jeudi 20 septembre 2018

Cécile PORTIER « De toutes pièces »


Un narrateur à qui a été proposé un travail bien rémunéré : dresser une sorte d’inventaire à la PRÉVERT, genre de version moderne de la chanson « La complainte du progrès » de Boris VIAN. Plus que d’objets hétéroclites, il s’agit de fabriquer des articles à partir de bouts de minéraux, végétaux, animaux, humains même. À quoi vont servir ces trouvailles et autres créations folles ? Au business, tout simplement, destinées à être vendues à des particuliers en mal de sensations.

Car aujourd’hui tout s’achète, surtout si les produits sont précédés par une légende, vraie ou fausse. Alors on va refaire le monde, l’Histoire même : ce cil offert dans un écrin aura appartenu à Marilyn MONROE, puis on va recréer en version miniature la DS du général de GAULLE mitraillée lors de l’attentat du Petit Clamart en 1962, de nombreuses autres curiosités sont inventées, tout est bon pour vendre, faire s’esbaudir l’acheteur. Mais qui est le commanditaire de ce marché ?

Le narrateur travaille dans un grand hangar près de la frontière luxembourgeoise dans lequel il entrepose sa collection douteuse, il y croise des gardiens, des vigiles, mais jamais de patron (il n’en verra pas la queue d’un). Tout cela fonctionne comme une multinationale, ou comme une société écran, on ne sait trop : « Parfois le vertige me prend : peut-être mon commanditaire n’existe-t-il pas, et alors quoi faire de toute cette liberté ? ». Il reçoit des « pop-up », des messages auxquels il n’est pas possible de répondre, dans lesquels se sont glissées des instructions à suivre. Il doit tenir à jour des tableaux de l’inventaire, faire parler les chiffres. Il va mettre le paquet, de plus en plus, se transformer en faussaire de l’Histoire : réinterprétation de la provenance d’objets : « Il y a la pipe d’écume. Et la fumée sans feu ».

Les limites n’existent plus, la ligne rouge est atteinte, il va finir par « jouer » avec les grands massacres de l’Histoire, il est urgent d’oublier tout aspect déontologique. Roman de l'absurde, en reflet avec le monde absurde qui est décrit, où l'on entasse les moutons à cinq pattes en charge d'asservir les individus. Le chat comme un rayon de soleil, un retour à l'essentiel, seule chose animée, vivante, dans cet enchevêtrement de numéros obscurs qui ne nous révèlent rien de leur signification cachée si ce n'est une localisation, dans un entrepôt gigantesque. Tout se fait à distance, la relation humaine, même, devient e-relation et se règle à grands coups de formulaires à compléter on-line.

Derrière cette carrière professionnelle, on perçoit des thèmes effrayants : la déchéance d’un homme surmené puis déshumanisé, employé par une multinationale, son destin raté (il est clairement passé à côté de sa vie), l’obsolescence programmée de tout produit mais aussi de tout individu, la surconsommation à outrance entraînant la disparition de nombreuses espèces et la désertion des petits villages écrabouillés par la rude concurrence des e-boutiques, la mégalomanie galopante et la cupidité sans fin des grandes entreprises, la nature saccagée jusqu’à un point de non retour, la rupture est consommée.

Les relations IRL (in real life) sont presque fantasmées, notre anti-héros pourrait même être soupçonné d'avoir développé une pathologie empêchant tout élan social mais il semble plutôt qu'il soit l'incarnation de la société de consommation qui dépasse toutes les frontières grâce à cette ère numérique que nous subissons. Il mettra du temps à aller vers les gardiens, qu'il observe de loin... lutte de classe ?

Mais Le Grand Capitalisme est en marche, les lois sont faites pour ces entreprises délirantes, ces trusts qui saccagent tout, sans principes, sans morale, alors pourquoi se gêner ? Ce récit est tendu, glacial, compact et nous amène sans ménagement vers un abîme qui pourrait fort se généraliser. Le ton distancié est sans doute là pour rappeler que l’absence d’interlocuteurs dans de telles structures rend le dialogue impossible. Roman effrayant mais en fin de compte pas si éloigné de la réalité. Loin de nous donner la Liberté, on nous confronte à cette illusion, à travers l'accès à la consommation hors de toute frontière physique et temporelle.

A l'heure où un roman édité par le géant Ama*** est en lice pour le prix Renaudot 2018, ce roman de Cécile PORTIER
sorti en cette rentrée 2018 chez les toujours excellents Quidam Editions est plus que jamais d'actualité.


(Emilia Sancti & Warren Bismuth)

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