mercredi 5 mars 2025

Rick BASS « L’ermite »

 


Ce recueil de dix nouvelles, paru en 2002 et traduit en France en 2004 par Anne Wicke, renferme quelques trésors. Toute l’âme humaine semble ici scrutée, examinée à la loupe, dans des paysages grandioses dont Bass détient le secret afin de les dresser pour un décor toujours somptueux.

Une femme, un homme et des chiens pris au piège sous la glace d’un lac où un nouveau monde s’offre à eux. Ou encore cette femme pétrissant du pain avec amour pour le distribuer à des cygnes tandis que son mari coupe méticuleusement des arbres morts en vue de lui offrir un piano. Et ce pompier volontaire dont l’auteur décrit les interventions et la vie de famille dans un vibrant hommage aux soldats du feu.

Vient cette exploration souterraine d’un couple au cœur d’une mine désaffectée, puis cette personne étonnante qui ramasse du crottin de wapiti et achète des mèches de cheveux aux habitants, sans oublier ce hibou grand-duc coincé dans un canoë sur le toit d’une voiture lancée à pleine vitesse. Autant d’images très fortes qui restent en mémoire. Car l’écriture de Rick Bass, harmonieuse, poétique, envoûte. Il n’a pas son pareil pour conter des anecdotes futiles du quotidien, la force de sa plume entraîne son lectorat sur des terres inconnues comme un témoignage contemporain ainsi que d’un temps révolu.

Rick Bass fait la part belle aux grands espaces, à l’hiver qui s’installe sans partage dans le Montana par exemple. Il dépeint puissamment un monde rural, parfois montagneux, coupé du monde, il met en scène des êtres et surtout des couples fragilisés par la rudesse de leur existence. Chaque nouvelle est un éternel recommencement, Bass ne bégaie pas même si certains personnages d’une nouvelle semblent ultérieurement s’inviter dans une autre, magie de la littérature.

Rick Bass est de ces écrivains d’une adresse redoutable. Il vous prend par le bras et vous entraîne au sein de ses histoires, qu’il n’a d’ailleurs sans doute pas véritablement inventées, tant leur évocation est authentique. Et aussi parce que lui-même connaît très bien les paysages qu’il nous fait traverser. « L’ermite » est un recueil magnifique, porté par des séquences inoubliables au cœur de la nature sauvage. Bass est un écrivain à part, précieux car il a peu écrit de fictions, quatre romans et sept recueils de nouvelles, étant d’ailleurs surtout connu pour ses essais.

Revenons aux nouvelles. Chaque séquence compte car dans le petit rien des petites gens se cache souvent une anecdote forte, un tableau qu’on n’oublie pas. En quelques pages seulement, Rick Bass sait faire vivre des familles, des personnages rustiques, vrais, des couples boiteux perdus dans des paysages grandioses. Ses nouvelles sont parmi les plus fortes que l’on puisse lire dans le style. Il s’encombre rarement sur la longueur sans pour autant précipiter leur fin. Il sait prendre son temps. Hélas, il est assez peu relayé en France, la plupart de ses ouvrages étant épuisés chez les éditeurs.

Avant « L’ermite », je m’étais délecté avec un autre recueil, « Dans les monts Loyauté ». Je ne peux – et ne souhaite - pas tout chroniquer, mais je vous invite à le lire aussi. Quant à moi je continue mon exploration des recueils de nouvelles de Rick Bass, « La vie des pierres » fut un autre voyage étonnant. Je ne vous en parlerai pas, mais le cœur y sera. Sachez que chaque nouvelle est un éblouissement, une empreinte à mon goût bien plus profonde que ses romans car Rick Bass est définitivement un auteur du bref, de l’instant, format qui permet de retranscrire toute l’intensité des scènes. Je me répète et je m’en excuse, mais lisez Rick Bass !

 (Warren Bismuth)

dimanche 2 mars 2025

Joe STARITA « Nous les Dull Knife »

 


C’est en suivant la famille Dull Knife, par son prisme symbolique, que Joe Starita s’attaque à un sujet brûlant : le traitement des nations premières, des autochtones aux Etats-Unis pendant plus d’un siècle, dans une épopée passionnante et documentée qui se termine aux tout débuts des années 1990.

Tout d’abord Guy Dull Knife Senior (il décèdera juste avant la parution du livre, une page lui est dédié en exergue), Sioux Oglala et accessoirement le dernier Lakota encore vivant de la première guerre mondiale. À près de 95 ans, bien qu’alerte, il est l’un des habitants d’une maison de retraite. Joe Starita lui rend souvent visite et sait partir loin dans le temps pour une information, une explication : « Certains anthropologues affirment qu’un bras de terre a jadis traversé le détroit de Béring, reliant ainsi l’Asie à l’Amérique du Nord, et pensent que les premières tribus indiennes sont passées par là il y a environ vingt mille ans ».

Guy a vécu 46 ans avec sa femme, Rose Bull Bear, militante, avant qu’elle décède en 1973. Ils ont eu des enfants, petits-enfants, etc. et en ces années 1990, ce sont quatre générations qui se répartissent au sein de leur famille. Mais déjà l’Histoire est en marche, celle du XIXe siècle et d’une nation décimée ainsi que sa nourriture : « C’est ainsi qu’entre 1872 et 1876, plus de six millions de bisons furent massacrés sur les grandes Plaines. L’armée américaine finit par encourager ce massacre car elle y voyait le moyen le plus rapide et le moins cher d’obliger les Indiens à quitter leurs terres sacrées et à aller s’installer sur des réserves ».

La tribu d’où proviennent les Dull Knife est Cheyenne à la base. Elle fut déplacée en 1877 dans l’actuel Oklahoma. Les tribus indiennes furent victimes de nombreuses famines, épidémies, de mal-être aussi, suite à l’éloignement de leurs terres entraînant une profonde nostalgie. C’est le cas des Dull Knife. « Ils ont survécu. C’est à peu près tout ce qu’ils ont réussi à faire ».

Dans cet ample documentaire de 400 pages, nous suivons plusieurs générations de Dull Knife pour mieux appréhender les changements au sein des Etats-Unis. La famille Dull Knife est devenue lakota par transmission. Après de nombreuses péripéties, elle échoue dans la réserve de Pine Ridge, Dakota du sud, où les enfants sont admis de force dans des pensionnats (le premier pensionnat hors réserve avait été établi en 1879). « Les traités rendaient obligatoire la scolarisation des lakotas âgés de six à quatorze ans et prévoyaient que ceux qui manqueraient à ce devoir se verraient privés de vivres. Les premières écoles de Pine Ridge n’étaient pas gouvernementales mais paroissiales ». Les indiens vont donc être « civilisés », « éduqués » dans la soumission à la pure tradition blanche chrétienne.

Des tensions décennales aboutissant au  massacre de Wounded Knee fin 1890 et au grand spectacle Wild West Show de Buffalo Bill à partir de 1892, Joe Starita avance méticuleusement dans la tragique Histoire de ceux que l’on a nommés les Amérindiens. Et de celles que l’on oublie trop souvent : les amérindiennes. « Elles n’ont pas baissé les bras et ont pris la relève tout en essayant de maintenir l’unité familiale. Les hommes, au contraire, ont abandonné la partie, plus rien n’avait de sens à leurs yeux. Pour la plupart, les années qui ont suivi Wounded Knee ont été les pires qu’ils aient connues ».

Les enfants indiens se voient peu à peu attribuer des prénoms de Blancs. Mais le peuple tient à garder certaines traditions ancestrales dont la danse des esprits qu’ils pratiquent clandestinement, malgré bien sûr les pires difficultés à allier deux cultures si différentes. Viennent les années 1960, avec leurs nouvelles générations, dont celle des Dull Knife. Guerre du Vietnam, création de l’A.I.M. (American Indian Movement) afin de rendre les droits et la dignité des peuples Indiens. Entre les horreurs, les persécutions, les stigmatisations, viennent poindre des scènes plus légères, touchantes voire presque drôles, notamment cette rencontre impromptue de certains membres de la famille avec… Elvis Presley (que d’ailleurs ils ne connaissent même pas de réputation). Au fil des décennies, cette évidence, frappante : « Après une année à Saint Louis, Guy Junior [Dull Knife, nddlr] rentra sur la réserve de Pine Ridge. Un mois plus tard, une lettre arriva à la maison de la Red Water Creek. Le 28 août 1968, le jeune homme permit à sa famille de contribuer à détenir un record : celui d’avoir participé à toutes les guerres dans lesquelles les Etats-Unis se sont engagés au cours du XXe siècle ». Et pourtant, droits bafoués, identité niée.

La création de l’A.I.M. représente une belle évolution dans les mentalités. Ce mouvement militant marche par exemple sur Washington en 1972, puis sur Wounded Knee pour commémorer le massacre de 1890. La foule est à chaque fois plus nombreuse, les sympathies – y compris blanches – fleurissent, un nouveau combat est en marche. Joe Starita revient sur le rôle du militant Leonard Peltier (dont la peine d’emprisonnement vient d’être commuée au dernier jour de la Présidence de Joe Biden, Leonard est enfin libre, plus de 50 ans après son incarcération, pour raisons de santé). Des statistiques font froid dans le dos : les Sioux Oglalas sont les gens les plus pauvres des Etats-Unis. Mais ils résistent, ils militent. Le livre s’achève sur le centenaire de Wounded Knee en 1990. Le patriarche Guy Dull Knife décède en 1995, juste après la sortie du livre, traduit ici par Hélène Fournier et paru en France en 1997 dans la somptueuse collection Terre Indienne de chez Albin Michel. Il est préfacé, certes très brièvement – en quelques lignes -, par Jim Harrison.

Au-delà de la famille Dull Knife, ce sont bien un peu plus de cent ans d’Histoire Amérindienne ici rapportés, cent ans de souffrances, de privations, de soumission, d’obligations, mais des racines toujours vivaces. Formidable documentaire qui nous en apprend beaucoup, tant dans le global que dans l’intime des peuples amérindiens. Et vous savez quoi ?? Il n’a jamais été réédité ! La France semble peu se préoccuper de la mémoire amérindienne. Mais ce livre existe, et il est précieux, d’autant qu’il est parsemé de nombreuses photos d’époque en noir et blanc.

 (Warren Bismuth)