Un narrateur à qui a été proposé un
travail bien rémunéré : dresser une sorte d’inventaire à la PRÉVERT, genre
de version moderne de la chanson « La complainte du progrès » de
Boris VIAN. Plus que d’objets hétéroclites, il s’agit de fabriquer des articles
à partir de bouts de minéraux, végétaux, animaux, humains même. À quoi vont
servir ces trouvailles et autres créations folles ? Au business, tout
simplement, destinées à être vendues à des particuliers en mal de sensations.
Car aujourd’hui tout s’achète, surtout si
les produits sont précédés par une légende, vraie ou fausse. Alors on va
refaire le monde, l’Histoire même : ce cil offert dans un écrin aura appartenu
à Marilyn MONROE, puis on va recréer en version miniature la DS du général de
GAULLE mitraillée lors de l’attentat du Petit Clamart en 1962, de nombreuses
autres curiosités sont inventées, tout est bon pour vendre, faire s’esbaudir l’acheteur.
Mais qui est le commanditaire de ce marché ?
Le narrateur travaille dans un grand
hangar près de la frontière luxembourgeoise dans lequel il entrepose sa
collection douteuse, il y croise des gardiens, des vigiles, mais jamais de
patron (il n’en verra pas la queue d’un). Tout cela fonctionne comme une
multinationale, ou comme une société écran, on ne sait trop : « Parfois le vertige me prend : peut-être
mon commanditaire n’existe-t-il pas, et alors quoi faire de toute cette
liberté ? ». Il reçoit des « pop-up », des messages
auxquels il n’est pas possible de répondre, dans lesquels se sont glissées des
instructions à suivre. Il doit tenir à jour des tableaux de l’inventaire, faire
parler les chiffres. Il va mettre le paquet, de plus en plus, se transformer en
faussaire de l’Histoire : réinterprétation de la provenance d’objets :
« Il y a la pipe d’écume. Et la
fumée sans feu ».
Les limites n’existent plus, la ligne rouge
est atteinte, il va finir par « jouer » avec les grands massacres de
l’Histoire, il est urgent d’oublier tout aspect déontologique. Roman de
l'absurde, en reflet avec le monde absurde qui est décrit, où l'on entasse les
moutons à cinq pattes en charge d'asservir les individus. Le chat comme un
rayon de soleil, un retour à l'essentiel, seule chose animée, vivante, dans cet
enchevêtrement de numéros obscurs qui ne nous révèlent rien de leur
signification cachée si ce n'est une localisation, dans un entrepôt
gigantesque. Tout se fait à distance, la relation humaine, même, devient
e-relation et se règle à grands coups de formulaires à compléter on-line.
Derrière cette carrière professionnelle,
on perçoit des thèmes effrayants : la déchéance d’un homme surmené puis
déshumanisé, employé par une multinationale, son destin raté (il est clairement
passé à côté de sa vie), l’obsolescence programmée de tout produit mais aussi
de tout individu, la surconsommation à outrance entraînant la disparition de
nombreuses espèces et la désertion des petits villages écrabouillés par la rude
concurrence des e-boutiques, la mégalomanie galopante et la cupidité sans fin des
grandes entreprises, la nature saccagée jusqu’à un point de non retour, la
rupture est consommée.
Les relations IRL (in real life) sont
presque fantasmées, notre anti-héros pourrait même être soupçonné d'avoir
développé une pathologie empêchant tout élan social mais il semble plutôt qu'il
soit l'incarnation de la société de consommation qui dépasse toutes les
frontières grâce à cette ère numérique que nous subissons. Il mettra du temps à
aller vers les gardiens, qu'il observe de loin... lutte de classe ?
Mais Le
Grand Capitalisme est en marche, les lois sont faites pour ces entreprises
délirantes, ces trusts qui saccagent tout, sans principes, sans morale, alors
pourquoi se gêner ? Ce récit est tendu, glacial, compact et nous amène
sans ménagement vers un abîme qui pourrait fort se généraliser. Le ton
distancié est sans doute là pour rappeler que l’absence d’interlocuteurs dans
de telles structures rend le dialogue impossible. Roman effrayant mais en fin
de compte pas si éloigné de la réalité. Loin
de nous donner la Liberté, on nous confronte à cette illusion, à travers
l'accès à la consommation hors de toute frontière physique et temporelle.
A l'heure où un roman édité par le géant Ama*** est en lice pour le prix Renaudot 2018, ce roman de Cécile PORTIER sorti en cette rentrée 2018 chez les toujours excellents Quidam Editions est plus que jamais d'actualité.
(Emilia Sancti & Warren Bismuth)
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