mercredi 9 janvier 2019

SHENG Keyi « Un paradis »


Roman chinois, qui, à la lecture de la quatrième de couverture, fleure bon la dystopie. Rajoutez un soupçon de féminisme et il ne m'en fallait pas plus pour sauter le pas.

Sorti en 2018 à l'occasion de sa traduction française, aux éditions Philippe Picquier, le roman a été écrit par SHENG Keyi en 2016. On note avec grand plaisir les illustrations qui jalonnent le roman, estampes toutes simples mais en couleurs, qui donnent au texte une belle mise en valeur. L'auteure étant aussi peintre, je pense que c'est elle qui a réalisé les illustrations mais j'avoue humblement m'en être tenue à mon intuition et ne pas avoir cherché davantage les sources de ces charmantes petites estampes (je ne vais pas vous mâcher le travail non plus).

Le personnage principal est très intéressant : dans la quatrième de couverture on annonce « une jeune fille un peu simple d'esprit », ce que je récuse fermement après lecture. Manifestement non verbale, la jeune femme a grandi auprès de sa mère bien aimée, jusqu'à la mort de cette dernière où elle s'est trouvée prise par « le paradis », clinique illégale de mères porteuses pour couples en mal d'enfants. Très XXIe siècle comme sujet.

Les femmes sont totalement anonymisées : privées de leur nom de naissance, elles s'attribuent des noms de fruits. Notre héroïne, arrivée avec son petit chien, fut aussitôt baptisée « Pêche ». Elle évoluera au milieu des Fraise, Clémentine, Poire des neiges et Grenade diverses et variées qui peuplent l'endroit. Souvent des femmes qui ont besoin d'argent pour nourrir leur famille, elles sont ici de leur plein gré mais n'avaient peut-être pas toutes imaginé ce que cela serait. Inséminées puis gardées précieusement, leur nourriture est pesée, calibrée en fonction de leurs besoins de femmes gestantes.

Pêche, si elle a un univers onirique bien à elle, comprend ce qui se passe et est le rapporteur parfait de la situation qu'elle a sous les yeux chaque jour. Flash-back quand elle se remémore sa vie heureuse avec sa mère, elle assiste jour après jour à la rébellion sourde des femmes ventres, à la maltraitance parfois insidieuse des matons (je ne vois pas comment les qualifier autrement), notamment vis-à-vis d'elle d'ailleurs, puisque le fait d'être non-verbale lui vaut d'être qualifiée de débile (et son entourage se comporte ainsi envers elle). Néanmoins, elle sera protégée par les femmes qui par esprit de corps vont tout faire pour lui expliquer la situation, ce qu'elle va ressentir dans son corps, le fait d'être enceinte. On ne parle pas de maternité puisque les nourrissons sont immédiatement enlevés à leur génitrice, certaines regrettent même de ne pouvoir les allaiter. Le directeur du centre, complètement mégalomane en passant, pense que cela pourrait lui attirer de gros ennuis.

Certains passages prêtent à sourire : des gardiens qui fraient avec des mères porteuses, le directeur qui entretient une liaison adultérine avec son bras droit, baptisée Ding Dang. Mais je vous rassure, cela reste fugace.

Pêche suivra le même parcours que ses camarades d'infortune : utilisée comme vase sacré, elle finira par perdre la raison définitivement à cause de deux événements que je ne peux révéler sous peine de gâcher une éventuelle découverte de ce livre. Si l'on est loin de mes dystopies préférées, à base d'apocalypse, on retrouve ici un bon roman qui a aussi pour but de parler de la condition féminine, de la place de la femme aux yeux de la société vis-à-vis de l'enfantement. L'auteure n'en est pas à son coup d'essai, puisque SHENG Keyi a déjà publié en 2004 un roman sur la condition féminine fort bien accueilli par la critique. Je l'ai bien sûr lu en ayant en tête le très beau roman de Kazuo ISHIGURO, prix Nobel de littérature 2017 avec le roman « Auprès de moi toujours » que j'avais vraiment beaucoup aimé.

Une auteure, qui selon moi mérite un arrêt et une lecture. Je pense me procurer son premier ouvrage pour boucler la boucle.


(Emilia Sancti)

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