Dans un texte libre mais versifié car le rythme est d’une importance capitale, André MARKOWICZ nous invite dans sa vie, enfin plus particulièrement dans celle de certains de ses aïeuls, du côté maternel, au fond des souvenirs de Leningrad ou Petersbourg selon les périodes historiques.
Au début des années 1990, André MARKOWICZ hérite d’un appartement situé dans la ville dont tant d’histoires littéraires prirent racine. Sa grand-mère (et sa sœur à elle) y habita quasi à partir de la Révolution d’octobre. Cet appartement est au cœur du récit d‘André MARKOWICZ, un récit à la fois intimiste et ample, où le cheminement d’une famille russe évolue en parallèle de celui d’un peuple (russe).
André MARKOWICZ, alors qu'il réside en France, doit-il louer ou vendre ce bien ? Réflexion et difficulté de trancher. Et souvenirs, familiaux comme universels, par petites touches, comme des vapeurs, des résurgences. Dans la famille, les poètes russes ont pris beaucoup d’espace, POUCHKINE en tête.
MARKOWICZ balade son lectorat entre France et Russie, entre XIXe et XXe siècles, l’invitant dans son univers très marqué, celui d’un passionné, d’un traducteur hors normes, d’un homme entier, engagé, d’un mordu de poésie. Russe surtout. Assoiffé de théâtre aussi. Russe bien sûr. Avec ce souvenir de ses premiers droits d’auteur décrochés, c’était pour la traduction de la pièce « Platonov » de TCHEKHOV. Certains le connaissent bien, André : « Quand il aime, il traduit ». Et il fait partager la mémoire familiale, les ancêtres incarcérés, la vie sous le stalinisme, etc. Partager, un mort charnière. D’ailleurs, « Partages » est le nom des 2 volumes dans lesquels il a consigné ses textes parus sur Facebook. Il transmet, il ressuscite le passé.
Passage par la traduction : POUCHKINE dès 17 ans, puis l’intégralité de l’œuvre fictionnelle de DOSTOÏEVSKI qui, même si elle ne prend « que » dix ans de la vie de MARKOWICZ, est pourtant à coup sûr l’œuvre d’une vie.
« … je traduisais
« L’Idiot », je me sentais assez de forces
pour l’intégrale de Dostoïevski, j’avais compté les pages pour le faire
et divisé les pages par vingt jours
par mois, puisque c’est plus ou moins
vingt jours par mois qu’on travaille vraiment,
je comprenais que j’avais cette chance
de pouvoir faire ça, de vivre avec,
d’être vraiment conscient de ce que c’est
dans la matière même, de sentir
que ça existe, ça, et de pouvoir
mettre mes mots dessus, pas les miens même
(les miens, pas ceux d’un autre), non, mes mots
comme un moyen d’être dans la vraie vie,... »
C’est ça, MARKOWICZ, de l’orfèvrerie littéraire, tout doit être à sa place, y compris dans le découpage même des journées de travail.
Ici passe comme une flèche empoisonnée l’histoire de l’URSS, avec son antisémitisme ancré et violent (certains proches en feront les frais), sa misère, les anecdotes pétillent dans tous les sens, sans aucune autoflagellation. Au contraire. Car l’un des atouts d’André, c’est son humour, fin, absurde, comme dans une scène de théâtre russe, amené par sa sensibilité, celle qui est blessée lorsque sa compagne Françoise MORVAN est attaquée au tribunal par des indépendantistes bretons version droite extrême, ou comme lorsque lui est dérobé son ordinateur, dans le coffre de sa voiture, ordinateur dans lequel le travail de traduction de « Crime et châtiment » était en cours.
MARKOWICZ en raconte de belles, digressant, son monde est ici remarquablement reproduit. Le terme « stakhanoviste » malgré sa provenance semble tout trouvé pour caractériser son travail : MARKOWICZ donne cette impression de ne jamais se reposer :
« comment comprendre que, pendant vingt ans
au cours desquels chacune de mes heures,
chacune ou presque a été occupée
par l’écriture, car je dis toujours
que j’ai eu cette chance invraisemblable
d’avoir pu ne jamais prendre un seul jour
de vacances, dès lors que mon travail
et ma raison de vivre sont les mêmes, »
La poésie, encore, et ce point de départ d’une vie de bouillonnement littéraire : POUCHKINE, celui qu’il connaît depuis toujours, qu’il n’a même pas eu à apprendre tellement il a la sensation d’avoir vécu à ses côtés.
« … un lieu aussi qui puisse me permettre
de remonter spirale par spirale,
aux sources mêmes de Dostoïevski,
à Gogol et Pouchkine, vers Pouchkine,
car ce lieu a un centre et c’est Pouchkine, »
D’ailleurs POUCHKINE hante ces pages jusqu’à la dernière, qui se clôt avec l’ombre de « Eugène Onéguine ». Avant cela, MARKOWICZ nous aura conté une vie, plusieurs vies même, avec ces images fortes et marquantes:
« le grand retour à l’immobilité
et à la « maison russe » dans sa gloire,
cette impression de pesanteur sitôt
qu’on passe la frontière, revenue
depuis l’enfance avec l’URSS
quand les douaniers fouillaient chaque valise,
cherchant je ne sais quoi, ou juste rien,
juste pour dire qu’ils étaient en guerre,
muets, bien sûr, et que nous, nous étions
des ennemis, cette impression de porte
lourde qu’on refermait sur soi, sitôt
la douane, ma grand-mère l’avait eue
quand elle est revenue en vingt-quatre
après un an à Berlin et en Suisse, »
Les poètes s’immiscent dans ce texte, avec leurs propres vers, Anna AKHMATOVA en tête, dès le préambule, puis Vladislav KHODASSEVITCH, Arséni TARKOVSKI (le père du réalisateur Andreï), POUCHKINE bien sûr, encore et toujours. MARKOWICZ est imprégné par le folklore, la culture, la littérature russes, il vit en eux, et quel bonheur de le lire raconter tout ceci ! Livre paru chez Inculte en 2018, il est ce rayon de soleil (lisez son « Soleil d’Alexandre » consacré aux poètes russe du XIXe siècle, par pitié !) qui vous tire vers le haut, toujours plus, jusqu’à en décrocher les étoiles. Merci !
(Warren Bismuth)
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