En 1975, Charlotte DELBO prend la plume pour s’adresser une dernière fois à Louis JOUVET, homme de théâtre et acteur décédé en 1951. Avant la seconde guerre mondiale, tous deux ont travaillé ensemble pour le théâtre, Charlotte fait ici preuve d’une grande reconnaissance envers l’homme qui l’a formée, lui a donné l’envie et la passion, et dont elle devint l’assistante. Mais la guerre est passée par là, Charlotte DELBO est déportée en janvier 1943 et définitivement traumatisée. La plus grande partie de son œuvre portera les stigmates de cette expérience mortifère.
Dans un préambule rédigé en 1972, l’autrice prévient quant au futur choix de son titre : « Les créatures du poète ne sont pas créatures charnelles, c’est pourquoi je les nomme spectres. Elles sont plus vraies que les créatures de chair et de sang parce qu’elles sont inépuisables. C’est pourquoi elles sont mes amis, nos compagnons, ceux grâce à qui nous sommes reliés aux êtres humains, dans la chaîne des êtres et dans la chaîne de l’histoire ».
Charlotte DELBO a terriblement souffert de la déportation en camp de concentration. C’est alors qu’enfin un peu apaisée en 1975, plus de 30 ans après son calvaire, elle trouve l’énergie nécessaire pour rédiger ce texte de seulement quelques dizaines de pages en forme d’hommage à son maître Louis JOUVET. Raviver sa mémoire est pour elle un exercice de toute une vie.
Dans une poésie en prose au style précis et distancié, Charlotte DELBO évoque ses souvenirs, ceux d’août 1939 alors que le monde paraît encore en paix. Elle fait œuvre de mémoire littéraire, convoquant STENDHAL, BALZAC, DICKENS, PROUST, FLAUBERT et quelques autres. Mais son amour pour le théâtre est vivace, elle s’en explique par l’intermédiaire de personnages fictifs de la création théâtrale, celle de Jean GIRAUDOUX, SHAKESPEARE, MARIVAUX, etc.
Charlotte DELBO fait revivre quasi charnellement ces figures, analyse la différence entre personnages de roman et de théâtre. « Le personnage de roman est suivi tout au long de son existence. Le personnage de théâtre est pris au moment de sa vie où il se déclare. Il est pris dans une action dont l’agencement est tel qu’il ne peut y échapper. Il faut que cette action soit décisive. C’est la vie même du héros qui est en jeu, quelquefois plus que sa vie, l’idéal qu’il incarne. Lorsque le personnage de théâtre entre dans cette action, il y entre tout entier. Il est obligé de se déclarer en tant que caractère et en tant que héros, c’est dans cette action décisive qu’il se livre ». Le héros théâtral est à la fois une figure abstraite créée par un auteur, devenant concrète et vivante dès qu’elle est jouée par un comédien. « Un personnage de théâtre s’agite et ne tient pas dans une cellule en lecture ». Les figures théâtrales ne vivent que dans un monde libre.
Lors de sa déportation, Charlotte DELBO a peu l’occasion de lire. Cependant, « La chartreuse de Parme » circule sous le manteau, l’occasion pour la prisonnière de s’y plonger et de faire vivre en pensée le héros Fabrice Del Dongo. Elle se souvient que le danger paralyse l’imagination, la rend aride.
Charlotte évoque avec douleur son voyage en train vers l’enfer, avec ses compagnes d’infortune. C’est à l’arrivée du convoi que les héros théâtraux semblent l’avoir abandonnée, sauf le Alceste d’EURIPIDE. Mais pour un temps seulement. « Là où les humains souffraient et mouraient, les personnages de théâtre ne pouvaient pas vivre. Le personnage succombait, ou plutôt cessait d’être, et c’était comme s’il n’avait jamais été ».
Charlotte DELBO livre ici son rapport tout personnel, passionnel et profondément respectueux aux héros théâtraux, en même temps qu’elle diffuse une sorte d’autoportrait de l’absence, celle d’après son retour dans la « vraie » vie, son mutisme, son incapacité à ouvrir un livre, à l’explorer, à lui trouver une utilité, tant elle en imagine le sens caché et les non-dits. Avec pudeur, retrait, mais toujours avec cette émotion palpable, Charlotte DELBO se raconte en remettant en scène des figures notoires du théâtre si chères à son vieil ami disparu, Louis JOUVET.
Ce récit est un document à part dans l’œuvre de Charlotte DELBO, même si le thème de la déportation est très prégnant. Il est à la fois un souvenir douloureux d’une déportation à jamais ancrée dans sa mémoire, ainsi qu’un hymne à la vie, pour ne jamais désespérer. Il est enfin une déclaration d’amour quasi universelle au théâtre, celui que Louis JOUVET lui a fait tant aimer. Édité pour la première fois dès 1977, il est une part singulière mais très cohérente dans l’œuvre magistrale de Charlotte DELBO.
(Warren Bismuth)
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