dimanche 13 avril 2025

Petra RAUTIAINEN « Un pays de neige et de cendres »

 


Dans ce roman historique, deux récits s’imbriquent, s’assemblent et se complètent. Le premier, sorte de journal intime de Vaïno Remes, interprète dans le camp de prisonniers de Inari, Laponie, est vécu quasi au jour le jour durant un espace temps de quelques mois de l’année 1944. Le second, entre 1947 et 1950 est une quête, celle de Inkeri Lindqvist, journaliste photographe, officiellement pour rendre compte de la reconstruction de la Laponie, mais plus personnellement pour retrouver trace de son mari qu’elle avait suivi  au Kenya, c’est là-bas qu’elle s’est spécialisée dans la photographie.

Inkeri fait la connaissance de Olavi, personnage charnière du roman. Tout comme Vaïno il a exercé en qualité d’interprète au camp d’Inari, à la même époque. Les vestiges du camp se situeraient dans le village même où Inkeri s’est installée et où elle forme la jeune Bigga-Marja à la photo. Mais Olavi est un être mystérieux, comme insaisissable, et Inkeri entreprend une enquête discrète à son égard. Vient s’ajouter une nouvelle pièce maîtresse en la personne d’une certaine Saara, qui a vu la vie du camp et pourrait bien détenir des informations capitales. Tout comme Koskela.

La structure de cet ambitieux roman est aussi entremêlée que solide. Entre vie d’un camp de Laponie durant la seconde guerre mondiale et la reconstruction difficile de la même région quelques années plus tard, Petra Rautiainen joue le yoyo entre ces deux époques. C’est pour elle l’occasion de conter la guerre en Laponie, de dénoncer le peuple finlandais du nord, pour qui ceux qu’il appelle les lapons (une insulte en vérité, les habitants de Laponie se revendiquant Sames), et cet objectif démesuré et conquérant : la création d’une Grande-Finlande aux côtés de l’Allemagne nazie.

Des expériences troublantes sur des cadavres humains en vue de classifications raciales se sont déroulées dans le camp, et il se pourrait bien que peu de témoins souhaitent revenir sur cet horrible épisode. Quant au mari de Inkeri, qu’est-il advenu de lui ? Pour finir, percera-t-elle les véritables personnalités de Olavi, Saara, Koskela ?

« Un pays de neige et de cendres » est un beau roman rythmé par la plume froide et distanciée de son autrice, mais aussi le talent qu’elle a pour peindre la nature, les cerfs, la faune, la flore dans cette région reculée. Cette nature qui sauvé des hommes pendant la guerre : « Moi j’ai l’habitude de marcher dans la forêt Mais en temps de guerre, c’est différent. On passe pas mal de temps à grelotter le ventre vide. J’ai tué des rennes, et pas qu’un peu. Je mangeais du lichen. Je cherchais à manger sous la mousse, comme les rennes. J’ai eu des maux de ventre et j’ai cru en mourir ».

Car derrière le discours global, il y a la vie de ces anonymes que Petra Rautiainen s’applique à donner forme. La chute est particulièrement inattendue, elle fait de ce roman une série de tiroirs à intrigues se rapprochant d’un thriller historique. Récit sur la mémoire collective, dans un monde où il faut dénicher des preuves d’un événement malgré la méticulosité des coupables à les faire disparaître à tout jamais. C’est bien sûr avant tout la mémoire d’une région méconnue et abandonnée, tout comme ses habitants, la Laponie. Pétra Rautiainen s’emploie avec raffinement à équilibrer Histoire et fiction, et la recette fonctionne parfaitement. Jamais les paupières ne se font lourdes à la lecture de ce « page-turner », paru en France en 2022 (et déjà réédité en poche) et traduit par Sébastien Cagnoli. Depuis, la jeune Petra Rautiainen a publié un nouveau roman.

(Warren Bismuth)

mercredi 9 avril 2025

Jérôme LAFARGUE « Pamoja ! »

 


Pamoja est un mot swahili signifiant « Ensemble », ce qui aura son importance dans ce nouveau roman de Jérôme Lafargue puisqu’il va nous faire voyager quelque part où la langue Swahili est pratiquée, en Afrique de l’est plus précisément.

Anton, 14 ans, et son chien-loup Windy recueillent une jeune réfugiée noire de 8 ans, Nila, qui vient de s’échapper d’un mystérieux convoi. Anton va frapper à la porte de Gustavo, noir lui aussi, un vieil homme de 74 ans au parcours lourd autant que riche. Ce dernier n’hésite pas à les prendre immédiatement en charge, direction la montagne, pour les planquer.

Ils ont rendez-vous avec Maïtena, officiellement courtière en immobilier, mais plutôt guide clandestine à ses heures perdues. Tout ce petit monde est bientôt traqué par un individu louche qui pourrait bien vouloir récupérer Nila à des fins spéculatives, à moins qu’il soit là pour autre chose ?

Dans ce roman sensible, Gustavo se revoit à l’âge de Anton, alors qu’il était chef de rebelles au Mozambique durant la guerre d’indépendance qui éclata en 1964, une guerre civile anticoloniale dans une région où la Françafrique a joué un grand rôle. Pour Gustavo, c’est aussi le souvenir de sa fiancée, Themba, victime de cette guerre, alors que d’autres souvenirs atroces hantent sa mémoire. Certaines scènes peuvent sur ce point être difficiles à lire par leurs images crues.

Mais revenons au présent. L’homme qui les suivait semble avoir disparu, semé peut-être. La petite troupe en profite pour rejoindre un hameau perdu vivant en autosuffisance. Là y est Alberto, une vieille connaissance de Gustavo, même âge, spécialiste en renseignement militaire, il a jadis sauvé la vie de Gustavo. Aujourd’hui il a un grand service à lui demander…

« Peu avant la tombée du jour, ils parvinrent en vue du hameau. Trois rues dépeuplées et silencieuses. Les volets des maisons en pierre étaient soient fermés, soient manquants. Au premier étage de l’une des baraques, une couette avait été jetée sur un garde-corps. Détrempée par les pluies et battue par le vent, des traces noirâtres d’humidité la martyrisaient, comme des trous d’obus dans un champ enneigé ». Car on en revient souvent aux souvenirs de guerre.

Jérôme Lafargue navigue entre passé insurrectionnel et présent incertain où pointe le transhumanisme, dépeignant quelques événements de la guerre d’indépendance du Mozambique par le prisme de Gustavo, les technologies dangereuses et redoutables actuelles par celui de Alberto. Anton est ce jeune garçon plein d’espoir qui s’est donné une mission : celle de sauver Nila à tout prix des griffes de ses bourreaux. Jérôme Lafargue excelle dans la description de la nature, des oiseaux, des arbres, des torrents, une arme qui permet de décompresser, de souffler malgré la tension du roman. Dans une écriture simple autant que précise et fluide, il déroule ses séquences une à une, dévoilant au compte-gouttes des secrets enfouis de chacun des protagonistes.

« Pamoja ! » joue avec les espaces temps, entre passé révolutionnaire et futur (présent ?) libertarien où quelques bonhommes richissimes semblent vouloir faire ce qu’ils veulent de la planète sans aucun garde-fou. La silhouette de Elon Musk apparaît d’ailleurs, brièvement. Le texte est traversé par différents climats : le conte par les descriptions de la nature ou quelques scénettes entre Anton et Nila, le roman historique pour les épisodes de la guerre d’indépendance du Mozambique, le roman futuriste pour les inventions glaçantes et destructrices en passe d’être réalisées. Il est aussi roman filial avec les portraits de Gustavo et Alberto, deux durs à cuire qui ont un héritage à transmettre. Maïtena est la plus impénétrable, veut-elle le bien ou travaille-t-elle pour le mal ? Enfin, la conclusion du roman le rend tout à fait dystopique.

« Pamoja ! » vient de sortir chez Quidam éditeur, la richesse de tons qu’il propose pourrait fort trouver son lectorat.

https://www.quidamediteur.com/

(Warren Bismuth)

dimanche 6 avril 2025

Charles Ferdinand RAMUZ « La guerre aux papiers »

 


Ramuz surprend toujours, dézinguant les repères stylistiques habituels. Dans ce texte par exemple, et même si le style est précisément moins déconcertant que ses œuvres antérieures, on a l’impression d’entrer en cours de récit, d’avoir loupé quelque chose d’important, de fondamental, comme si on prenait le train en courant une fois le quai quitté, alors qu’un meurtre y a déjà eu lieu.

Dans un village suisse du canton de Vaud paré d’un imposant château, vit « Borchat, Daniel Jean-Etienne, ancien soldat, 42 ans ». C’est lui que Ramuz nous propose de suivre dans cette histoire survenant en 1802. La révolution française a laissé des traces y compris dans les villages suisses isolés. Et quand le gouvernement républicain est prêt à prélever à nouveau la dîme, un impôt féodal pourtant disparu dans le pays, le peuple ne l’entend pas de cette oreille et s’organise pour se révolter.

Réunions clandestines, mise au point d’une attaque de masse. Le but est simple : détruire par le feu les documents attestant des droits féodaux de la dîme. Une longue marche va s’organiser afin d’atteindre Lausanne, lieu renfermant les archives du pays, ainsi que Morges, abritant un arsenal où dorment de précieux canons. Borchat sera au nombre des émeutiers, mais rien ne pourrait se dérouler comme prévu, d’autant que Borchat s’est entiché de la Fanchette, une femme émancipée qui voit d’un mauvais œil ce projet saugrenu.

Qu’importe, le groupe déterminé se rend à Lausanne, muni d’une sommation qu’il compte bien faire respecter, la voici : « Nous, commandant du contingent de Bossenges, agissant au nom du gouvernement provisoire, faisons sommation à Monsieur d’Épendes ou à son représentant d’avoir à nous livrer sur l’heure les papiers concernant la levée de la dîme qui sont en sa possession, étant entendu qu’au cas où il n’obtempèrerait pas, il sera fait usage de la force… ».

Comme souvent chez Ramuz, « La guerre aux papiers », de 1942 (et dernier roman de l’auteur), se sert d’événements historiques réels pour ensuite tisser son texte autour avec ces beaux personnages fictifs. Ici c’est la révolte des Bourla-Papeys (brûle-papiers) de 1802 à laquelle Ramuz rend hommage. La complexité de la besogne était de maintenir un certain équilibre entre un récit quasi insurrectionnel et deux histoires d’amours très romantiques. Ramuz est parvenu à ses fins, même si l’on oubliera rapidement l’historiette à l’eau de rose pour ne retenir que la volonté du peuple émeutier.

« La guerre des papiers » est un petit roman idéal pour découvrir l’univers et la prose singulière de Ramuz, ainsi que pour appréhender l’écrivain dans son engagement. Le texte vient d’être réédité (mi 2024) aux incontournables éditions Sillage, toujours dans les bons coups lorsqu’il s’agit de déterrer des textes oubliés appartenant au domaine public. Plus récemment encore, elles ont republié « Le règne de l’esprit malin » du même auteur, et je ne serais pas étonné de vous en parler dans un avenir plus ou moins proche.

https://editions-sillage.fr/

(Warren Bismuth)

mercredi 2 avril 2025

James WRIGHT « La branche ne se brisera pas »

 


James Wright (1927-1980) est un poète étasunien oublié, c’est d’ailleurs par le biais de ces deux recueils de poèmes la première fois qu’il est traduit en France. Pourtant, sa poésie est somptueuse et ses images envoûtantes. « La branche ne se brisera pas », premier recueil, avec ses villes industrielles, ses tragédies minières (le père de Wright était mineur) sur fond d’alcool sont évoquées en des instantanées d’une Amérique désenchantée. La mort toujours, celles d’animaux ou le souvenir d’un Président américain probablement empoisonné. Que ce soit dans l’Ohio (dont Wright était originaire), le Minnesota, le Wyoming ou les 2 Dakotas, les brefs clichés sont émaillés de désastres, mais de beauté aussi, précisément là où le poète convoque la nature.

Poésie historique avec cette rencontre entre le Président Eisenhower et le dictateur Franco en 1959 en Espagne : « Les sourires brillent à Madrid. / Eisenhower a serré la main de Franco, l’a enlacé / Sous le feu des photographes. / De nouveaux bombardiers bien propres venus d’Amérique étouffent leurs moteurs ». Poésie vagabonde qui rend en outre hommage au poète espagnol Miguel Hernández (qui fut également honoré dans un bref texte de Jim Harrison).

Mais la nature tient un rôle prépondérant par ces arbres, ces oiseaux, ces cours d’eau, ces astres, ces champs où vont trimer les fermiers. Cette nature qui tient compagnie dans un quotidien marqué par la solitude, l’isolement, la déprime. « Pourtant, / il y a de bonnes choses dans ce monde », importance de ce simple mot « pourtant ». Cette solitude qui colle aux semelles, même si elle est en partie choisie et assumée. Et la mort, qui rôde, infatigablement. « Richesses mortes, mains mortes, la lune / S’assombrit, / Et je suis perdu dans les belles ruines blanches / De l’Amérique ».

Le second recueil « Allons nous rassembler à la rivière » n’est pas non plus avare en images fortes, avec cette Jenny, la Femme fantasmée, cette muse, sorte d’idéal féminin perdu dans une atmosphère de suicide, de miséreux du Midwest, que l’auteur dépeint magistralement. « Je veux être emporté / Par un grand oiseau blanc inconnu de la police, / Planer sur mille kilomètres et me cacher soigneusement, / Modeste et doré comme un dernier grain de maïs, / Conservé avec les secrets du blé et des villes mystérieuses / Des miséreux anonymes ». Hommages répétés aux peuples autochtones pour lesquels Wright est empreint d’une immense compassion. Puis le rôle des ombres, rappelant les oubliés. Enfin le rôle des gares, débuts ou terminus d’un voyage éprouvant.

La poésie de James Wright est libre et venteuse, torturée comme contemplative. Ces deux recueils sont d’une beauté saisissante, intimistes comme universels et la présence de Dieu n’y est que discrète. Livre d’une grande sensibilité paru en 2024 aux éditions Le Réalgar dans cette superbe collection de poésie « Amériques », il est traduit par Christian Garcin, agrémenté par une esthétique sobre mais efficace (la couverture est fort réussie), et bien sûr il est à lire et à partager.

https://lerealgar-editions.fr/

(Warren Bismuth)