mercredi 5 février 2025

Ossip MANDELSTAM « Nouveaux poèmes 1930-1934 »

 


Ce recueil de poèmes fut élaboré à partir du travail de la femme de Mandelstam, Nadejda (ici orthographiée Nadiejda). Mandelstam, ayant perdu l’étoile de la création, n’avait écrit aucun poème entre 1925 et 1930, date à laquelle, quasi subitement, il se remet à composer. Il avait été pour le moins blessé dans une sombre affaire de retraduction (voir « La quatrième prose ») à la toute fin des années 1920, ce qui lui avait fait dire « Dorénavant pour ne pas être responsable de ce que vous faites, je m’interdis d’être écrivain ». En plus de ce scandale littéraire, Mandelstam fut traqué pour son appartenance juive (il fut même interdit d’entrer tout d’abord à l’université de St Pétersbourg pour ces mêmes raisons).

Mandelstam est donc en partie surveillé et seuls quelques poèmes sont autorisés à la diffusion. Le pouvoir veille au grain. D’ailleurs, l’oeuvre proposée dans ce recueil fut reconstituée après les perquisitions dont Mandelstam fut victime chez lui. Pour lui, c’est bientôt le début d’une immense et inéluctable descente aux enfers qui se terminera par sa mort fin 1938. Pour l’heure, il a retrouvé le désir créatif et s’emploie à coucher sur papier ses nouvelles compositions.

Les premiers poèmes du recueil sont empreints d’une nostalgie pour l’Arménie que Mandelstam venait de visiter. Ce qui est frappant d’emblée, c’est la sonorité du texte, y compris dans sa traduction, une traduction selon la musicalité étant absolument impossible. Pourtant ici la traductrice Christiane Pighetti, également formidable préfacière de l’ouvrage, s’emploie avec un immense talent à vouloir reconstituer au plus près cette mélodie.

Après avoir arpenté les terres arméniennes, Mandelstam revient en Russie et à ce qui le préoccupe : sa réputation entachée par la résonance de l’affaire de la retraduction. Alors il dénonce : les traducteurs peu scrupuleux, les éditeurs, le monde littéraire russe en général, comme il l’a fait dans « La quatrième prose » mais avec d’autres armes, celles de la poésie en vers parfois libres, sans oublier ce petit clin d’œil facétieux à la censure soviétique, celui, plus tragique, sur ses comparses écrivains morts, soit exécutés, soit suicidés : « Pétersbourg, attends ! J’ai ici des adresses / où te répondront les voix des défunts » ou bien ce tonitruant « Vivre à Pétersbourg ? C’est dormir au caveau ! » qui peut rimer avec cachot. Inutile de dire que le pouvoir goûte peu certains vers et prises de position de l’auteur.

Mandelstam se souvient de la France, qu’il apprécie, prend le chemin buissonnier du côté de l’Allemagne ou l’Italie, avant de revenir sur terre, les pieds ancrés, la tête préoccupée. « Mais dorénavant j’aime les lois moscovites / et plus ne me languis après les eaux d’Arzni. / Moscou a ses merisiers, ses téléphones, / ses jours notoires pour les exécutions ». Bref, les mouchards sont partout, les jours du poète sont peut-être comptés…

C’est évident, Mandelstam règle des comptes, sans donner de nom, sans « balancer ». Les images sont floutées, parfois obscures, car « Je garde mes distances ». Puis vient le poème qui va sceller l’avenir du poète. Ici sans titre, il est pourtant celui qui deviendra tristement célèbre sous le nom « Epigramme à Staline » écrit en novembre 1933. Lu à des amis en 1934, il arrive aux oreilles du tyran rouge… qui fait immédiatement arrêter Mandelstam. En voici la traduction ici proposée : « Le pays où nous vivons se dérobe sous nos pieds / et nous ne causons plus que dans un chuchotis, / mais où l’on trouve assez à caresser la bouteille / les langues vont leur train sur l’homme du Kremlin : / Ses gros doigts comme des vers, pleins de graisse, / ses dires véridiques comme des poids de pesée, / ses moustaches de cafard qui rient, / ses bottes à tiges qui luisent épanouies. // Petits chefs au cou grêle, la racaille s’empresse / (avec art il en joue de ces demi-portions) / siffle, miaule et chiale à qui mieux mieux, / tandis que seul il tonne, cogne, désigne, / édicte et ferre oukase sur oukase : et vlan ! / dans l’bide, la tête, l’arcade et l’œil. // Tout ce qui est supplices est délices / et bombe le poitrail de l’Ossète ». Cependant, si ce poème a allumé la mèche, un autre, violent, écrit dès l’été 1933 et présentée en ces pages, servit d’appât au régime, en plus de l’affaire concernant sa retraduction que j’ai évoquée plus haut.

Mandelstam rend deux hommages très marqués à l’écrivain André Biély (le second écrit juste après ses obsèques) et revendique une véritable fascination pour le poète français du Moyen-âge François Villon. Pour le reste du message, s’il peut paraître énigmatique, c’est qu’il est crypté afin de contourner la censure, accentué par des mots d’argot, langue à laquelle le poète s’était intéressé.

Recueil riche, varié, il est peut-être ce qu’il faut retenir de Mandelstam, un cri de révolte en même temps qu’une totale consécration à la littérature, tout en optant pour un éloignement avec ce monde fourmillant. Ce recueil est une occasion en or pour découvrir le poète Mandelstam, d’autant que Christiane Pighetti nous livre les clés par sa préface et ses notes afin de mieux en comprendre le message. Cette version, revue et corrigée, fut publiée en 2010 (2023 propose – déjà – un quatrième tirage) aux éditions Allia.

https://www.editions-allia.com/fr/

 (Warren Bismuth)

1 commentaire:

  1. Je connais assez mal ce poète russe contrairement à d’autres.
    On ne salue jamais assez le travail difficile des traducteurs de poésie. Merci pour ce billet.

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