En trame de ce bref roman, un fait divers tragique, un morceau d’histoire plutôt, un de ces nombreux drames du monde de l’entre-deux guerres : une chasse aux Roms lors d’une fête de village quelques part en Slovaquie en 1928. Un acharnement. Mais difficile d’en savoir plus car, même si divers protagonistes vont prendre la parole dans ce remarquable roman polyphonique, aucun ne semble vouloir entrer frontalement dans le vif du sujet.
Ils sont nombreux à se succéder pour témoigner, comme lors d’un procès où tout le monde donne sa version des faits à la barre. Un premier témoin, jeune homme introverti s’incarnant dans ses lectures, nombreuses et prenantes, alors que le récit démarre tout en souplesse. Mais les premiers grains de poivre surviennent avec le deuxième, un vieil homme, sorte de mémoire du village, antisémite et anti-Roms, un gars de la vieille école, en somme.
Mais qu’en est-il de la situation politique de la Slovaquie ? « Nous avons toujours été sous la coupe de quelqu’un d’autre, que ce soient les Hongrois, les Autrichiens, les Tchèques ou les Russes. Et nous nous sommes toujours tus, nous avons suivi le mouvement, nous regardions derrière les rideaux ce qui se passait dehors dans les rues, nous étions presque satisfaits d’être gouvernés par quelqu’un d’autre, de ne pas avoir à décider de quoi que ce soit et de ne pas être obligés à nous malmener nous-mêmes ».
La Slovaquie est alors Tchécoslovaque (elle deviendra brièvement indépendante durant la deuxième guerre mondiale sous la pression nazie), mais l’auteur Marek Vadas sème çà et là quelques cailloux sur son passé sulfureux, son identité politique propre. Quant à son peuple, passif mais parfois violent, il peut être rapidement mu par une hystérie collective comme celle qui a entraîné la tragédie de 1928. C’est aussi un peuple taiseux. D’ailleurs, aucun dialogue ne vient interrompre les longs monologues des témoins. Seul repère : la brasserie du Lion, lieu de convergence des villageois.
Mais témoins de quoi ? Car les langues ont du mal à se délier : « On veut sortir les cadavres du placard, les analyser, trouver des explications. Mais ici, nous ne nous demandons pas pourquoi. C’est arrivé. Vraiment ? Mais en êtes-vous sûr ? Et si les choses s’étaient passées différemment ? En sens inverse ? Ou si ce n’était pas arrivé du tout ? Que se passerait-il alors ? Voilà nos questions. Ce sont les questions auxquelles nous voulons avoir une réponse. Le « pourquoi » se trouve peut-être tout à fin de l’histoire, mais nous espérons que nous n’y arriverons pas de toute façon ». Mais poursuivons néanmoins notre lecture.
Se succèdent un père alcoolique, un employé modèle tout droit échappé d’un récit de Tchekhov, un jeune borgne de 7 ans dont la mémoire visuelle semble prodigieuse. Celui-ci pourrait se rappeler, raconter… Mais voilà déjà la silhouette d’un affairiste de P., bourgade « dominée par la superstition et l’obscurantisme », de passage dans une ville, vivant une nuit de cauchemar dans un hôtel où d’étranges événements se déroulent. Un chapitre kafkaïen.
Des corps retrouvés par étapes, par petits bouts. Quand un écrivain, narcissique et mégalomane protégé par son ange gardien, prend la parole. C’est la mère du premier témoin du livre qui clôt la liste des témoins. « Six étrangers » est une analyse du bouleversement individuel comme collectif d’un village après une tragédie humaine. Et ce roman est un mémorial pour les victimes de cette sordide affaire de crimes de Roms dans une Slovénie qui suinte de partout. Texte chorale qui fait se confronter plusieurs points de vue, plusieurs états d’esprits, dans le souvenir, dans une assourdissante loi du silence, avec l’obligation de continuer comme avant même si cela s’avère impossible. Ce recul qui offre un semblant de lumière à un acte violent passé. « Quand on est au cœur des événements, on ne comprend rien, tout semble cruel et insensé. On met les choses bout à bout, mais on arrive toujours à quelque chose de stupide ». Alors que stupidement chacun prépare sa version qui tend à l’innocenter, chacun réécrit peut-être l’histoire à sa façon.
« Six étrangers » du slovaque Marek Vadas vient de paraître chez la nécessaire maison d’édition Le ver à Soie dans la collection 200 000 signes, traduit du slovaque par Diana Jamborova Lemay. Roman bref autant que poignant, qui ne laisse que peu de place à l’espoir, il est d’une structure en mosaïque parfaitement maîtrisée et solide.
(Warren
Bismuth)