jeudi 1 août 2019

Benoist REY « Les égorgeurs »


Début de l’action en septembre 1959, lorsque des soldats du contingent français métropolitain embarquent à Marseille. Direction l’Algérie. Pour participer à la pacification. Parmi eux Benoist REY. Car ceci est un récit de vie, pas de fiction dans ce court texte, que du vrai, du sale, du dégoulinant.

Les hommes arrivent dans le nord constantinois (nord-est de l’Algérie) et se fondent dans un commando de chasse, qui n’est autre qu’une unité d’élite de volontaires, têtes brûlées pour lesquelles la guerre est un grand terrain d’apprentissage. Leur spécialité : l’égorgement. Ils vont en user et en abuser. De ce que va voir, entendre Benoist REY, rien ne nous sera épargné : incendies volontaires (parfois de villages entiers), tortures, viols (« Vous pouvez violer, mais faites ça discrètement »), « corvée de bois » (un grand classique de la guerre d’Algérie). Voilà comment ce système se pratique : « On emmène les intéressés dans un endroit tranquille. Puis on les lâche en leur disant : ‘Partez vous êtres libres’. Ils partent, et on les fusille dans le dos. La gendarmerie est alors alertée et dresse les procès-verbaux, où il est dit en substance : ‘X… a tenté de s’enfuir. L’homme de garde a tiré’. Tout le monde est couvert ». Une armée du pouvoir devenue comme folle. Les mulets sont décimés en campagne. Parfois on a l’impression de lire un récit sur le passage de la division Das Reich en France métropolitaine en 1944. Rien ne repousse après celui des unités spécialisées en décimations de tous genres.

Mais la force de ce bouquin réside dans ses questionnements, nombreux et lucides. Exemple : à la suite d’un interrogatoire, doit-on soigner un prisonnier algérien torturé durant une séance un peu trop musclée, sachant que lorsqu’il sera sur pied, il sera à nouveau torturé et sans doute exécuté ? La solution de le laisser mourir est souvent privilégiée par les soldats français les plus sensibles. Pour eux, au moins fichu pour fichu, le prisonnier ne se sera pas mis à table avant de défuncter.

Le livre tourne d’ailleurs beaucoup autour de l’axe du paradoxe entre le bien et le mal, les protagonistes ont-ils réellement conscience de ce qui se trame, toute la violence, les horreurs ? Ne se laissent-ils pas aller dans une vague collective où seuls les gradés pensent et les autres exécutent ? Pas mal de points assez philosophiques sont évoqués, d’autres plus sociaux, dont le rôle de la presse dans ce conflit. Pour Benoist REY les choses se compliquent : il est soupçonné d’avoir écrit clandestinement un article mettant en cause l’État français, il va être interrogé à son tour.

Un mot sur la forme du livre : un texte littéraire, loin des écrits au jour le jour, et pourtant il se présente comme un carnet de bord rédigé entre septembre 1959 et octobre 1960. Le style est travaillé, propre, agréable. Il y est question de la mort d’Albert CAMUS (décédé accidentellement en janvier 1960), des intellectuels gradés, etc.

Cet essai se referme en octobre 1960 lorsque REY change de vie. Bien sûr, le livre s’est fait remarquer dès sa sortie : paru aux éditions de Minuit le 30 mars 1961, il est saisi dès le 7 avril. Pourtant aucune information ne sera ouverte à son encontre. Il est le neuvième et le dernier livre des éditions de Minuit saisi durant la guerre d’Algérie, ce sera l’éditeur qui aura le plus souffert de ces interdictions dans toute la France, le nombre des saisies représentera même 50 % du volume total des saisies. Paradoxalement ce sera aussi un tremplin pour les éditions de Minuit. « Les égorgeurs » fut réédité, notamment dans les milieux libertaires français. La réédition toujours disponible que je vous présente est celle des éditions Libertaires, elle date de 2012, elle est identique à l’originale. Ce pamphlet est à lire d’une traite, à vos risques et périls, il est sulfureux et passionnant.


(Warren Bismuth)




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