Considéré parfois comme le premier Nouveau
roman de l'Histoire de la littérature, sorti en 1953, avant même la
détermination de la définition de « Nouveau roman », « Les
gommes » est une expérience labyrinthique. Et au risque de surprendre, je
retiens surtout de sa lecture cette sensation hautement kafkaïenne dans un
roman où rien ne commence, rien ne se termine, tout est délimité dans un
espace-temps réduit.
Pourquoi kafkaïen ? Pour de
nombreuses raisons : l'absurde de la situation, la robotisation de la
pensée humaine, les décors glaciaux, l'espace restreint et circulaire. La trame
même : un crime est commis, certes. Mais l'assassiné n'est pas mort (il le
laisse croire grâce à la complicité d'un toubib qui le déclare effectivement
décédé), pourtant une enquête s'ouvre. Une enquête sans cadavre donc. Les
médias s'y mettent puisqu'un journal annonce le décès d'un homonyme de ce
Daniel Dupont dont la gouvernante est sourde mais pas complètement. Un
enquêteur, Wallas, dont on ne sait pas grand-chose mais qui est pourtant le
personnage central du roman, et accessoirement (mais pas toujours !) suspecté
d'être le meurtrier alors que parallèlement l’enquête s’oriente par moments vers le suicide. Roman giratoire et sans fin, même les blagues d'un ivrogne
pilier du bar où se déroule une partie de l'action ne dévoilent jamais leur
chute, les devinettes restant en suspens.
Kafkaïen aussi et pourquoi pas, par le
choix des rues d'un quartier où se déroulera l'intégralité de l'action, le
meurtre ayant été commis rue des Arpenteurs (le héros K. du roman « Le
château » de KAFKA est lui-même arpenteur). C'est un peu cette satanée
pierre de Sisyphe qui grimpe et retombe, remonte puis dévale à nouveau la
pente, on n'en sort pas. Circulaire et figé, car le temps. Ces 7h30 à l’horloge,
toujours, dans le (faux) crime, mais aussi sur la montre de l'enquêteur arrêtée
à la même heure, les événements importants de l'intrigue se précipitant, la
plupart à 7h30, les témoins qui ont souvent une anecdote à raconter, étant survenue à 7h30. Le temps. Histoire sur deux jours, mais que de bouleversements
malgré l'enquête sclérosée.
Tour à tour les témoignages, très
différents les uns des autres, et pourtant chacun semble tenir la route malgré
les discordances. Wallas tend à croire tout le monde, même s'il se retrouve
lui-même impliqué et en difficulté dans un témoignage. Ah, le titre, « Les
gommes » : Wallas tente plusieurs fois d'acheter en boutique une
gomme parfaite, mais ressort désabusé avec une gomme de mauvaise qualité qui ne
réalisera pas les tâches voulues. Évidemment, cette gomme miracle qu'il ne
déniche jamais est celle qui aurait permis d'effacer le faux crime, les
témoignages, le toubib, les flics, afin que plus rien ne s'embrouille, que tout
devienne enfin translucide, que tout reparte de zéro, on avance et on oublie
tout. Mais là justement, on ne progresse jamais, ou alors pour revenir au point
de départ.
Ce roman est aussi et surtout un pastiche
du polar noir, sauf qu'ici l'enquête n'est qu'un alibi, jamais une avancée,
plutôt une stagnation, un piétinement, ah ! ce mouvement circulaire. Ce
polar pourrait être d’ailleurs estampillé comme anti polar par
excellence ! Et le fond de l'affaire, si vous parvenez à la fin du présent
récit, est sans contestation possible le complexe d’œdipe, de quoi vous saouler
en questionnements sans fin. Un bouquin riche, très singulier, du genre qu'on
ne lit pas tous les jours, nerfs en pelote assurés malgré l’humour évident.
Je découvrais enfin (il n'est jamais trop
tard pour bien faire, blablabla…) ROBBE-GRILLET qui m'attirait depuis un sacré
moment, et j'ai tout naturellement voulu commencer par le début : Si
« Les gommes » n'est que son deuxième roman (« Un
régicide », écrit 4 ans auparavant, ne sera cependant édité que 30 ans
plus tard), il fut le premier imprimé. Il m'a fait forte impression, même si je
conçois parfaitement que pour un lectorat non averti ou non habitué à ce genre
de littérature tordue et presque mathématique, il peut être très désagréable à
lire et devenir une expérience calamiteuse (il peut rendre dingue avec les
redites volontaires, les situations qui recommencent incessamment, jusqu'aux
dialogues, jusqu'aux virgules). ROBBE-GRILLET fut l'un des piliers des Éditions
de Minuit durant trois décennies, c'est même lui qui en quelque sorte fut le
moteur de la ligne éditoriale, il n'en est que plus intéressant à lire, même 65
ans plus tard.
www.leseditionsdeminuit.fr/
(Warren Bismuth)
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