dimanche 19 octobre 2025

Natacha LEVET « Le roman noir, une histoire française »

 


Aujourd’hui nous allons nous cultiver. Plus précisément, nous allons plonger au cœur de l’histoire du roman noir, en insistant sur les ramifications françaises. C’est Natacha Levet qui va nous servir de guide avec ce passionnant et méticuleux essai de 2024 où elle s’immisce jusqu’aux racines du genre, en fait jusqu’à la tragédie grecque !

Car le roman noir aurait ses racines lointaines et indirectes du côté de la tragédie grecque, bien avant d’être un héritier plus direct du roman gothique des XVIIIe et XIXe siècles. Natacha Levet met en perspective toutes les accointances entre plusieurs styles qui vont accoucher du roman noir, débarquant en tant que tel dans les années 1920 aux Etats-Unis, alors qu’en France il faut attendre un petit peu plus, et notamment dans l’héritage du roman prolétarien, duquel est directement issu le roman noir. Les pionniers français peuvent aller se chercher du côté de Jean Meckert ou autre Léo Malet, mais le vrai précurseur francophone est Georges Simenon, un belge qui écrit des romans noirs (même s’ils ne portent pas encore ce nom) dès le tout début des années 1930. Pour les deux autres, il faut attendre les années 1940. Ces deux-là posent d’ailleurs leur pierre à l’édifice avec l’incorporation d’une langue populaire et argotique qui fera son chemin par la suite. Boris Vian prend rapidement leur sillage sous le pseudonyme de Vernon Sullivan en 1946.

Deuxième guerre mondiale, le roman noir se situe entre résistance et collaboration, deux camps s’affrontent là aussi. Car il ne faut pas perdre de vue que le roman noir français fut alors abondamment écrit par des conservateurs, des réactionnaires aux thèses parfois proches de celles de l’extrême droite. Le terme « roman noir » apparaît après la guerre, bien qu’il existait en partie avant, notamment par la dénomination de « littérature noire ». Le roman noir est par essence pessimiste voire nihiliste. Ce n’est que bien plus tard qu’il prend le nom de « polar », lequel aurait été inventé en 1965 par un certain Michel Audiard, mais sera surtout popularisé à partir des années 1980. Le roman noir et le polar ne sont pas toujours absolument synonymes, un long débat serait nécessaire sur le sujet, mais nous manquons de temps et d’espace.

La Série Noire de chez Gallimard a joué un rôle prépondérant dans la représentation des codes du roman noir. Créée en 1945, elle va d’abord voir se succéder toute la fine fleur du roman hardboiled (dur à cuir) étatsunien avant qu’apparaissent les premiers titres français. C’est en partie avec l’apparition de la Série Noire que le roman et le cinéma se rapprochent inexorablement, le film noir, dont l’appellation est antérieure au roman noir, était déjà fort prisé. Le roman va lui permettre un succès encore plus grand (Aparté : la maquette des couvertures de la Série Noire « évoque un faire-part de deuil inversé »). L’un comme l’autre sont alors dépolitisé, servent de divertissement, ne sont en rien sociaux hormis quelques exceptions, notable dans la littérature par la figure de Jean Meckert (qui paraîtra bien seul jusqu’aux débuts des années 1970). Le roman noir français est jusqu’à cette date volontiers cocardier, chauvin, nationaliste et rétrograde.

Il est aussi profondément sexiste, machiste, misogyne, la femme jouant un rôle ingrat à l’aspect sexuel extrêmement visible. Manipulatrice, elle est aussi démoniaque. Ce n’est que fort tard que l’esprit général du roman noir va évoluer, notamment par le fait que des femmes vont se mettre à en écrire… et obtenir un certain succès. Avant cette ère, la « culture du viol » est omniprésente.

Natacha Levet revient brièvement sur le pouvoir détenu dans ce genre littéraire par un homme comme Gérard De Villiers, qui propose par ses romans ou ses collections du roman noir raciste, sexiste, anticommuniste, homophobe et profondément réactionnaire. Après les événements de mai 68, il trouve en face de lui les enfants de la Révolution, les gauchistes déterminés : Jean-Patrick Manchette bien sûr, mais aussi Francis Ryck et Pierre Siniac, tous derrière l’infatigable et bouillonnant Jean Meckert, qui traverse les époques sans plier l’échine et seul parmi ces noms à être ouvertement politique. Dans les années 1970, il est à peu près le dernier rescapé des premières années du roman noir (à ce propos Simenon range sa machine à écrire en 1972, alors que Meckert écrira encore pendant plus de 12 ans).

Une nouvelle structure narrative prend part au développement du roman noir. Amenée par Jean-Patrick Manchette, qui en 1979 la requalifie de « Néopolar », elle fait émerger la fin du livre comme simple produit de consommation, elle se rapproche de la littérature blanche, avec ses auteurs diplômés et critiques sociaux, souvent de gauche (exception faite de A.D.G., un proche du Front national et de Jean-Marie Le Pen). Quelques noms s’imposent, comme Frédéric Fajardie, Jean Vautrin (bien que né en 1933) et autres Didier Daeninckx. C’est l’arrivée du roman noir politisé mais non activiste, plutôt témoin désespéré de son temps avec une partie documentaire et historique. Un roman engagé dans son époque, le « polar polaroïd » selon les mots de Jean-Bernard Pouy. Il subit aussi la concurrence de la science fiction et du thriller, de plus en plus en vogue.

« Si le polar des années 1970 et 1980 donne l’image d’un phénomène de reconversion militante, menant des militants politiques, syndicalistes, vers un autre monde d’expression, parfois à la suite d’une désillusion politique, le polar des années 1990 et du XXIe siècle marque l’avènement d’une prise de parole qui n’est ni le fruit d’un engagement ni le résultat d’une déception militante. Les auteurs rejettent même l’image d’un « polar de gauche » telle que la leur renvoient les médias, figés sur une certaine idée des auteurs des années 1970 et 1980 : politique, oui, politisé, pas nécessairement, partisan, surtout pas ».

Aujourd’hui les frontières entre littérature blanche et roman noir sont de plus en plus poreuses et il peut être bien difficile de les distinguer. Les femmes sont bien implantées, ayant parfois choisi un prénom androgyne par peur d’être immédiatement étiquetées. Elles jouent aujourd’hui un rôle crucial dans le roman noir et par extension le thriller. Quant au roman noir français, désormais il constate, fait le bilan pessimiste d’une société, devient de plus en plus international car nombre de ses histoires se déroulent loin de l’hexagone, nous permettant de découvrir de nouvelles terre peuplées d’autres êtres. Les frontières ont en partie disparu. Pour ce qui est « intra-muros », les scénarios sont de plus en plus basés sur un certain passé problématique de la France, pour ne pas dire un passé sulfureux. Aujourd’hui, le roman noir se retourne historiquement, il compare passé et présent, l’écologie vient aussi de plus en plus souvent s’asseoir à la table des négociations.

Natacha Levet égrène une liste conséquente d’auteurs contemporains, elle en connaît un rayon et provoque des envies de lecture, puisque c’est aussi le but d’un tel ouvrage. Elle décortique avec précision tout un genre et même une véritable institution, pour un résultat riche en informations. Le seul bémol que l’on pourra trouver à ce puits de références est l’absence totale des auteurs contemporains des éditions de Minuit (hormis une apparition plus que timide de Christian Oster) qui sont pourtant aujourd’hui parmi les plus innovants dans le domaine du roman noir, je pense à Jean Echenoz bien sûr, mais aussi à Tanguy Viel, Yves Ravey, Vincent Almendros et pourquoi pas à Laurent Mauvignier (par exemple « Histoires de la nuit » est un roman noir magistral). Mais il serait stupide de bouder alors que cette petite encyclopédie renferme tant de noms, de titres et de références en tout genre. Cet essai est paru au P.U.F. en 2024, c’est dire s’il est toujours d’actualité.

(Warren Bismuth)

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