mercredi 19 décembre 2018

Marina TSVETAEVA « Mon frère féminin »


Réponse de la bergère à la bergère… Marina TSVETAEVA (dont l’orthographe du nom varie en fonction des éditions), répond, dans son court ouvrage à Natalie Clifford BARNEY qui publia « Pensées d’une amazone » en 1920. La réponse fut écrite en octobre 1932 et nous donne véritablement à réfléchir sur le féminisme. Marina TSVETAEVA, auteure et poétesse russe (1892-1941), au dur passé, a choisi le français comme langue d’écriture. Pourtant elle fait figure d’illustre inconnue dans l’hexagone, parfois même rejetée par le mouvement surréaliste qui a cours à ce moment-là.

L’ouvrage se présente comme un récit épistolaire dans lequel l’auteure s’adresse directement à Natalie Clifford BARNEY, par ce « Vous » tant empreint de respect qu’il ne s’écrit qu’avec une majuscule à l’initiale. Tout comme le motif de « l’Enfant », lui aussi magnifié tant il est désiré. « Mais l’autre, ce n’est pas être aimée en Enfant qu’elle veut, c’est un Enfant à aimer ».

TSVETAEVA met en avant la sororité, il ne s’agit pas de dénigrer l’ouvrage-cible, il s’agit de préciser cette « lacune, ce laissé en blanc, ce trou noir (…) l’Enfant». L’auteure nous conte la détresse d’un couple lesbien confronté au désir d’enfant sans homme, où avoir un enfant c’est avoir un avenir de couple, qu’elle oppose aux amants, eux mourant tels Roméo et Juliette, tragiquement. Avoir un enfant sans homme, cet ennemi, être légitime pour demander un enfant d’elle et de soi sans avoir besoin de lui : « Les unes commencent par aimer le donateur, les autres finissent par l’aimer, d’autres encore finissent par le subir, d’autres finissent par ne le subir plus ». Refus que l’un des corps ne soit souillé par la semence masculine.

Une réflexion bien en avance sur son temps si l’on considère le débat qui existe toujours au XXIè siècle concernant la PMA pour les couples homosexuels. L’adoption n’est pas une réponse pour TSVETAEVA, les liens de sang répondent à ce besoin impérieux d’obtenir l’image de celle que l’on aime, un prolongement de l’être adulé, « une petite toi à aimer ». Vouloir un enfant. En choisir le géniteur. Le choisir parmi une liste d’ennemis potentiels, parmi le masculin, l’autre, celui qui est en dehors des amours, qui n’a pas intérêt à entrer dans l’intime, dans la vie, ni trop près ni trop longtemps.

Pour l’auteure, c’est l’Enfant qui sauve l’homme, qui lui permet de changer de statut : d’être honni, fui, il devient être désiré, que l’on appelle de tous ses vœux, pour avoir accès à cet Enfant tant attendu. Il est aussi la perte du couple originel, de ces deux femmes, l’âgée et la jeune comme TSVETAEVA les désigne. L’âgée mourra seule de n’avoir pu combler le désir de la jeune qui sera partie avec l’homme et dont elle s’accommodera : « c’est (…) toute la chose qui est condamnée dans chaque cas d’amour entre femmes ».

Finalement, il n’y a pas plus contemporain que ce texte. Alors même que la maternité, dans les années 70, était largement décriée par les féministes de tout poil, elle est au centre de la réflexion de l’auteure. Au XXIème siècle encore, cette question est centrale : les mères ou les soupirantes maternelles côtoient les child free, ces dernières accusant les premières d’annihiler la cause féministe par des désirs paradoxaux de maternité, porte ouverte à la répression patriarcale.

Certaines vont se tourner vers Dieu, mais « Une fois pour toutes, Dieu n’a rien à voir dans l’amour charnel. Son nom, joint ou opposé à n’importe quel nom aimé, qu’il soit masculin ou féminin, sonne comme un sacrilège. Il y a des choses incommensurables : Christ et l’amour charnel. Dieu n’a rien à voir dans toutes ces misères, sinon pour nous en guérir. Il a dit une fois pour toutes : - Aimez-moi, l’Eternel. Hors cela – tout est vain. Pareillement, irrémédiablement vain. Par le fait même d’aimer un humain de cet amour-là, je trahis Celui qui pour moi et pour l’autre est mort sur la croix de l’autre amour ».

Lettre choc, à lire juste après « La femme brouillon » d’Amandine DHÉE dont la réédition en poche vient juste de sortir. En un sens ils se font écho, sont complémentaires. Le texte d’Amandine DHÉE parle du fait d’avoir un enfant alors que l’on ne sent pas la « fibre » d’être mère, celui de Marina TSVETAEVA traite du contraire : ne pas pouvoir être mère tout en le désirant intensément.

Avant l’heure, TSVETAEVA enfonce une porte fermée à double tour et nous donne à lire la seule chose que nous devons retenir, nouEs, féministes, engagées ou non, mères ou non, hétérosexuelles, bisexuelles, asexuelles, lesbiennes… toutes différentes dans nos désirs, NOS CORPS NOS CHOIX, pour les Siècles des Siècles. Amen.

(Emilia Sancti & Warren Bismuth)

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