Présentation du colossal objet : un bébé de près d’un kilo, 550 pages grand format, chaque page sur deux colonnes, plus de 600 notes de bas de pages, une bibliographie de 10 pages pleine à craquer, tout ceci pour une biographie vertigineuse d’Anton TCHEKHOV.
Bien sûr il est impossible de résumer un ouvrage pareil, l’un de ceux qui vous accompagne durant des mois, que vous terminez après avoir usé vos yeux de plusieurs dizaines d’heures de lecture, où tout votre corps semble engourdi d’avoir tenu aussi longtemps un tel livre avec son poids conséquent. Nul doute que cette biographie fera encore longtemps autorité tant elle est démesurée, précise et complète jusqu’à la maniaquerie.
Quelques repères cependant : né en Ukraine en 1860, père violent, autoritaire, paranoïaque, très pieux. Après une scolarité très moyenne, le jeune Anton se lance dans des études de médecine. En janvier 1880 paraît sa première publication sous pseudonyme. La famille TCHEKHOV déménage souvent tout en se désunissant au fil du temps. C’est en fin d’année 1883 qu’il signe une œuvre pour la première fois sous son vrai nom (il ne sera pas payé pour ce travail). Diplômé de médecine en 1884. L’année suivante parution en feuilleton de ce qui restera son unique (et excellent) roman, « Drame de chasse ». Les meilleurs années, TCHEKHOV écrit une centaine de récits, se fatigant à la tâche. Il est régulièrement, y compris pour la régularité de ses nouvelles, comparé à MAUPASSANT.
Les problèmes familiaux sont nombreux, notamment entre les figures du père et celle de l’un des frères, Kolia, alcoolique errant qui meurt en 1889. Un autre frère, Alexandre, survivra à Anton, mais sera souvent également confronté à de graves crises alcooliques. Des projets d’écriture avortent, d’autres aboutissant sont pourtant reniés. À la manière d’un ZOLA, TCHEKHOV décide de se rendre sur le terrain avant d’écrire un long récit, ce sera sur l’île pénitentiaire de Sakhaline (10000 prisonniers) où il arrive en juillet 1890 après trois mois de voyage. Il n’y reste que quelques mois, mais tient enfin la trame d’un livre d’envergure qu’il a d’ailleurs du mal à écrire et qui ne sortira que plusieurs années plus tard.
Parallèlement, TCHEKHOV devient propriétaire d’une mangouste, possède de très nombreuses soupirantes, notamment dans la jeune noblesse russe, entretient une longue relation ambiguë et turbulente pendant plusieurs années avec une certaine Lika. Les femmes sont en quelque sorte le démon de l’écrivain, qui en fréquente régulièrement plusieurs à la fois malgré sa santé très précaire (il est atteint de tuberculose).
TCHEKHOV a la bougeotte, il saute dans un train, sur un bateau, souvent pour les femmes d’ailleurs. Pour sa carrière aussi. Lorsqu’il est sédentaire il est entouré d’animaux de ferme, alors que de plus en plus de ses proches périssent.
En 1893 paraît une première traduction en anglais de l’un de ses textes, c’est « Le moine noir ». TCHEKHOV devient célèbre et reconnu mais de plus en plus malade alors qu’il prend peu à peu ses distances avec la doctrine de TOLSTOÏ qu’il avait pourtant jusque là soutenue. Il se lie d’amitié avec l’écrivain Ivan BOUNINE, qui deviendra un proche.
TCHEKHOV peut être vu comme un mécène : grâce à sa notoriété, il gagne de l’argent qu’il redistribue en partie à sa famille, pour des œuvres de charité ou la rénovation d’écoles, sans oublier d’aider financièrement les paysans. Il écrit de plus en plus pour le théâtre, mais la première représentation de « La mouette » subit un cuisant revers en 1896, ce qui l’affaiblit physiquement (ses problèmes de santé seront souvent la conséquence d’un échec professionnel). Parallèlement, alors qu’il n’est pourtant pas un auteur engagé, il est parfois victime de la censure.
Alors que de plus en plus de jeunes femmes lui court après, il se déclare en privé comme devenu impuissant sexuellement et n’écrit pratiquement pas en 1897. En octobre 1898, sa famille ne l’informe pas de l’agonie de son père, qui décède en trois jours. Il devient ami avec Maxime GORKI puis l’actrice Olga KNIPPER. Lui qui a toujours défendu avec vigueur le célibat, se marie pourtant (en secret) en 1801 avec Olga. Enceinte en 1802, elle est victime d’une fausse couche. Cette période est difficile à reconstituer car TCHEKHOV ne serait peut-être pas le père de l’enfant (qui ne naîtra donc jamais), plusieurs documents concernant cet épisode ont mystérieusement disparu. Sa relation avec Olga est paradoxalement surtout épistolaire, ils ne vivent pas ensemble, sont même parfois séparés de plusieurs centaines de kilomètres.
Fatigué, usé, malade, terriblement affaibli, TCHEKHOV s’éteint en juillet 1904. Son corps est rapatrié à Moscou « dans un wagon pour transport d’huîtres fraîches » écrit GORKI. L’héritage sera fort disputé.
Ce livre est bien sûr un ouvrage très fourni sur la vie d’Anton TCHEKHOV. Cependant, il se focalise sur la vie privée, parle peu de son œuvre, ou seulement si elle permet d’éclaircir un élément du privé. Cette œuvre est d’ailleurs elle-même truffée d’éléments autobiographiques. Bien que TCHEKHOV soit connu pour son caractère empathique et bienveillant, il peut se révéler misogyne ou antisémite tout en s’en défendant. Certaines anecdotes glissées ça et là peuvent faire sourire, je pense à cette première rencontre avec l’écrivain Nikolaï LESKOV (qui a si bien dépeint la vie paysanne russe et qui deviendra son ami, avant de décéder peu après) qu’il traîne, après une mémorable bordée, aux putes. Rien de moins. Plusieurs figures de la littérature russe apparaissent, en direct ou non. Ainsi, cette critique de TCHEKHOV, fustigeant l’œuvre de DOSTOÏEVSKI : « C’est bien, mais tout de même très long et très immodeste. Beaucoup de prétentions ».
Mais dans cet essai, l’histoire russe est aussi évoquée, quoique brièvement : la famine de Russie centrale de 1891, l’épidémie de choléra l’année suivante, ainsi que la tragédie du champ de Khodynka en 1896, où est entassée une foule immense lors d’un rassemblement en l’honneur et en la présence du tsar Nikolaï II, et où un mouvement de panique provoque la mort d’environ 2000 personnes. TCHEKHOV, pourtant distant politiquement, s’engage pour la défense du capitaine français Alfred DREYFUS.
Ce qui frappe ici, c’est la maladie, celle qui poursuit sans cesse TCHEKHOV mais aussi ses proches, comme une fatalité. La mort est très présente. Lorsque la joie semble vouloir s’inviter à table, un drame se déclenche, ce qui semble être l’essence même de l’âme russe, en tout cas celle vue par le prisme des écrivains.
Cette biographie s’appuie de très nombreux extraits de correspondance variée, en publie moult paragraphes, ceci est le fil rouge du déploiement chronologique de ce travail stupéfiant par sa densité. Certes, on peut regretter que l’accent n’ait pas été davantage mis sur la période de Sakhaline pour privilégier l’histoire amoureuse, mais force est de convenir que le résultat est particulièrement impressionnant. En guise de dessert, de nombreuses photographies d’époque à la qualité supérieure figurent dans ce livre, les fans seront comblés. Ce pavé est sorti en 2020 aux éditions Louison, spécialisées en littérature russe.
https://www.louison-editions.com/books
(Warren Bismuth)
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