En avril 1947, un journaliste britannique est dépêché sur l’île de Chypre afin de rendre compte de la situation sur place, car des milliers de juifs rescapés de la seconde guerre mondiale débarquent régulièrement avant de rejoindre une Palestine sous mandat britannique depuis 1922. Seulement le peuple juif a été jugé illégal à partir de 1946 sur le sol palestinien et un quota d’immigration est imposé. La Grande-Bretagne envoie donc dans un premier temps les rescapés dans des camps de transit à Chypre, colonie britannique.
Cette tragédie juive de l’après guerre a été évoquée dès le procès de Nuremberg. Le journaliste rencontre les exilés comme la population locale, en écrit des articles destinés à la presse. Puis un narrateur ou une narratrice fait état du mental des réfugiés, des souvenirs, avant que des habitants des camps prennent la parole. « C’est là qu’elle avait pris conscience que la mer transporte aussi des hommes sur son dos, pas seulement des oranges, des grenades, de la soie, du coton, des amandes ou du tabac. C’est là qu’elle avait pris conscience que, si l’on quitte son pays – puisse Dieu n’envoyer à personne un malheur pareil -, c’est pour échapper à l’enfer, et l’enfer, comme le paradis, n’est jamais que l’œuvre des hommes, pas celle de Dieu ».
En des instantanés, des images fortes de migrants juifs débarqués au camp de Karaolos près de Famagouste (ils seront plus de 50000 dans une douzaine de camps), l’autrice ravive une histoire en partie oubliée de l’après-guerre. Des juifs démunis (leurs biens ont été pillés par les nazis) sont bien transférés sur la terre palestinienne, mais au compte-gouttes, stagnant dans ces camps de l’île de Chypre durant un temps indéterminé. Les camps se mutinent, l’ambiance se durcit.
Nassia Dionyssiou insiste sur la non recevabilité du « on ne savait pas » car nous savions. Pour l’holocauste, pour les atrocités, les déportations, les fours crématoires, mais aussi pour cet épisode insulaire. La poésie est partie prenante dans ce texte d’une grande puissance, l’autrice nous rappelle d’autre part cette légende, celle du hêtre sous lequel écrivait Goethe, qui aurait été épargné lors de la construction du camp de Buchenwald. Tout comme elle prend le sujet de la mer comme exemple de la mémoire collective, comme celle qui brise les barrières et inonde le monde d’une tolérance essentielle, alors que les déportés tentent de se raccrocher à leurs coutumes, à leurs rites.
La poésie grecque est convoquée pendant que les juifs de l’île viennent en aide aux réfugiés. L’écriture est ô combien resserrée en une sorte de journal intime polyphonique où la Grande Histoire surgit, notamment rappelée par l’immense incendie de Salonique de 1917, avant un hommage final à Paul Celan. Ces camps existèrent de 1946 à 1949.
« La mer aux creux de ses mains », traduit par Marie-Cécile Fauvin, est de ces textes brefs qui cognent en peu de phrases mais beaucoup d’images, qui exhument un passé fiévreux, dont le rôle est de remémorer, de transmettre une tragédie pour laquelle le monde a préféré regarder ailleurs. Ce percutant roman est sorti en 2025 dans la somptueuse collection grecque de chez Cambourakis, même si l’autrice est chypriote. En moins de 100 pages, elle cloue son lectorat au sol, elle le guide de force sur une île durant une période trouble, il est difficile de résister.
(Warren Bismuth)
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