Emmanuelle BAYAMACK-TAM, nous donne à lire, avec
« Arcadie » un roman dont on ne ressort pas indemne, vaguement mal à
l’aise et surtout avec un cas de conscience quant à la position adopter sur
l’orientation de la narration.
Explications.
Farah n’est encore qu’une enfant quand elle arrive dans la
communauté de Liberty House, en catastrophe presque, dans une urgence dictée
par l’état de sa mère, électro-sensible. En effet, Liberty House se targue
d’être une zone blanche, où les ondes n’ont pas le droit de cité. Pas
d’Internet, pas de téléphone portable, pas l’ombre d’une antenne relais pour la
télévision ou pour la radio. Liberty House c’est une bâtisse organisée en
chambres minuscules, ancien couvent de jeunes filles.
La grand-mère finira par rejoindre bien vite cette petite
communauté hippie, où l’on entre en remisant ses vêtements bien souvent et
aussi son prénom. Flopée de surnom pour ses habitants ! Bichette, Marqui,
Salo, Dadah et j’en oublie, personnalités atypiques et attachantes, toutes.
Sorte d’arche de Noé humaine, on y trouve les rejetés, les marginaux, les
neuroatypiques, les laissés pour compte, bien décidés à reconstruire une petite
communauté idyllique, sans contrainte, sans pudeur, sans tabou. Et il y a Arcady,
le chef, le mentor, le guide, le gourou même. Caractérisé par son appétit
sexuel insatiable, il évolue parmi des ouailles, invoque des rassemblements,
met en garde, protège, manipule, recueille, fait venir même, dans son
microcosme.
Farah, comme tout enfant, profite de cette liberté :
arbres, insectes, plantes, tout est propice à développer son esprit. Une
question ? Elle se réfère à la bibliothèque de Victor, amant et compagnon
officiel d’Arcady. Elle construit ses amitiés au hasard de ses rencontres, de
ses échanges, oublie presque ses parents, absorbés par leurs tâches dans la
communauté, mais loin d’être abandonnée, elle est choyée par ses pairs.
Inscrite à l’école, elle continue malgré tout d’avoir une fenêtre ouverte sur
le monde extérieur qui file à toute vitesse, à grand renfort de smartphone, de
vidéos Youtube et de chanteurs délirants.
Longtemps on pourrait croire que ce récit est celui d’une vie
presque rêvée, où les contraintes sont effacées et où le soleil semble toujours
briller. L’Arcadie n’est pas qu’une région de la Grèce, la mythologie la décrit
comme un pays mythique où l’on vivait d’amour et d’eau fraîche. Néanmoins,
Farah grandit, peu à peu l’enfant laisse la place à l’adolescent-e tout en
nuances et en paradoxes, qui va prendre conscience de son corps, de celui des
autres, et qui va découvrir l’amour dans une niche, au creux d’un arbre, sous
la voûte céleste. Découverte de l’amour charnel qui déjà pose question au
lecteur, et le confronte avec ses éventuels propres tabous. Décontenancée par
l’action du temps sur son corps, Farah part à la recherche de son identité, à
commencer par son identité de genre.
Liberty House sera finalement rattrapée par l’actualité :
les migrants viennent se cacher aux abords du sanctuaire, dérobent de la
nourriture, renvoient les individus apaisés à leurs propres contradictions. Cet
épisode, dans la seconde moitié du roman, permettra à Farah de prendre les
décisions qui s’imposent, pour elle, pour son avenir.
A jamais liée à cet Eden décadent, plus encore à son mentor et
amour de toujours Arcady, elle assiste à la chute inexorable de cette
communauté hors du temps, chute qui s’achèvera de la manière la plus glauque
possible et qui laisse le lecteur en proie à des sentiments contradictoires.
La grande force de ce récit tient à son originalité, à la
brillance de la plume d’Emmanuelle BAYAMACK-TAM, aux questions très
contemporaines que cela pose sur l’amour, le genre, la société dans laquelle
nous vivons et qui dispense une critique aigre-douce quoique toujours
bienveillante. Farah y est pour beaucoup dans cette bienveillance, d’ailleurs.
Une jeune fille d’une grande intelligence qui sait poser un œil averti sur les
travers des deux extrêmes qu’elle côtoie, malgré un amour sans borne pour son
maître. La lecture est rapide, aisée, les portraits attachants, l’on éprouve
beaucoup de tendresse pour les personnages, même les plus vils, les plus
sombres.
Une belle découverte pour cette rentrée 2018, un roman édité
par P.O.L., coutumier de mes coups de cœur littéraires.
(Emilia
Sancti)
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