Puisqu’il est de bon ton de raisonner en
« actes », ce « Pour une juste cause » est l’acte 1 du
roman fleuve « Vie et destin » de Vassili GROSSMAN. Il représente une
immense fresque de plus de 1000 pages sur la bataille de Stalingrad qui
s’étalera entre juillet 1942 et février 1943, mais aussi et surtout à son
déclenchement, soit l’invasion de l’U.R.S.S. par les troupes nazies malgré le
pacte de non agression germano-soviétique de 1939.
Au cœur de cette épopée, la famille
Chapochnikov, dont presque tous les personnages principaux du romans sont
intimement ou plus indirectement liés. Auprès des nombreux personnages fictifs y
évoluent d’historiques, retraçant ainsi avec une rare précision cette guerre au
cœur de la deuxième guerre mondiale.
Le roman fait la part belle au quotidien,
au mode de vie des soviétiques durant cette période : généralisation des
kolkhozes, outils de travail dépassés, bavardages informels en famille sur les
mesures à prendre sur l’invasion allemande, l’amour entre protagonistes,
défense du stalinisme malgré les difficultés à se nourrir, à survivre devant
l’agression. Étalage sans concession de la fierté russe, mais nombreux éléments
sur l’esprit de compétition, entre soldats notamment.
Pour l’aspect purement guerrier,
nombreuses mises en abyme sur les stratégies militaires de part et d’autre, des
attaques repoussées aux encerclements en passant par les attentes, longues.
L’essence est un élément primordial du récit : il faut sans cesse ravitailler
les engins de guerre et l’Allemagne a en partie la mainmise sur les carburants.
Les usines sont le centre d’affrontements violents puisqu’elles renferment
nombre de matières premières utiles à la guerre et qu’elles deviennent de fait un
enjeu majeur. GROSSMAN n’oublie pas l’exode massif de familles entières vers
l’est pour fuir l’armée nazie et les combats, tout comme il tient à préciser
certaines alliances internationales signées et non respectées. La violence est
omniprésente, quoique pas exagérée par des superlatifs de mauvais alois :
« Les immeubles mouraient comme
meurent les hommes. Les uns hauts et maigres, s’affaissèrent sur le côté, les
autres, trapus, restèrent debout, tremblants et chancelants, éventrés, laissant
voir tout ce qui jadis était caché : les portraits au mur, les lits à deux
places, les bocaux de céréales, une pomme de terre à moitié épluchée sur une
table recouverte d’une toile cirée maculée d’encre ». Épluchée aussi
avec force détails la situation à Stalingrad durant cette période troublée et
prise de folie.
Dans ce récit vertigineux, le temps semble
figé : alors que de nombreux événements se déroulent sur le terrain, les
dates n’avancent pas, ou peu, c’est à mon sens l’un des aspects majeurs du livre. La nature est beaucoup dépeinte, sans doute parce qu’elle aussi possède
une place de choix, notamment la Volga et ses eaux majestueuses qui jouera un
rôle prépondérant dans la victoire soviétique. GROSSMAN n’oublie pas non plus
que les animaux souffrent au quotidien de cette guerre, dépérissent ou tentent
de trouver une porte de sortie, se recroquevillent sur eux-mêmes ou amorcent un
baroud d’honneur.
La guerre par le prisme de personnages
fictifs en croisant des réels, ça nous rappelle forcément quelque chose. En
effet, on peut voir « Pour une juste cause » puis « Vie et
destin » comme les « Guerre et paix » du XXe siècle, d’autant
que les accents sont bougrement tolstoïens dans l’écriture. Et puis il y a les
chiffres, eux aussi dans la démesure : pour ce premier volet, 176 chapitres
en plus de 1000 pages présentant des centaines de personnages dont la plupart
ne feront qu’un tour rapide, mais tout de même 33 personnages principaux
énoncés comme une sorte de généalogie au début du récit. Ils n’auront bien sûr
pas tous le même destin (la version proposée est ponctuée de 131 notes très
instructives).
GROSSMAN trempe aussi sa plume du côté de
l’Allemagne nazie, il brosse notamment au cœur du récit un portrait au vitriol
d’HITLER, comme pour tenter de comprendre son parcours depuis la première
guerre mondiale : « L’Allemagne
vaincue eut besoin des idées d’un Hitler faisant son microscopique homme de
chemin. Aujourd’hui, il est devenu évident que le surhomme fut engendré par le
désespoir des faibles et non par le triomphe des forts. Les idées de liberté
individuelle, d’internationalisme, d’égalité sociale de tous les travailleurs
sont celles d’un homme sûr de la puissance de son esprit, de la force créatrice
de son labeur. Ces idées-là ne connaissent qu’une seule forme de
violence : celle de Prométhée à l’égard de ses chaînes ». HITLER
avait prévu la fin de la guerre pour novembre 1941, il voyait le nazisme régner
sur le monde pour 1000 ans. L’Histoire lui prouvera ses torts.
« Qu’elle aille se faire foutre, la vie ! »,
pourtant les combattants russes sont courageux, un brin têtes brûlées, ils
défendent leur patrie vaille que vaille contre l’agresseur nazi, malgré le
brasier que va devenir la ville de Stalingrad, ses quartiers flambants comme de
vulgaires allumettes, la panique de la population, mais toujours l’espoir.
Dans
ce roman, GROSSMAN n’utilise jamais le mot « U.R.S.S. » pour désigner
son pays, comme s’il refusait le stalinisme. Cependant, malgré quelques pistes,
il ne met pas la nuque de STALINE sur le billot, il ne critique pas ouvertement
sa politique. « Pour une juste cause » (sorti tout d’abord en version
censurée en 1952, il paraîtra en version intégrale en 1954, juste après la mort
de STALINE survenue en 1953) s’attelle à mettre l’accent sur la défense
soviétique durant cette bataille sanglante et éprouvante, repoussant les
assauts de l’envahisseur nazi. Il se fait patriote, admirateur de la stratégie
militaire. Le livre va remporter un franc succès qui donnera les coudées
franches à GROSSMAN pour dépeindre l’envers du décor en 1962 : « Vie
et destin ». Mais stoppons ici puisque, d’une part cette chronique est
suffisamment longue, d’autre part parce que nous avons déjà évoqué « Vie
et destin » dans nos colonnes, vous pourrez vous reporter au lien suivant
pour en savoir plus sur le « destin » de ce livre si votre curiosité
est piquée :
Quoi
qu’il en soit, ces deux oeuvres de GROSSMAN représentent une documentation
historique de haut vol et se placent comme une seule œuvre, l’une des plus
surdimensionnées de la littérature russe du XXe siècle.
(Warren
Bismuth)
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