dimanche 22 juin 2025

Mikhaïl OSSORGUINE, Alexeï REMIZOV & Marina TSVETAÏEVA « Les gardiens des livres »

 


Si la révolution russe de 1917 a laissé percevoir des espoirs dans le monde de la culture du pays, tout se complique rapidement. La censure a certes été (brièvement) abolie, mais le gouvernement a pris de fait la main sur les imprimeries – désormais fermées – et les bibliothèques. Aussi, une équipe d’écrivains spécialistes de littérature créent la « Librairie des Écrivains » dès septembre 1918 à Moscou. Parmi eux, Mikhaïl Ossorguine, c’est lui qui par deux textes brefs, fait revivre cette aventure singulière.

Ces deux récits, écrits vers 1933 et parus originellement dans une revue russe, reviennent sur les conditions d’existence de cette librairie indépendante, ainsi que sur la constitution du fonds et son fonctionnement. C’est alors la seule librairie moscovite où l’on peut acheter sans autorisation, ce qui explique en partie sa forte popularité. À cette époque, toutes les librairies nationalisées ont été fermées, les bibliothèques publiques et privées purgées. Dans la Librairie des Écrivains, il n’est pas rare que les achats passent par le troc (contre de la nourriture notamment), tout comme il n’est pas rare qu’elle soutienne financièrement les écrivains, alors en grandes difficultés. « Nous remplissions une tâche discrète, mais capitale : nous étions les gardiens et les propagateurs des livres, et nous aidions les gens qui liquidaient leurs bibliothèques à ne pas mourir de faim ».

Le stock de la librairie est colossal et varié, tout comme le public la fréquentant, et la politique y est exclue : « La politique était le seul thème que nous n’abordions pas – non par peur, mais simplement parce que notre but, notre principal désir, était justement d’échapper à la politique et de nous cantonner dans la sphère culturelle ». L’auteur livre quelques anecdotes vécues dans l’espace de la librairie. Les difficultés s’amoncelant, le projet évolue : « Lorsqu’il nous fut impossible de publier nos œuvres, nous eûmes l’idée, tout à fait logique, d’éditer de petits opuscules manuscrits en un exemplaire. Nous fîmes un essai – et cela intéressa les amateurs d’autographes. Plusieurs écrivains se saisirent de l’idée, et l’on vit apparaître dans notre vitrine des livres-autographes de poètes, d’écrivains, d’historiens de l’art, se présentant sous l’aspect de plaquettes fabriquées à la main, généralement avec un dessin de l’auteur sur la couverture ». Et l’exercice fonctionne !

La Librairie des Écrivains ferme ses portes en 1922. Quant à Mikhaïl Ossorguine, il a été arrêté l’année précédente, puis expulsé. Il a rejoint la France. À la suite de ces deux textes, le catalogue des éditions manuscrites de la librairie est ici publié, il comporte environ 250 titres pour une grosse trentaine d’intervenants. Les textes sont brefs (le nombre de pages ainsi que d’autres renseignements sont à chaque fois précisés), parfois édités sur écorces de bouleau ou papier à lettres, certaines couvertures étant imprimées sur des billets de banque ou autres bouts d’affiches de cinéma ou couvertures de revues.

La plupart des écrivains ayant participé nous sont aujourd’hui inconnus, mais nous noterons néanmoins les présences de André Biély (il est précisé que la plupart de ses écrits ont été publiés sur du mauvais papier), Fiodor Sologoub (le seul Pétersbourgeois  de la liste), Marina Tsvétaïeva, Lev Goumiliov, Vladimir Maïakovski, Ossip Mandelstam, Alexeï Rémizov et autre Maximilian Volochine. Le recueil de quatre poèmes de Lev Zitov, intitulé « À Blok » a été publié le jour même des funérailles du célèbre poète. Suivent des dessins « naïfs » et en couleur de Alexeï Rémizov, le livre se terminant par 6 poèmes de Marina Tsvétaïeva rédigés entre 1918 et 1920, avec copies couleurs des manuscrits originaux et la traduction typographique présentée sur la page de gauche.

C’est un véritable document historique que « Les gardiens des livres », ouvrage en quelque sorte collectif post-mortem, nous faisant revivre la vie littéraire et culturelle moscovite de l’immédiate après-révolution, avec ces difficultés, ces pressions, et son combat pour exister devant un pouvoir qui a mis la culture à l’arrêt. Il est paru en 1994 puis revu en 2010 aux toujours emballantes éditions Interférences. Le tout est traduit par Sophie Benech, c’est dire s’il faut s’attendre à de la qualité.

http://www.editions-interferences.com/

 (Warren Bismuth)

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