dimanche 18 mars 2018

Léon TOLSTOÏ « Guerre et paix »


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Le roman de la démesure. Les chiffres étant souvent plus parlants qu’un long discours, je vous en livre ici quelques-uns : près de 2000 pages (pour lesquelles j’ai opté pour la version en trois volumes), 17 parties, 337 chapitres. Dans la vie normale, l’épilogue d’un roman se résume en quelques lignes voire quelques pages. Ici ce sont plus de 100 pages qui concluent la fresque. On croise des centaines de personnages (je ne les ai pas comptés, mais certaines sources font état de 500 !). L’écriture du roman s’est étalée durant sept années, entre 1863 et 1869. Dans la vie normale, un roman se lit en quelques dizaines d’heures au maximum. Ici j’évalue ma durée totale de lecture à plus de 130 heures. Comme le disait si justement le grand Rod SERLING en parlant de tout à fait autre chose : « Nous voilà transportés dans une autre dimension ».

On ne résume pas un livre qui n’est pas résumable. L’histoire s’étend de 1805 à 1820 en Russie et raconte la destinée de plusieurs familles bourgeoises : les Bezoukhov (dont Pierre, l’enfant bâtard, est le héros principal du roman, et se trouve être l’un des doubles de TOLSTOÏ), les Bolkonsky (André, l’un des autres doubles de l’auteur, est aussi l’une des charnières de l’intrigue), les Kouraguine ou encore les Rostov.

Le titre « Guerre et paix « est inspiré de l’anarchiste théoricien Pierre-Joseph PROUDHON (TOLSTOÏ lui-même était anarchiste). Le mot « Guerre » devrait d’ailleurs s’écrire au pluriel puisqu’il est question de trois guerres : celle dite de la troisième coalition en 1805, celle de Tilsitt en 1807 et enfin la longue et désastreuse campagne de Russie de 1812 avec l’épisode de la Bérézina. Toutes mirent en scène principalement la Russie d’Alexandre 1er et la France de Napoléon 1er, même si de nombreux autres pays prirent part aux conflits. Une réflexion du Prince André Bolkonsky dès le début du livre peut servir de trame : « Si l’on ne se battait que pour ses convictions, il n’y aurait pas de guerre ». Ce roman sera ponctué de très nombreuses morts, pas toutes sur les champs de bataille d’ailleurs.

La paix : elle est vue historiquement par la paix de Tilsitt, mais plus fictionnellement par le destin des personnages du roman. De nombreuses histoires d’amour par le biais de rencontres, déchirements, trahisons, adultères, etc. TOLSTOÏ a mis le paquet et sorti les violons pour approfondir un romantisme très marqué, si certains passages traitant des affaires de cœur, des émotions amoureuses ou de ressentis peuvent s’avérer longs, ils éclairent pourtant sur tout le reste. Je ne dévoilerai rien de ce point du livre, ma chronique ne ferait que vous perdre un peu plus (si vous ne l’êtes pas déjà).

Dans cette saga d’une rare densité, c’est aussi le personnage de Napoléon qui est mis en exergue. En mettant bout à bout les nombreux passages concernant sa personne, on aurait sans nul doute une biographie assez complète d’un empereur qui fascine l’Europe entière, par une adoration doublée d’une haine farouche (il est vu sous les traits de l’antéchrist), émanant parfois d’un même cerveau à quelques mois de distance. TOLSTOÏ n’hésite pas à se placer en porte-à-faux de l’histoire de ces guerres telle que racontée par les historiens officiels. Il s’en arroge le droit, notamment car, parlant au nom du peuple russe envers ce qu’il dévoile sur la stratégie de Napoléon, « Nous n’avons pas, Dieu merci, pour cacher notre honte, à nous incliner devant son génie, nous avons payé cher le droit de juger ses actes, de bonne foi et sans déguisement, et dès lors nous ne sommes obligés à aucune concession ». Et s’il tacle les historiens c’est aussi parce que « Le mouvement des masses n’est produit ni par le pouvoir ni par l’activité intellectuelle, ni par l’union de l’un et de l’autre, comme le pensent les historiens, mais par l’activité de tous ceux qui prennent part aux événements, et qui se groupent de telle façon que ceux qui agissent le plus directement sont les moins responsables, et réciproquement », leur reprochant leur manque de recul et la non prise en compte d’une quantité de causes.

Pour bien comprendre le récit historique, il faut quand même se passionner pour les stratégies militaires qui sont explorées ici avec force détails, telle un immense tableau chargé de microparticules multicolores. Certaines pages peuvent paraître longues, d’autres sont tout simplement d’anthologie, je pense notamment à la campagne de Russie et de ses incendies gigantesques de Smolensk et Moscou.

Mais le plus beau reste à venir, et rien que pour cela il vous faut parvenir à la conclusion du vertigineux ouvrage : l’épilogue. Plus de 100 pages en version essai sur la notion de guerre, de paix, de liberté et de nécessité, ce moment est proprement divin, il termine un bouquin d’une variété extrême. Pour TOLSTOÏ (et il va implacablement le démontrer), la liberté totale n’existe pas, elle n’est que relative. Il en est de même pour la nécessité. Cet épilogue fait à coup sûr partie des grandes émotions de la littérature mondiale de par son développement, sa précision, les exemples pris, on en ressort éreinté mais convaincu.

Il est indéniable que lire « Guerre et paix » est une sorte de défi lancé à soi-même. Tout en lisant de manière soutenue et quotidienne, il ne m’a fallu pas moins de cinq semaines pour voir apparaître le mot « fin ». Et comme après chaque longue expérience littéraire, je me retrouve un peu à poil après une telle aventure, car bien que n’étant pas téméraire, pour moi le fait de terminer « Guerre et paix », c’est un peu comme descendre les chutes du Niagara en caisse à savon. C’est aussi un défi par les patronymes utilisés par l’auteur : certains personnages portent le même prénom, des noms de familles sont presque similaires (les Karaguine et les Kouraguine).

Le plus incroyable dans tout cela, c’est que TOLSTOÏ a écrit plusieurs versions de ce roman fleuve (et je ne dis pas cela pour la seule Bérézina qui d’ailleurs est une rivière) ! Pour la présente version, visiblement la plus usitée, j’ai choisi la traduction d’Irène PASKEVITCH, qui semble toujours faire autorité dans le domaine puisque son travail est encore réédité de nos jours.

Je parlais de démesure au début de cet article : ce roman a amené des liesses populaires ou individuelles hors norme, à la hauteur de ce qu’a écrit TOLSTOÏ : récemment en Russie, une lecture publique de 60 heures non stop a eu lieu, je me souviens aussi de cette anecdote (je n’ai malheureusement pas pu retrouver la source) d’un homme qui a envoyé « Guerre et paix » en SMS à sa fiancée. Dans mon souvenir, et à raison de nombreux SMS quotidiens, l’aventure a duré plus d’un an. Pour finir, cette petite anecdote contée par une amie : sa grand-mère alors impotente ne quittait plus son fauteuil aménagé, elle a passé les dernières années de sa vie à lire, refermer et reprendre du début « Guerre et paix ». Avec un roman pareil, la raison n’existe plus, les réflexes rationnels sont oubliés au profit d’actions d’envergure dans le temps. « Guerre et paix » est considéré que le plus grand roman russe historique : le travail effectué par TOLSTOÏ pour le rédiger ne peut que nous amener à nous incliner devant ce gigantesque rendu. Pour la compétition, on reviendra plus tard. Je termine aujourd’hui ce roman et je me sens comme groggy ou migraineux un jour de gueule de bois, avec cette question : comment peut-on entreprendre un travail littéraire aussi acharné, surdimensionné ? D’ailleurs, cette question mérite-t-elle même d’être posée ? Quoi qu’il en soit, il me va falloir reprendre une vie normale après cette expérience hors du commun, atterrir de nouveau dans la vraie vie, ce qui devrait encore prendre quelques jours.

(Warren Bismuth)

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