de tabac, car il prise. // Une fois au salon, il s’assied à l’écart, /Tout seul dans un coin noir, ou bien s’en va sans morgue / À la cuisine auprès du fourneau bien chaud car / Il sait qu’en digérant il ronfle comme un orgue ».

Sans être  d’une profonde virtuosité, « Des vers » se laisse lire. Mieux il nous fait retrouver l’ambiance du Maupassant que l’on aime, celui du travail psychologique de ses personnages ruraux en quête d’amour. Ce livre joignant son théâtre et sa poésie est paru en 2000, il n’est bien sûr pas à mettre entre toutes les mains.

(Warren Bismuth)

dimanche 18 mai 2025

Michèle AUDIN « Comme une rivière bleue »

 


« Quelle journée ! Ce soleil tiède et clair qui dore la gueule des canons, cette odeur de bouquets, le frisson des drapeaux ! le murmure de cette révolution qui passe tranquille et belle comme une rivière bleue » (Jules Vallès, mars 1871).

Le voici le roman de la Commune de Paris de Michèle Audin, cette éminente spécialiste du sujet, animatrice du formidable blog « Ma Commune de Paris » (allez y jeter un œil !), historienne infatigable de cette période. Alors, forcément, on va en apprendre de belles (et de moins belles) sur cet événement majeur de l’Histoire française, pensez donc, 72 jours, pas un de plus, mais 72 jours qui ébranlèrent peut-être pas le monde mais en tout cas la France entière.

On peut dire parfois d’un documentaire qu’il se lit comme un roman. Ici cela me paraît être totalement l’inverse, un roman, avec ses personnages inventés évoluant au milieu d’autres, réels ceux-ci, dans une période historique déterminée, un roman donc qui se lirait comme un documentaire, une petite encyclopédie sur la Commune de Paris.

Le récit débute comme il se doit devant le Mur des Fédérés, symbole à tout jamais de la Commune de Paris, situé au Père-Lachaise. Le narrateur de 52 ans parcourt les rues de Paris, à la recherche des lieux essentiels de la guerre civile, comparant leur architecture de la fin du XIXe avec celle de notre monde contemporain, un narrateur se moulant littéralement dans l’action, celle qu’il va raconter.

Dans cette grande épopée, nous allons croiser des anonymes, des personnages inventés, d’autres ayant eu un poids plus ou moins conséquent sur le déroulé de l’événement : Vallès, Varlin, Frankel, Flourens (lui se fait buter très rapidement), Lissagaray, Vuillaume, Vermorel, Vaillant, ou bien les grands absents des rues de Paris, tels Blanqui (emprisonné), Lafargue ou Marx.

Michèle Audin va aller fourrer son nez dans les journaux de l’époque, dans les traces écrites, et c’est une Commune de Paris journalistique qu’elle va ici mettre en scène tout en conservant scrupuleusement la vérité des faits. C’est par l’entremise des journalistes, pigistes, témoins directs qu’elle crée « sa » Commune. Tout commence d’ailleurs par un écrit, la fameuse (première) affiche rouge placardée sur les murs de Paris dès janvier 1871.

Soulèvement général le 18 mars, Commune proclamée le 28. Tout est consigné. Et sur les bas-côtés, les anonymes, toujours, qui rendent l’atmosphère de la ville au XIXe siècle, une vie soudain ébranlée par l’épopée en cours, alors que L’assemblée communale prend le nom de « Commune de Paris » le 30 mars et que s’ensuit une indescriptible joie dans des rues où tout le monde aime son prochain. Et déjà les premières propositions de lois, révolutionnaires : rendre l’instruction et l’égalité de salaires obligatoires, l’union libre possible, aider au développement de la culture (la Commune a d’ailleurs rouvert des lieux de culture, des musées notamment).

Les tensions sont vives entre les Communards et le clergé. Les premiers souhaitent en finir avec Dieu, les seconds, souvent soutiens des versaillais, voudraient au contraire voir amplifier la parole divine. Bref, l’ambiance est parfois électrique. Les actions de la Commune sont consignées dans le Journal officiel, c’est par lui que Michèle Audin déroule son histoire, reprenant patiemment des extraits d’articles, mais loin de se cantonner à cette source d’informations, elle va piocher du côté du Cri du Peuple, du Père Duchêne, du Rappel, de L’ami du Peuple, du Prolétaire notamment. La Commune expliquée par les journaux, en somme. En tout cas ceux cantonnés à Paris et Versailles.

Audin prévient : oui une part de fiction est bien présente. C’est l’autrice seule qui décide de la rencontre fortuite entre deux protagonistes, laisse planer le doute sur l’existence réelle ou l’invention d’un autre. Elle insère le monde contemporain, « son » monde, avec les mails reçus et triés par le narrateur, lui donnant quelques indications dont certaines pourraient s’avérer de première main. Elle prend soin de ne pas oublier les actions menées par les femmes, actrices majeures sous la Commune.

On y va de sa petite touche personnelle : deux guillotines brûlées pour  incarner le combat contre la peine de mort (la Commune est moderne), des ballons dirigeables s’envolant en direction de la province pour lâcher des tracts, la colonne Vendôme, symbole de la barbarie militaire, flanquée à terre. La Commune ne se contente pas de dénoncer ou de revendiquer : elle agit.

Puis bien vite, trop vite, arrive mi-mai. Et là tout bascule. Premières grosses divisions entre différents clans Communards, les Versaillais entrent à nouveau dans Paris. Et la tragédie. La semaine sanglante débute le 21 mai, un dimanche, alors qu’un gros concert a lieu au profit des veuves et des orphelins. La Préfecture et l’Hôtel de Ville sont incendiés. Puis le dimanche suivant : le 28 mai acte la fin des hostilités.

Mais Michèle Audin ne s’arrête pas là. Son enquête, ses recherches l’amènent aux jours et semaines après l’écrasement de la Commune, les morts continuant à affluer dans un Paris meurtri. Et puis commence ce qui est depuis devenu un classique : la réécriture de l’Histoire par les vainqueurs. Ainsi, un certain Victor Bunel va crapuleusement imprimer un pseudo In extenso du Journal officiel sous la Commune. En fait il coupe dans les articles, se les réapproprie, les rendant tels qu’il aurait aimé les lire. Bref, il fabrique un faux.

Michèle Audin n’oublie pas les nombreuses et nombreux exilés, les condamnés, les exécutés, les pestiférés. Il ne fait pas bon avoir été Communard dans les rues de Paris à partir de juin 1871. Curieusement, Louise Michel n’a droit qu’à quelques misérables lignes en fin de volume. Aucune ligne pour d’autres héroïnes de la Commune. Les femmes sont représentées dans cet ouvrage par des anonymes, ces anonymes qui d’ailleurs closent le volume, qui ont vécu 72 jours d’espérance, les premières étincelles d’une révolution avortée.

« Comme une rivière bleue » est sorti en 2017, il fait passionnément revivre le climat de la Commune de Paris dans les rues de la capitale, il nous la retranscrit par le biais de journaux, par des historiettes tissées et inventées, il est un vrai passage de témoin entre XIXe siècle et monde contemporain. Et cette superbe couverture représentant le drapeau Communard. Oui, « Vive la Commune ».

(Warren Bismuth)

mercredi 14 mai 2025

Georges SIMENON « Monsieur La Souris »

 


La Souris est un clochard des rues de Paris, habitué des commissariats où il se fait coffrer pour dormir au sec. Seulement il vient de tomber sur un corps inerte, un cadavre en somme, muni d’une enveloppe jaune contenant quelque chose comme 4500 dollars. Il va lui falloir jouer fin pour livrer un bout de vérité sur les circonstances de sa découverte, sans toutefois trop en dire, notamment sur le cadavre, que la police n’a pas encore trouvé. Le but est de pouvoir, dans un an et un jour, devenir propriétaire officiel du magot.

La Souris, alsacien désinvolte, culotté et drôle se rend au commissariat, s’y entretient avec Lognon, inspecteur de police municipale. L’enquête avance vite et le mort s’avère être un financier suisse. L’affaire se complique, d’autant que des figures peu reluisantes entrent en piste et qu’une femme accuse le fondé de pouvoir du mort de l’avoir fait passer de vie à trépas, ce qui pourrait bien faire avorter le projet de La Souris. L’enquête est confiée au commissaire Lucas tandis que de son côté, La Souris cherche à en savoir plus sans en avertir la police.

« Monsieur La Souris » est un « roman dur » fascinant de Simenon. Ecrit en 1937 à une époque où Simenon pense en avoir terminé avec son commissaire Maigret (le dernier roman le mettant en scène date de 1934, et Maigret ne réapparaît que ponctuellement dans de courtes nouvelles), il offre pourtant une ambiance absolument similaire. Mieux : son inspecteur Lognon ne va pas tarder à revenir en scène, quelques années plus tard, cette fois en inspecteur… du commissaire Maigret (son surnom « l’inspecteur malgracieux » ne lui vient d’ailleurs pas de l’équipe de Maigret mais bien de ce Monsieur La Souris !). Lucas, ici le commissaire fumant la pipe, fait déjà à cette époque partie des « lieutenants » de Maigret. Janvier, un autre des fidèles de Maigret déjà apparu antérieurement, est mieux qu’aperçu dans ce « Monsieur la Souris ». Bref, ce roman contient tous les ingrédients pour être un Maigret… sans Maigret ! Il est en quelque sorte peut-être le seul Maigret « caché » dans toute l’œuvre de Simenon. Il pourrait faire partie de la saga (il y est même fait quelques allusions à la ville de Vichy, du département d’où Maigret est né, l’Allier).

Ce roman est doublement à ne pas mésestimer, l’enquête et sa conclusion étant tout à fait bien menées pour une chute de choix. Quant à Simenon, il n’a jamais pu se défaire de « son » Maigret et le fait revivre ici sous les traits de son équipe, comme si le commissaire observait ses collègues en direct de sa maison de campagne où il a pris alors sa retraite à Meung-sur-Loire. Quant à Lucas, il apparaît assez brièvement dans un roman contemporain à « Monsieur la Souris », un de ces roman durs dont l’ambiance pourrait se rapprocher des Maigret, « L’homme qui regardait passer les trains ». Lucas interviendra dans d’autres romans durs.

Un bémol toutefois, mais qui n’est pas propre à ce roman. Simenon avait le désagréable réflexe, alors que le corps d’un mort n’a pas encore été retrouvé et que la personne est donc par définition toujours considérée comme vivante, de faire témoigner ses personnages en en parlant systématiquement ou presque au passé, comme s’ils avaient eu vent du décès. Cette faute est constante dans son œuvre, mais peut-être qu’ici elle est encore plus flagrante, d’autant que l’histoire repose en partie sur la non découverte du corps et que les témoignages se succèdent, évoquant tous le financier suisse au passé.

« Monsieur La Souris » montre, comme le recueil de nouvelles « Le petit docteur » déjà chroniqué ici, que Simenon, après avoir plus ou moins effacé Maigret, ne parvient pas à vivre sans lui, sans y faire plus ou moins implicitement allusion. C’est comme un personnage qui le hante, lui empêche de regarder à côté, sans lui. Il est incontestable que ce « Monsieur La Souris », mieux qu’un clin d’œil ou un hommage, est un tome non revendiqué de Maigret où Simenon tente de se séparer de la figure de son héros, comme pour le punir, en confiant une enquête de Maigret à d’autres intervenants. Mais Maigret, expulsé par la porte, reviendra par la fenêtre, cette fois pour toujours dans l’œuvre de Simenon. Pour qui Maigret occupe une place particulière, il me semble déraisonnable de ne pas découvrir ce roman dur, un prolongement de la série. Quant à Monsieur La Souris, rendez-vous dans le roman pour voir ce qu’il advint de lui. Il fut adapté à l’écran en 1942 par Georges Lacombe avec Raimu dans le rôle principal, j’en garde un bon souvenir quoique nébuleux.

(Warren Bismuth)

dimanche 11 mai 2025

Scott WEIDENSAUL « Le monde à tire d’aile »

 


Embarquons maintenant pour un voyage fascinant : celui du monde des oiseaux migrateurs, dans cet épais volume accessible mais pouvant se faire ardu dans quelques chapitres. Depuis tout petit, l’étasunien Scott Weidensaul est passionné par les oiseaux. D’un hobby il en a fait un métier, et il arpente les terres du bout du monde afin de rendre compte de l’état de santé des espèces.

La science ayant développé de nouvelles technologies pour l’analyse des données statistiques sur la faune, les ornithologues s’en emparent. Ainsi, ils capturent de tout petits oiseaux migrateurs pour leur arrimer un minuscule géolocalisateur. Pour la première fois de l’Histoire, certains passereaux migrateurs vont enfin révéler leur secret sur leur(s) parcours de migration.

Au fil des continents traversés, Scott Weidensaul nous fait part de ses données, de ses réactions, avec dans la plume ce fin équilibre entre réalité de la destruction immense en cours pour la biodiversité, destruction dont font les frais les oiseaux migrateurs. Mais aussi cette pincée d’espoir, car ce dernier est nécessaire pour ne pas s’écrouler en pleurs devant certaines statistiques.

L’auteur revient avec méticulosité sur l’activité humaine, principale responsable du désastre, prend des exemples précis et parlants, notamment ce qui se passe du côté de la mer Jaune en Chine. Il développe certaines des conséquences, notamment ces espèces menacées ou en voie d’extinction. Et certaines causes modernes et récentes, parmi elles, le réchauffement climatique.

« Le monde à tire d’aile » est aussi le livre des exploits, les chiffres sont éloquents et laissent rêveur : certains oiseaux de quelques dizaines de grammes vont engloutir des dizaines de milliers de kilomètres, avec parfois cet ahurissant voyage de plus de 5000 (!!!) kilomètres sans escale, des chiffres que l’on a peine à interpréter. « L’automne précédent, certains de ces oiseaux de la taille d’une colombe avaient effectué le plus long vol sans escale de tous les oiseaux terrestres que nous connaissons, soit 11600 kilomètres à travers la partie la plus large de l’océan Pacifique, depuis leurs aires de nidification dans l’Ouest de l’Alaska, jusqu’en Nouvelle-Zélande – un vol ininterrompu de sept à neuf jours ».

Paradoxalement, alors que l’activité humaine est en passe de détruire bien des espèces et d’espaces vitaux à leur reproduction et à leur vie même, ce sont aussi les activités humaines d’une poignée (mais de plus en plus nombreux) d’acharnés et de passionnés qui améliorent leurs conditions de vie avec un travail de fourmi. Pour se faire, il faut des chiffres, et les nouvelles technologies peuvent en fournir, aussi précis que précieux. Comment par exemple remédier à un problème d’envergure lorsque l’industrie a mangé les bords de mer indispensables à plusieurs espèces limicoles.

Mais il y a aussi ces moments de grâce, inexplicables, inexpliqués : des espèces changent radicalement de morphologie juste avant de migrer. Aujourd’hui nous pouvons répondre à de plus en plus de questions grâce à des études scientifiques poussées (encore faut-il qu’elles soient financées), chaque millimètre d’espace analysé, chaque millimètre de l’anatomie d’un oiseau. Ainsi on sait désormais que certains migrateurs possèdent deux hémisphères dans le cerveau, ce qui leur permet de rester éveillés lors d’une migration, les hémisphères se relayant. Mais ceci n’est qu’un infime exemple au sein d’un livre particulièrement copieux. Et passionnant.

On recense aujourd’hui 10300 espèces d’oiseaux dans le monde. Si d’aucunes se portent (très) bien, d’autres sont menacées, une poignée a même déjà disparu de la surface de la terre. Les causes sont diverses, et là encore ce livre les analyse. Car il s’agit aussi d’un ouvrage militant. Prenons les lumières urbaines nocturnes. Elles désorientent les oiseaux, les privent de repères indispensables, beaucoup en meurent. « Une étude radar menée par Jeff Buler a révélé que la densité des oiseaux migrateurs en automne augmentait avec la proximité des sources de lumière urbaines, même si les meilleurs habitats se trouvaient plus loin, dans les régions plus sombres. Les oiseaux sont attirés vers les villes comme des papillons de nuit vers une flamme, vers des zones où il y a moins d’habitats de qualité à utiliser, où le danger de collision avec des bâtiments, des tours de communication et d’autres obstacles est beaucoup plus grand ».

Et ces images, incroyables : « Ici autour de vous, vous avez probablement 50 % de la population mondiale de paruline de Kirtland dans un rayon de 15 kilomètres ». D’autres nœuds stratégiques sont dévoilés, des espaces où la majorité mondiale d’une espèce vient s’agglutiner sur une terre minuscule. Une terre qui d’ailleurs se réduit comme peau de chagrin. En cause, encore et toujours le réchauffement climatique : « En une seule journée, le 1er août 2019, au milieu d’une vague de chaleur record, la calotte glaciaire du Groenland a perdu 12,5 milliards de tonnes de glace, soit suffisamment d’eau pour recouvrir la Floride d’une couche d’une douzaine de centimètres ». Les chiffres donnent la nausée, d’autant qu’ils sont relevés un peu partout sur la planète.

La main humaine, encore. Ces braconnages intensifs sur l’île de Chypre par exemple, très bien expliqués par l’auteur, ou bien cette chasse à la glu, barbare. Mais ce retour en grâce par des séquences légendaires, comme ce site en Inde, supposé être le plus grand rassemblement mondial de rapaces, les faucons de l’amour effectuant la plus longue migration de tous les rapaces en distance, jusqu’à 13000 kilomètres.

Je pourrais donner des tas d’exemples contenus dans ce passionnant ouvrage, je pourrais aussi multiplier côté pile ceux concernant l’impact catastrophique de l’activité humaine sur les oiseaux migrateurs. Côté face je pourrais m’éterniser sur ces images d’une force inouïe, pures pages de nature writing, où des nuages d’oiseaux se rassemblent sur d’infimes espaces côtiers par exemple. Mais je vous laisse découvrir ce monde féerique. Ce bouquin est une mine d’informations sur les oiseaux, mais pas seulement.

Le livre, sous-titré « L’odyssée mondiale des oiseaux migrateurs », est accompagné de photos et illustrations sous forme de cartes retraçant les itinéraires de migrations, c’est aussi un sacré pavé de près de 500 pages. Il est sorti fin 2024 dans la déjà prestigieuse collection Mondes Sauvages de chez Actes sud. Attardez-vous sur cette collection, elle en vaut le détour. Quant à la science sur les oiseaux, si elle a fait un prodigieux bond en avant ces dernières années, il ne faut pourtant pas oublier que « il nous reste beaucoup à apprendre ». De quoi faire germer de nouveaux titres à ce Mondes Sauvages, ce monde sans frontières ni barrières.

https://www.actes-sud.fr/recherche/catalogue/collection/1899?keys=

 (Warren Bismuth)

mercredi 7 mai 2025

Joyce Carol OATES « Mélancolie américaine »

 


Un recueil qui débute par des images choc : de jeunes enfants conditionnés pour avoir peur et haïr, certains animaux par exemple. Ce n’est pas de la science fiction, ça se passe sous notre nez, dans notre monde actuel. Il en est de même pour les expérimentations animales, la sinistre vivisection, soi-disant pour faire avancer la science. Nous pourrions croire que nous débarquons sur une autre planète où toutes les souffrances sont permises et même encouragées. Hélas, nous sommes bien sur la Terre, rappelons-nous par ailleurs les expériences scientifiques passées dites de Pavlov ou encore de Milgram, cette dernière mise en œuvre pour un travail de mémoire collective « parce que l’holocauste n’était pas possible sans continuer jusqu’au bout ». Ainsi, des cobayes humains ont continué à obéir, jusqu’à la déraison. Milgram c’est l’aboutissement de la servitude totale.

Les labos, renfermant des animaux innocents mais aussi des humains, faibles et dépendants. Jusqu’auboutisme de la docilité ou de la folie humaine. Evocation du suicide, contre un monde dans lequel on ne se reconnaît plus, dans lequel on a perdu nos valeurs. Changement de registre avec cette personnification d’un tableau de Edward Hopper. S’ensuivent quelques brefs poèmes « flash ». Dénonciation de la mythomanie, de la violence sociétale, même là on ne les attend pas.

Puis soudain, la figure de Marlon Brando auquel Joyce Carol Oates en veut beaucoup et le fait savoir. Biographie intime d’un « Mâle prédateur », d’un raté, chute d’une star. Les mots cinglent : « Parce que désemparé par le corps de la belle épouse morte, ridiculement entourée de fleurs, tu pouvais à peine parler, puis parlais trop. Parce que tu étais stupide de chagrin. Parce que tu ne pouvais pardonner. Bas le masque cosmétique ! Tu n’avais pas connu la morte, et tu ne connaîtrais pas la morte, qui ne t’avait pas été fidèle. Tout ce que tu peux connaître est le corps docile de ton amante, bien trop jeune pour toi, et seulement son corps ».

Retour sur des faits divers, des tragédies à la sauce étasunienne. Le viol est abordé comme une omerta, un secret de famille, c’est-à-dire non abordé. Autre image : ce portrait d’un hobo unijambiste qui rentre mourir au pays. Car ces poèmes de Joyce Carol Oates dénonce cette Amérique à qui il manque des bouts, des bouts d’humanisme pour commencer. Heureusement il y a les chats.

L’autrice poétesse dévoile ses racines juives, s’attarde sur la Chine où de jeunes fillettes sont noyées dans les fleuves car par leur seule naissance elles enfreignent la Loi. La Chine toujours où ont lieu des prélèvements de peaux humaines qui rapportent. Business is business n’est-ce pas ? La souffrance avant le grand saut dans le vide, encore et toujours. Histoire vécue, intime cette fois-ci. Le second mari de Joyce Carol Oates, Charlie Gross sur un lit d’hôpital, en phase terminale. Il quitte ce vieux monde malade en avril 2019, juste avant la parution de ce livre aux Etats-Unis. Il clôt admirablement ce recueil marquant.

Poèmes en prose ou vers libres, violents, à fleur de peau, radiographie d’un pays défiguré, dérouté, déshumanisé. Ils dépeignent un monde à l’agonie, absurde, meurtri par les pertes d’idéaux. Paru en France en 2023 chez Philippe Rey, il a été réédité en poche l’année suivante. Ce n’est pas précisément un compagnon joyeux mais il est d’une beauté troublante puisée dans le drame et la détresse, dans la monstruosité, dans l’aberration. Recueil qui gifle et met K.O. mais envoûte, paradoxalement et intensément.

 (Warren Bismuth)

dimanche 4 mai 2025

Dominic COOPER « Nuage de cendre »

 


Ce roman insulaire de 1978 à la structure complexe s’ouvre en 1804 quelque part en Islande, alors colonie danoise. Diverses épidémies ont décimé une grande partie de la population de l’île au XVIIIe siècle. L’histoire se projette rapidement quelques années en arrière au cours d’un interminable hiver puis d’un printemps glacial provoquant de nombreux morts mais aussi misère et famine. Jusqu’à l’irruption gigantesque d’un volcan en juin 1783. L’air devient irrespirable, le ciel s’obscurcit. S’ensuit un hiver encore plus glacial que le précédent, dix mois de brume. En 1788, les cendres de l’irruption volcanique sont toujours présentes dans l’atmosphère. C’est alors qu’une vieille femme mystérieuse réapparaît dans un village qu’elle avait quitté 45 ans plus tôt. Elle est venue y trouver Einar, un homme de 78 ans qu’elle a bien connu jadis.

Le récit s’enfonce un peu plus loin dans le passé, plusieurs décennies d’un coup, avec le profond antagonisme entre deux shérifs d’un même district. L’un d’eux, Thorsteinn, a accueilli en 1731 la nièce de sa femme, une certaine Sólrún, 11 ans. L’autre shérif se nomme Jens Wium. Entre les deux hommes, une partie de bras de fer s’amorce, un combat à la vie à la mort, qui va durer bien après la leur, car se noue une sordide histoire de filiation…

Années 1730, Sunnefa, 16 ans, mère d’un enfant dont le père pourrait bien être son propre frère Jón, 14 ans. Ils furent orphelins très tôt, or l’inceste est puni de mort dans cette partie du monde. Tous deux vont jouer un grand rôle malgré eux. Car c’est autour de la haine entre les deux shérifs et l’affaire incestueuse que va s’articuler le récit, avec des voyages dans le temps à donner la migraine à un calendrier, ainsi que lors d’un procès retentissant qui aura de nombreuses suites.

Dans ce roman ample et singulier, beaucoup de personnages défilent au gré des époques évoquées. La trame est aussi ténébreuse que volontairement embrouillée, la pensée peut se perdre dans les allers et retours dans l’espace temps, mais aussi avec ces protagonistes qui ressurgissent du passé. Pourtant le plaisir est constant lors de la lecture tant l’atmosphère semble vraie, est en tout cas rugueuse et rurale. Elle peut être rapprochée d’un « Hauts de Hurlevent » d’Emily Brontë qui aurait fini par échouer sur les côtes écossaises de la trilogie de Peter May (écrite après le roman de Cooper).

Ce que l’on peut paradoxalement retenir de ce roman, ce ne sont peut-être pas tant les personnages – certains détestables - ou le scénario mais bien la description d’une grande puissance de la nature, du froid, de la neige, les masses liquides. Ces passages sont féeriques, l’auteur étant un immense peintre des grands espaces. Il dilue son histoire on ne peut plus sombre dans de petites perles narratives sur les paysages islandais, qui feraient parfois presque oublier le fil du récit. « Les rivières de ces plaines de sable étaient profondes, tumultueuses et terriblement froides ; et tenter de les franchir à gué revenait toujours à se mettre entre les mains de la providence. Qui savait comment avait changé le lit d’une rivière au cours des derniers jours écoulés depuis la dernière traversée ? ». Car à l’instar de l’intrigue, la nature évolue sans cesse, au gré des saisons, mais elle est loin d’être une alliée, elle-même faisant partie de la mort si présente dans le roman. Elle est hostile autant que libre.

L’écossais Dominic Cooper est le genre d’auteurs que j’affectionne tout particulièrement pour une raison simple : se discrétion a fait qu’il n’a publié que trois romans entre 1975 et 1978. Tous trois de toute beauté bien qu’au climat très différent. Cooper entra en piste avec ce chef d’œuvre qu’est « Le cœur de l’hiver » en 1975. 1977 voit la rédaction de « Vers l’aube », presque aussi réussi. C’est en 1978 qu’il arrête – déjà – sa carrière avec ce beau « Nuage de cendre ». Puis il s’éclipse. Comme les personnages de son ultime roman les uns après les autres. Il n’a rien publié par la suite, jamais. Comme pour « Vers l’aube », « Nuage de cendre » fut traduit magistralement par Céline Schwaller.

Dominic Cooper fut découvert sur le tard en France grâce aux éditions Métailié, en 2006. Les trois romans ont été édités en français dans l’ordre chronologique même s’ils n’ont rien à voir les uns avec les autres, à raison d’un tous les trois ans, puisque « Vers l’aube » sort en 2009 et « Nuage de cendre » en 2012. Cooper est un écrivain rare, car en plus d’avoir si peu écrit, il a créé une atmosphère redoutable, à chaque fois très différente, dans chacun de ses romans. Pourquoi s’est-il motivé à tout stopper presque du jour au lendemain ? Peut-être qu’après trois pareilles prouesses littéraire, un auteur a le droit de se dire qu’après tout il a déjà tout dit et qu’à l’avenir il se répèterait. En tout cas ruez-vous sur ses trois romans, peut-être encore plus les deux précédents que celui-ci qui pourrait fort décourager un lectorat n’ayant encore jamais croisé les phrases de l’écrivain. Découvrez « Le cœur de l’hiver » et faites-moi part de vos retours si jamais. D’autant que Métailié l’a réédité en 2022, cette fois-ci en version poche pour un prix modique.

« Les mouettes poussaient des cris excités au-dessus du fjord et la lumière du soleil tombait d’un ciel limpide. Une brise légère soufflait sur la grève et apportait le goût du sel jusqu’à mes lèvres. Audnir, mon foyer, se trouvait juste de l’autre côté de la colline… Mon Dieu, qu’il était bon d’être vivant ! ».

https://editions-metailie.com/

(Warren Bismuth)

mercredi 30 avril 2025

Anna AKHMATOVA « Requiem, Poème sans héros et autres poèmes »

 


Après la présentation de la poésie de Marina Tsvétaïeva dans le challenge mensuel « Les classiques c’est fantastique » du blog Au milieu des livres pour le thème « Le XXe siècle à l’honneur », je ne pouvais pas passer sous silence celle qui fut souvent confondu avec sa compatriote, j’ai nommé Anna Akhmatova et son recueil de poésie « Requiem, Poème sans héros et autres poèmes », tant l’œuvre des deux poétesses semble parfois se faire écho et se juxtaposer.

Ce recueil recouvre toute la carrière artistique de la poétesse russe Anna Akhmatova, du début des années 1910 au mitan des années 1960. On constatera qu’une telle édition ne peut être aisée, l’autrice ayant sans cesse remanié ses textes, parfois des dizaines d’années plus tard, aussi certains ne furent jamais présentés en une mouture définitive, furent restés comme en suspens, à l’état de brouillon, malgré leur évident aboutissement.

Des textes, des vers non terminés. Si Akhmatova était perfectionniste dans son art, elle fut – peut-être plus que tout autre – victime de la censure du gouvernement, traquée. À ce propos elle sera interdite d’écrire du début des années 1920 au début des années 1940. Elle qui a vu tant et tant de ses amis partir : suicide, exécution, mort par épuisement, emprisonnement, exil, etc., elle fait figure de rescapée, ayant toujours refusé de quitter son pays, la Russie devenu l’U.R.S.S., malgré un régime on ne peut plus « serré », cette censure omniprésente qui l’oblige à nuancer ses vers, les rendre « lisibles » par le pouvoir.

Les premiers poèmes d’Akhmatova sont tournés vers l’amour et la nature, glaciale mais luxuriante. Déjà l’Histoire rattrape les destinées : « Sur la Néva, les brumes s’évanouissent ; / Et commence la débâcle », les incendies déchirent l’horizon. « Tout au bord de la mer », long poème de 1914 issu du recueil « Troupe blanche », est un puissant texte maritime. Teintés d’autobiographie, ces poèmes mettent en scène une femme en recherche d’amour, ils sont mélancoliques, sombres, évoquant le divorce (celui d’Akhmatova avec Lev Goumiliov).

Puis ce sont les longues années d’interdiction. Lorsque Akhmatova reprend la plume en 1940, de nombreux poèmes sont déjà composés dans sa tête, dans sa mémoire. Lorsqu’elle est autorisée à écrire de nouveau, elle couche enfin ces poèmes sur papier. Les pensées pour Ossip Mandelstam (y compris avant sa mort fin 1938) se font pressantes. Les figures universelles apparaissent, comme celle de Cléopâtre en 1940, et bien sûr l’ombre de Pouchkine qui ne cesse de planer sur les poèmes d’Akhmatova.

1940 voit l’aboutissement du chef d’oeuvre de la poétesse, « Requiem », commencé en 1935. Comme le précise le traducteur et présentateur de l’édition Jean-Louis Backès en note (les notes, nombreuses, éclairent constamment sur le contexte, les conditions d’écriture, etc.), ce cycle de poèmes inséré alors dans le recueil « Roseau » « est dédié à toutes les femmes qui, comme Akhmatova elle-même, ont fait la queue pendant des mois devant la prison « Les Croix » de Leningrad, dans l’espoir d’apercevoir qui un fils, qui un mari, qui un proche, à l’époque où se multipliaient les arrestations inintelligibles ». Akhmatova ne déclare-t-elle d’ailleurs pas : « J’ai su comment les visages se défont, / Comment on voit la terreur sous les paupières, / Comment des pages d’écriture au poinçon / Font ressortir sur les joues la douleur, / Comment les boucles noires ou cendrées / Ressemblent soudain à du métal blanc. / Le sourire s’éteint sur les lèvres dociles / Et la peur tremble dans un petit rire sec ».

Vient le superbe cycle de Leningrad, témoignage sur le siège de la ville entre 1941 et 1944 par l’armée nazie. Les poèmes d’Akhmatova se font plus complexes, plus obscurs parfois, plus combatifs, plus politiques. « On respire mal sous la terre ». Nouvelle évolution ensuite avec des œuvres plus optimistes, plus amples, plus étoffées, et toujours plus énigmatiques, « La dédicace d’un drame que j’ai brûlé / Et dont la cendre a disparu ? ». L’un des sommets de complexité de l’œuvre d’Akhmatova est ce triptyque « Poème sans héros » qui court sur plus de 20 ans (entre 1940 et 1962) et commence par cette phrase du 27 décembre 1940 : « Comme le papier m’a manqué ». On imagine que c’est à cette date précise qu’Akhmatova est à nouveau autorisée à écrire. Elle y convoque ces chers disparus, elle est à la fois nostalgique et lucide.

Anna Akhmatova fut l’une des grandes figures de la poésie russe du XXe siècle aux côtés de Marina Tsvétaïeva, Sergueï Essenine, Ossip Mandelstam, Vladimir Maïakovski et autres Boris Pasternak, elle est aussi réputée pour être l’une des plus complexes et plus intraduisibles de par la richesse de ses trouvailles stylistiques. Ce volume permet néanmoins de redécouvrir son art en langue française, il représente aussi environ la moitié de toute l’œuvre de la poétesse. Les notes reléguées en fin de volume sont particulièrement instructives sur l’évolution des poèmes et le travail de toute une vie. Un recueil de près de 400 pages qui se picore par petits bouts.

 (Warren Bismuth)



dimanche 27 avril 2025

Marina TSVÉTAÏEVA « Insomnie et autres poèmes »

 


Ce mois-ci le challenge mensuel « Les classiques c’est fantastique » du blog Au milieu des livres donne libre cours à notre imagination avec l’ample thème « Le XXe siècle à l’honneur ». Pour DLR, le XXe siècle littéraire, bien que fort productif et varié, est surtout celui des censures, interdictions, exils voire suicides ou assassinats d’écrivains qui ne faisaient que mettre en mots leurs impressions sur ce monde (déjà) malade. Une pensée particulière va presque naturellement vers le sort réservé aux auteurs russes qui ont payé peut-être plus que tout autre leur devoir d’information. Parmi ces parias, les femmes, bâillonnées et discriminées, qui pourtant n’ont pas désarmé. Un XXe siècle de la terreur où la figure de Marina Tsvétaïeva est peut-être l’une des plus iconiques.

Le recueil « Insomnie et autre poèmes » renferme plusieurs cycles de poèmes de Marina Tsvétaïeva (1892-1941) écrits à différentes périodes de sa vie et débute, après une préface de Zéno Bianu, par « L’amie », composé sur une année entre 1914 et 1915. Cycle désenchanté, douloureux sur des amours féminines, entre androgynie et lesbianisme dans un hiver interminable. Tsvétaïeva était alors amoureuse de Sophia Parnok, dite Sonia, qui lui échappait. Ce cycle est une plongée dans l’âme torturée de la poétesse. « Qui était le chasseur ? – Qui, la proie ? ».

Les « Poèmes sur Moscou » de 1916, toujours dans le recueil « L’amie », sont directement inspirés par la poétesse Anna Akhmatova (que Tsvétaïeva ne rencontrera qu’en 1941, quelques mois avant son suicide). Moscou et « La nuée d’églises » est sans conteste le personnage central du cycle. Tsvétaïeva était une amie proche du poète russe Alexandre Blok. Aussi elle lui dédie le cycle « Poèmes à Blok » en 1916 en fin de « L’amie ».

« Insomnie » est un cycle tortueux de 1916 à 1921 sur la peur de mourir si le corps s’assoupit. Mais c’est en fait le besoin de création nocturne, une insomnie provoquée par le devoir d'écrire. Tsvétaïeva y met en scène un immeuble insomniaque lors d’un long travelling. « Nuit, j’ai déjà trop regardé dans la pupille de l’homme ! / Réduis-moi en cendres, nuit, soleil noir ! ». Du même cycle est issu la série de poèmes « À Akhmatova » dont un dédié au poète russe Sergueï Essenine (en 1920), un autre à Vladimir Maïakovski dans ses « Poèmes épars » (les deux poètes finiront par se suicider).

« Après la Russie » écrit entre 1920 et 1925 est un cycle errant, sur les villes traversées par la poétesse durant son exil : Berlin, Prague, autant de lieux qu’elle a parcourus. La présence de Dieu y est forte, tout comme celle des amours déchirées et brumeuses. « Nous les poètes, nous rimons / Avec paria, mais sortis de nos berges / Nous disputons leurs dieux aux déesses / Et aux dieux des vierges princesses ! ».

« Le poème de l’air » de 1927 est un long poème obscur et arraché des tripes. Il est un hommage à la traversée de l’Atlantique en avion la même année par Charles Lindbergh. Puis viennent les « Poèmes des années 1930-1940 », avec notamment ce second hommage à Vladimir Maïakovski, mais cette fois-ci en forme de dialogue imaginaire entre lui et Sergueï Essenine. Dominé par la gouaille et l’atmosphère des rues, ce poème est peut-être le sommet du cycle, également par sa profonde différence avec les autres textes. Poème populaire autant qu’insurrectionnel, il semble être un petit frère des poèmes de Essenine. Puis le cycle évoque l’aube de la seconde guerre mondiale, nous sommes alors en mai 1939.

« Insomnie et autre poèmes » est un document parfait pour découvrir le travail d’écriture de Marina Tsvétaïeva, tout comme pour s’immerger dans le climat, si particulier, de son œuvre ainsi que l’évolution de son écriture, se faisant plus complexe, parfois plus inaccessible au fil des décennies. Il est aussi un témoignage poignant de la destinée des poètes russes en cette période, une photographie de la vie artistique errante d’alors, autant qu’un portrait de l’exil. Figure majeure de la littérature, de la poésie, Tsvétaïeva est aujourd’hui encore souvent célébrée, de nombreux artistes continuent de lui rendre hommage, c’est dire si son œuvre a marqué. Vaincue par les douleurs, les difficultés, l’incroyance en un monde meilleur, la désillusion absolue, Tsvétaïeva se suicide en 1941.

 (Warren Bismuth)



mercredi 23 avril 2025

Jacques JOSSE « Au bar de l’oubli »

 


Situé en bord d’océan et « Bâti au milieu de nulle part », le bar de l’oubli semble être un phare, un dernier rempart, témoin du temps passé. Il est aussi le lien social de cette région bretonne rurale. Rendez-vous des solitaires, des ivrognes et des insomniaques, il est tenu par un patron féru de littérature, aux murs s’encadrent des portraits d’écrivains plus ou moins reconnus qui semblent observer les « lustreurs de zinc », sans jugement, plutôt dans un rôle d’anges gardiens.

Des écrivains disparus et pourtant toujours présents par leurs photographies, ils hantent les lieux. Si l’auteur ne les nomme pas, il est parfois possible de les reconnaître néanmoins, par une description, un détail. Car, comme souvent dans les textes du grand Jacques Josse, les morts jouent toujours un rôle, celui de témoins et protecteurs, alors que les gosiers en pente s’abreuvent sur un bord de comptoir, que les mégots s’accrochent à la vie et à la bouche, portraits saisissants et tendres de princes de la cuite, qui pour quelques minutes seront au centre d’une conversation. Ce sont ces anonymes qui sont les véritables personnages de l’œuvre de Jacques Josse.

Lui, l’auteur, toujours en retrait, toujours effacé, semble pourtant ici jouer des coudes et des épaules pour se faire une place, oh certes pas énorme, pas écrasante, mais une place de témoin à son tour, en quelques lignes, belles comme un champ de houblon : « Il lui expliqua que la salle était réservée pour une réception privée à laquelle participaient des gens résidant dans la péninsule, invités par un journaliste qui prenait plaisir à fouiner dans la vie des autres. Ne s’intéressant qu’aux solitaires, aux invisibles et aux désemparés, il avait à cœur de cerner leur parcours tortueux et de le remanier légèrement pour le proposer ensuite à ces lecteurs ». Mais chez Jacques Josse, rien n’est certain, tout est suggéré, ce journaliste pourrait fort bien ne pas être lui, ne même jamais avoir croisé son regard. Seul l’imagination crée le plausible ou le potentiel.

Quand soudain, l’actualité, la guerre paraît rattraper le quotidien, les habitudes, le rituel, le sens de la vie personnifié par ce bar de l’oubli, des scènes évoluant dans un espace-temps, comme l’écriture, resserré à son maximum. Texte dont il existe une première version de 2020, ici remanié (en effet, le décès en 2023 de Shane MacGowan, chanteur de The Pogues, est ici évoqué, la musique est d’ailleurs très présente dans l’œuvre de Jacques Josse), était déjà parue dans un recueil collectif. « Au bar de l’oubli » est accompagné de deux brefs textes, des instantanés, l’un se déroulant sur un chalutier (alors que nombre de ses textes s’arrêtent au rivage), l’autre dressant le portrait d’un photographe de bord d’océan qui, suite à une agression, ne se déplace que difficilement, ses photographies voyageant à sa place, faisant découvrir le monde aux curieux de tout poil.

Jacques Josse signe là trois textes où une fois de plus, chaque phrase est poncée, sculptée, jusqu’à ne laisser que l’essentiel, dans des textes visuels d’une grande beauté. À déguster en noir et blanc, comme la belle photo ornant la couverture de ce tout petit livre de 60 pages qui vient de paraître aux éditons Le Réalgar dont c’est ici la sixième – et fructueuse – collaboration avec Jacques Josse. Chaque volume, aussi mince soit-il, y a son importance, le tout formant comme un cycle où chaque séquence est complémentaire d’une autre. On peut en dire presque autant de la presque cinquantaine de livres de l’auteur publiés sur autant d’années.

https://lerealgar-editions.fr/

(Warren Bismuth)

dimanche 20 avril 2025

Véronique WILLMANN RULLEAU « Des aiguilles plein la bouche »

 


Une maison familiale dans l’est de la France garde jalousement des souvenirs intimes. C’est le rôle de la fille de les exhumer, de nos jours, alors que la mère va bientôt finir ses jours. La fille va fouiller, ranger, trier jusqu’au petit recoin, va faire parler les meubles – au sens littéral -, les objets et tenter, enfin, de rompre le silence.

La robuste machine à coudre Singer trône. Elle est à la fois l’ancêtre et le témoin de plusieurs générations. Elle a vu défiler la famille, qui se l’est transmise de mère à fille, comme un trésor. La couture, tâche qui fut celle des générations précédentes, de la grand-mère surtout, de la mère bien sûr. La fille déniche d’ailleurs de vieux bouts de tissus confectionnés par ses ancêtres, patchworks allégoriques du destin familial, ranimés par petits bouts jusqu’à former un tout, Elle continue d'explorer la bicoque, dans laquelle elle répertorie tout un inventaire à la Prévert même s’il est plutôt resserré dans un monde quasi exclusif de la couture.

En plus des meubles, les femmes prennent la parole, l’une après l’autre, pour un dialogue indirect et intergénérationnel, brisant les silences de jadis. Chez la grand-mère, le souvenir de la deuxième guerre mondiale, terriblement marquante, qui en quelque sorte décide de la suite : « Nous devons fuir, fuir la menace d’un péril mal expliqué, les on-dit, les choses racontées, fuir les avions tirant sur les files de fugitifs, des colonnes de fourmis, noires dans le viseur, éparpillées aux premières bombes, inexorablement reformées, reprenant la route, agglutinés bêtement les uns aux autres, cibles faciles sur lesquelles on lance des cailloux du ciel, éradiquer les fourmis, toujours à nouveau réunies par une force contraire les menant à l’abattoir, c’est tellement plus facile de fuir par les routes, fuir l’avancée des forces ennemies ».

Et puis voilà Albert le baigneur, ce poupon abandonné en celluloïd, qui a lui aussi traversé les vies, les drames, les joies et pourrait aisément témoigner de tous les va-et-vient, tous les secrets de la maison. Et les secrets ne manquent pas, comme la grand-mère va d’ailleurs le démontrer…

La même grand-mère s’insurge lorsque sa petite-fille se rase les cheveux, horrible souvenir, l’épuration, un acte anodin qui la renvoie pourtant à son lourd passé, ce passé fait de disette qui a forcément inspiré la cuisine grasse des années moins malaisées, alors que les objets continuent de témoigner, l’armoire bordelaise, la penderie, le lit, la coiffeuse, le buffet.

« Des aiguilles plein la bouche » est un texte hybride et polyphonique qui se transmet de bouche en bouche. Poésie en vers libre, récit de vies, roman intimiste, il est aussi documentaire par sa forte coloration historique dévoilée par trois générations. La filiation du récit est évidente avec ces femmes qui se parlent par-delà la mort, se racontent ce qu’elles n’ont su se dire entre elles, un dialogue indirect quasi théâtral. « Quand on ouvre les portes du buffet, c’est ton monde à toi, que l’on ouvre ».

Pudique et intimiste, ce texte sur la transmission est une succession de poupées gigogne : des boîtes, et dans ces boîtes…, des sacs, et dans ces sacs… De découvertes en trophées, au milieu des objets-témoins, la fille est la porte-parole, la passeuse de cette histoire familiale où sans un mot, l’ancêtre pourtant demande de reprendre le flambeau : « Tenir le compte, garder la main. Ta grand-mère se disait sans doute que cela ne serait pas vain. Recoudre le fil de sa vie, infini effort de combler les vides entre les points, entre les ouvrages ». L’ombre de Annie Ernaux semble parfois planer en ces non-dits alliant douceur, révolte et malentendus générationnels. Il existe une première version, théâtrale (le format s’y prête à ravir) de ce texte, intitulée « En découdre ».

« Des aiguilles plein la bouche » vient de sortir aux toujours formidables éditions Signes et Balises, petit format classieux et élégant, ne le loupez pas, c’est le deuxième titre de l’autrice publié chez cette éditrice après le déjà très beau « Je ne sais même plus quelle tête il a » en 2021.

https://www.signesetbalises.fr/

(Warren Bismuth)

mercredi 16 avril 2025

Béatrice MACHET « Rafales »

 


55 rafales emplissent ce recueil de poésie. 55 photographies écrites sur les bords du lac Michigan en hiver. La neige le vent sont les héros imposés, « Le vent et ses rafales : éternellement jeunes ! » pour un recueil biberonné au nature writing. Clichés de daims au coeur d’une immensité blanche, des grands espaces toujours mouvants. Et la présence des Amérindiens, de leurs croyances, de leurs rites, et de leur génocide. « Pour les Indiens d’Amérique, l’hiver est / la saison des histoires. Car il suffit / d’écouter le vent. Il est la mémoire de / ce territoire. Il l’a balayé tant de fois. / Tant de fois parti et revenu… ».

Quelques vers en anglais, d’autres que l’on imagine en anishinaabemowin, la langue du peuple Anishinaabe (« mo = oralité, win = énergie de la parole »). Pourtant là-bas, sur les bords du lac, seuls 2 % de la population est de sang indien, ce jadis « peuple de la rivière ». Froid intense, solstice, marche. Car Béatrice Machet a choisi la marche pour décanter, s’extraire du monde et rêver ses vers libres. Spécialiste des premières nations, elle nous fait partager ses connaissances, par petites touches, par des bribes de vies quotidiennes, celles d’avant le génocide.

Poésie libre donc, observatrice, pressurée pour supprimer le superflu et ne garder que l’essentiel, en un jeu de langue très approprié pour le sujet. Cette poésie sait se faire contemplative autant qu’offensive quand il s’agit de défendre les droits des Amérindiens et rappeler quelques cauchemars dont ils furent victimes.

Béatrice Machet, autrice de nombreux livres, construit ici un univers dont elle est spectatrice. Car au-delà de la forme et du contenu, c’est un récit de voyage, masqué, pudique, puisqu’elle s’est rendue sur les lieux, a arpenté intensément les rives du lac Michigan, en a tiré ce livre sensoriel paru en 2024 chez Lanskine.

https://editions-lanskine.fr/

(Warren Bismuth)

 

dimanche 13 avril 2025

Petra RAUTIAINEN « Un pays de neige et de cendres »

 


Dans ce roman historique, deux récits s’imbriquent, s’assemblent et se complètent. Le premier, sorte de journal intime de Vaïno Remes, interprète dans le camp de prisonniers de Inari, Laponie, est vécu quasi au jour le jour durant un espace temps de quelques mois de l’année 1944. Le second, entre 1947 et 1950 est une quête, celle de Inkeri Lindqvist, journaliste photographe, officiellement pour rendre compte de la reconstruction de la Laponie, mais plus personnellement pour retrouver trace de son mari qu’elle avait suivi  au Kenya, c’est là-bas qu’elle s’est spécialisée dans la photographie.

Inkeri fait la connaissance de Olavi, personnage charnière du roman. Tout comme Vaïno il a exercé en qualité d’interprète au camp d’Inari, à la même époque. Les vestiges du camp se situeraient dans le village même où Inkeri s’est installée et où elle forme la jeune Bigga-Marja à la photo. Mais Olavi est un être mystérieux, comme insaisissable, et Inkeri entreprend une enquête discrète à son égard. Vient s’ajouter une nouvelle pièce maîtresse en la personne d’une certaine Saara, qui a vu la vie du camp et pourrait bien détenir des informations capitales. Tout comme Koskela.

La structure de cet ambitieux roman est aussi entremêlée que solide. Entre vie d’un camp de Laponie durant la seconde guerre mondiale et la reconstruction difficile de la même région quelques années plus tard, Petra Rautiainen joue le yoyo entre ces deux époques. C’est pour elle l’occasion de conter la guerre en Laponie, de dénoncer le peuple finlandais du nord, pour qui ceux qu’il appelle les lapons (une insulte en vérité, les habitants de Laponie se revendiquant Sames), et cet objectif démesuré et conquérant : la création d’une Grande-Finlande aux côtés de l’Allemagne nazie.

Des expériences troublantes sur des cadavres humains en vue de classifications raciales se sont déroulées dans le camp, et il se pourrait bien que peu de témoins souhaitent revenir sur cet horrible épisode. Quant au mari de Inkeri, qu’est-il advenu de lui ? Pour finir, percera-t-elle les véritables personnalités de Olavi, Saara, Koskela ?

« Un pays de neige et de cendres » est un beau roman rythmé par la plume froide et distanciée de son autrice, mais aussi le talent qu’elle a pour peindre la nature, les cerfs, la faune, la flore dans cette région reculée. Cette nature qui sauvé des hommes pendant la guerre : « Moi j’ai l’habitude de marcher dans la forêt Mais en temps de guerre, c’est différent. On passe pas mal de temps à grelotter le ventre vide. J’ai tué des rennes, et pas qu’un peu. Je mangeais du lichen. Je cherchais à manger sous la mousse, comme les rennes. J’ai eu des maux de ventre et j’ai cru en mourir ».

Car derrière le discours global, il y a la vie de ces anonymes que Petra Rautiainen s’applique à donner forme. La chute est particulièrement inattendue, elle fait de ce roman une série de tiroirs à intrigues se rapprochant d’un thriller historique. Récit sur la mémoire collective, dans un monde où il faut dénicher des preuves d’un événement malgré la méticulosité des coupables à les faire disparaître à tout jamais. C’est bien sûr avant tout la mémoire d’une région méconnue et abandonnée, tout comme ses habitants, la Laponie. Pétra Rautiainen s’emploie avec raffinement à équilibrer Histoire et fiction, et la recette fonctionne parfaitement. Jamais les paupières ne se font lourdes à la lecture de ce « page-turner », paru en France en 2022 (et déjà réédité en poche) et traduit par Sébastien Cagnoli. Depuis, la jeune Petra Rautiainen a publié un nouveau roman.

(Warren Bismuth)