Bouquin hybride ! Voilà la conclusion
à tirer de ce livre petit format et 100 pages, qui devrait faire s’arracher les
cheveux des bibliothécaires qui ne sauraient où le répertorier et finiraient
par le fourrer dans un bac intitulé « Les inclassables ». En effet,
ce « Journal d’un timonier » est une suite de petits récits variés.
Nikkos KAVVADIAS, auteur grec (né en 1910 en Mandchourie et mort en 1974) a
passé 40 ans de sa vie sur des rafiots de divers diamètres, écumant le monde,
ses mers, ses océans et ses villes portuaires.
Le titre éponyme est un journal de bord
dans lequel des souvenirs oubliés refont surface, des bribes d’histoires, des
anecdotes, avec des matelots, des femmes, lors de rencontres furtives. Les
conditions de vie sur un bateau, difficiles voire extrêmes. « J’ai sommeil. Je tombe de sommeil ;
l’horloge indique deux heures du matin. C’est maintenant au tour de mon
coéquipier de prendre la barre et je vais m’installer à sa place. Rester encore
deux heures en essayant de dormir assis. Je n’ai jamais éprouvé torture plus
grande que celle d’être obligé de dormir dans cette position ».
« Souvenirs de voyage » lui fait
suite. Il fait la part belle aux paysages et au quartiers visités, car être
marin c’est aussi revenir sur la terre ferme, explorer les villes portuaires.
L’auteur racle dans sa mémoire et écrit. Des phrases magnifiques, parlantes,
sur Port-Saïd, Alexandrie, Marseille, Capo Di Faro, Stromboli, Argostoli. Des
images bien sûr mais aussi quelques mots lancés sur l’histoire de ces villes.
« L’incroyable aventure du chef
d’équipage Nakahanamoko » est une nouvelle maritime, malheureusement
restée inachevée. Malheureusement, car elle prend à la gorge, le fond (de
l’eau) se veut un conte fantastique : sur un bateau en perdition lors d’un
cyclone dans l’Océan Indien, un homme noir apparaît sur le mât. Or, personne de
l’équipage ne le connaît, personne ne l’a vu dans le bateau avant ce moment.
Quand et où a-t-il bien pu monter ? Encore une fois, l’écriture est
précise et ronde, sensuelle mais charpentée, comme les personnages que
KAVVADIAS décrit.
Puisque nous en sommes aux énigmes, cette
« Lettre à une dame inconnue » est-elle une vraie lettre ?
A-t-elle été expédiée un jour ? Si oui à quelle dame ? Toujours
est-il qu’elle fut écrite et qu’elle est splendide.
Les « Lettres écrites sur un
bateau » sont des notes prises, sur quelques courtes pages, elles sont
dans le ton des deux premiers récits du recueil.
En postface, Gilles ORTLIEB se propose de
mieux faire découvrir le phénomène KAVVADIAS, son parcours d’homme et
d’écrivain, pour tenter de cerner les récits qui précèdent. La traduction du
présent recueil signée Françoise BIENFAIT est une pure splendeur.
Des ces récits, il me paraît impossible de
ne pas songer à de vieux bourlingueurs écrivains, y sentir le Jack LONDON des
romans, nouvelles ou récits maritimes, la patte de Francisco COLOANE (né la
même année que KAVVADIAS), celle de Pierre MAC ORLAN (mort 4 ans avant
KAVVADIAS) ou d’Herman MELVILLE (l’un des pionniers), mais avant tout le style
puissant de Joseph CONRAD. Chez KAVVADIAS, on croit reconnaître certaines
tronches cassées et râpeuses croisées chez CONRAD, des desperados de la haute
mer, les étapes dans des ports improbables, l’atmosphère sombre et parfois
désespérée.
KAVVADIAS ne fut connu en France que pour
son roman « Le quart » de 1954. Les premiers souvenirs de ce présent
recueil furent écrits par un jeune homme de 22 ans qui met déjà le style
littéraire très haut, l’écriture comme art. Si vous en avez l’occasion, lisez
justes quelques lignes au hasard, vous comprendrez que malgré le jeune âge de
l’auteur, on n’a pas affaire à un prétendant à la catégorie mirlitons, c’est du
solide, du très solide. Rien ne s’atténue avec l’âge, le style reste du même
acier, avec l’expérience en bonus : « J’ai passé quarante ans en mer, j’ai vu un grand nombre de choses étranges
et j’ai entendu des tas d’histoires, pour la plupart dans les postes de proue
sombres et crasseux ou dans des tripots peu recommandables. Je les ai très rarement
relatées, soit parce qu’elles ne m’avaient pas beaucoup marqué, soit parce que
certaines d’entre elles m’avaient tellement impressionné que je craignais de
passer pour un mythomane et un menteur, si je les racontais ». Dans ce
recueil, l’auteur en raconte des bribes, et c’est de haute voltige. Mais en
mer.
KAVVADIAS est cité par Jacques JOSSE dans
son préambule au livre « Café Rousseau » de 2000, croyez-moi c’est un
gage de qualité. Superbe bouquin paru en 2018 aux éditions Signes et Balises, à
lire même si vous souffrez de l’amer mal de mer. Son nom est gravé dans un coin
de ma mémoire, j’espère vivement l’accoster à nouveau dans un temps futur.
(Warren
Bismuth)
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