Nouvelle intrusion dans le challenge « Quatre saisons de pavés » (présenter au moins un livre de plus de 500 pages par trimestre) du blog Au milieu des livres pour la saison estivale, avec ce roman de 500 signé du Canadien Joseph Boyden.
Au Canada, dans la petite ville de Moosonee en bord de lac, Will, 55 ans, ancien pilote d’avion et Indien Cree alcoolique, est dans le coma à l’hôpital. Sa nièce, Annie, vient chaque jour à son chevet. Ces deux personnages vont partager la longue histoire de ce roman, leurs deux récits s’enchâssant parfaitement au gré de chaque chapitre pour former une fresque familiale sur trois générations.
La sœur d’Annie, Suzanne, a disparu depuis deux ans avec Gus Netmaker. Les deux familles, du temps du père de Will et de la première guerre mondiale, étaient proches, mais les épreuves du temps les ont rendues ennemies. De plus, Gus n’est pas précisément un tendre : il fait dans la vente de drogue, notamment auprès de la jeune génération dans certaines réserves indiennes du pays.
Dans les chapitres où il tient le rôle de narrateur, WIll s’adresse à ses deux nièces, les filles de Lisette, comme dans un journal intime. Il fut autrefois attaqué par Marius, un biker, et en outre le frère intrépide de Gus, qui a juré sa mort. Quant à Annie, elle vit dans une cabane avec Gordon, indien – ojibwé - lui-même et muet de naissance, son protecteur. Elle possède une amie précieuse, Eva, infirmière dans l’hôpital où a échoué Will. C’est elle, mère d’un bébé et désenchantée dans un couple mal assorti, qui en partie veille sur le vieil indien.
Annie part à la recherche de sa sœur Suzanne, de Toronto à Montréal en passant par New York tout en se confessant à son oncle dans le coma lorsqu’elle vient lui rendre visite chaque jour ou presque. Annie vit une existence moderne, assimilée, emplie de fêtes, d’un travail de mannequin de charme (comme sa sœur), d’alcool, de rencontres fortuites et d’ecstasy. Elle va faire la connaissance d’un DJ de Toronto et de ses amis, peut-être pas franchement pour le meilleur. WIll, lui, a en partie abandonné les coutumes Crees, au contraire de son demi-frère Antoine, vivant à la manière de leurs ancêtres alors que de nombreux Indiens sont portés disparus dans la Communauté.
Ce beau roman lent qui prend plaisir à étirer les scènes d’introspections et les monologues, est émouvant, attachant par ses personnages qui incarnent la dérive d’une jeunesse canadienne, en particulier la décadence des jeunes Indiens, paumés et abandonnés. C’est aussi un roman de la disparition, celle de Suzanne, celle peut-être imminente de WIll, la disparition du mode de vie Amérindien, des coutumes, des croyances, mais aussi celle de l’amitié entre deux familles.
Le talent de Joseph Boyden réside dans cet affrontement entre deux mondes : celui, ancien et quasi perdu, du vieil oncle Will, celui d’Annie, moderne, actuel, fait de rencontres sur fond d’alcool, de drogues, dans de grandes villes loin des réserves indiennes. Les deux voix, tout en se juxtaposant, racontent deux vies opposées, deux destins en contradiction l’un avec l’autre. Et pourtant existe cet amour filial, quasi inébranlable.
Peu à peu Joseph Boyden laisse découvrir des détails, des pans de vie qui aident à mieux comprendre les tenants et les aboutissants de ce roman ambitieux. Ambitieux car long (500 pages), narré par deux personnages qui de bout en bout prennent sans cesse le relais narratif de l’autre, infatigablement. Il est saisissant de comparer les deux récits. Deux salles deux ambiances. Mais l’un comme l’autre, Annie et Will ont souffert, parfois pour les mêmes raisons, dont le racisme. La lutte à mort contre les Netmaker est sous-jacente, sans jamais pourtant prendre le dessus. Les sentiments sont exposés avec une grande pudeur, contrairement aux massacres d’animaux qui peuvent donner la nausée.
C’est ici le deuxième roman de Joseph Boyden – traduit en 2009 par Michel Lederer, - encore lui ! - après le déjà très réussi « Le chemin des âmes ». Boyden est un auteur discret et rare, seulement trois romans et un recueil de nouvelles à son actif. Canadien, il fut punk dans sa jeunesse, et a sans doute connu les épisodes brumeux des fêtes pathétiques qu’il raconte avec sobriété. Un roman pareil ne pouvait paraître que dans la collection Terres d’Amérique de chez Albin Michel. Il est à déguster lentement, truffé de petits détails à première vue insignifiants qui sont pourtant tout le ciment du scénario. Il est difficilement résumable tant les protagonistes de premier ordre sont nombreux et magnifiquement dépeints, on se prend de tendresse pour les uns, de rage contre les autres, mais l’équilibre est toujours parfait. Quant aux scènes avec des ours, elles sont d’une grande beauté, d’ailleurs la nature, quoique loin d’être prépondérante, est bien présente tout au long du parcours des deux narrateurs. En somme, un beau voyage à peu de frais (et sans drogue).
(Warren Bismuth)