Annie Ernaux a 10 ans lorsqu’elle apprend l’existence d’une sœur aînée. Enfin, non pas l’existence mais plutôt la mort, survenue en 1938, à 6 ans, deux ans et demi avant la naissance de la cadette qui s’était toujours jusque là crue fille unique. Par ce livre de quelques dizaines de pages, cette cadette entreprend la rédaction d’une lettre à la sœur qu’elle n’a pas connue, et pour cause.
L’autrice découvre de vieilles photos sur lesquelles figure la sœur, celle qui n’avait jamais eu de visage. Cette lettre, pourquoi l’écrit-t-elle ? « Est-ce que je t’écris pour te ressusciter et te tuer à nouveau ? ». Mais c’est aussi une sorte de thérapie dans laquelle elle dévoile ses propres malheurs, de santé notamment, d’enfant choyée mais solitaire. Car elle aussi a failli mourir, et là c’est l’engrenage dans son esprit. Sans se comparer à sa sœur qui pour elle est une inexistence, elle se demande pourquoi ses parents ne lui ont jamais rien dit à propos de ce fantôme. Car ce n’est pas de leur bouche qu’elle a appris la nouvelle. D’ailleurs, il n’en sera jamais question avec eux, jusqu’à leur mort.
Annie Ernaux s’attache à tenter d’entreprendre le bref parcours de sa sœur, aidée par six photographies, c’est peu. Photographies qu’elle scrute, qu’elle fait parler. Et des questionnements qui surgissent : les parents ouvriers étaient-il trop pauvres pour permettre à leur jeune enfant de survivre ? Puis viennent les doutes : « T’écrire, ce n’est rien d’autre que faire le tour de ton absence ». Est-ce que la sœur décédée aurait transmis de manière post-mortem la force de vivre à sa cadette ? Cadette qui, en quelque sorte l’a remplacée, la seconde fille unique a supplanté la première. Aucune des deux n’aura connu la sororité. Alors qu’elles sont issues du même sang.
Soudain, le roman « Jane Eyre » s’invite au menu, Annie Ernaux croit y reconnaître sa sœur dans l’une des protagonistes. Troublant. Cherche-t-elle à placer sa sœur là où elle n’est pas alors que « je ne peux pas te mettre là où j’ai été », comme un constat sombre. Quant au but de la lettre, il reste flou : « Peut-être que j’ai voulu m’acquitter d’une dette imaginaire en te donnant à mon tour l’existence que ta mort m’a donnée ». Le style, froid comme un bac à glaçons, distancié autant qu’épuré, d’une âpreté vertigineuse, donne la chair de poule. Les phrases laconiques mais ô combien précises et finement construites parachèvent un travail remarquable. « L’autre fille » est paru en 2011 aux éditions Nil, dans la collection les Affranchis, où des auteurs prennent la plume pour écrire une lettre à qui ils le souhaitent. Et celle de Annie Ernaux est un modèle du genre.
(Warren
Bismuth)
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