mardi 29 octobre 2019

Jean CASSOU « Trente-trois sonnets composés au secret »


Nous nous sommes déjà attardés sur la création des Éditions de Minuit, fondées clandestinement en pleine occupation en 1941. De ces éditions très spéciales naîtront une grosse vingtaine d’œuvres, distribuées sous le manteau. De grands noms de la littérature française y participeront sous pseudonymes, dont Louis ARAGON, Elsa TRIOLET, François MAURIAC, VERCORS bien sûr (puisqu’à l’initiative du projet). Le seul auteur étranger et d’ailleurs le seul sous son véritable nom sera John STEINBECK (qui refusera par ailleurs de saluer VERCORS car peu voire pas du tout intéressé par la Résistance française du moment, un ange passe…). Derrière ces pseudos celui de Jean NOIR. Sa réalisation tient presque du miracle.

Jean NOIR, c’est Jean CASSOU. Engagé très tôt dans la Résistance, il est arrêté le 12 décembre 1941 et restera à l’isolement jusqu’en février 1942. Durant ces deux mois de détention, il va profiter de ses insomnies (volontaires ?) de manière fort singulière : le papier et le crayon lui étant interdits, il va composer (et non pas écrire) des sonnets dans sa tête, les apprendre par cœur, boulot nocturne et quotidien, deux mois complets de création littéraire, sans prendre une seule note, juste par le travail de la mémoire, un demi sonnet chaque nuit, et ainsi pendant deux mois. Lorsqu’il est libéré, il peut donc enfin noter sur papier tout ce qu’il a « écrit » dans son cerveau.

Écrire c’est bien, publier c’est mieux. Ce sera chose faite grâce aux Éditions de Minuit clandestines qui sortent ce recueil de sonnets le 15 mai 1944, précédées d’une longue préface magistrale, violente, vindicative et lucide de François LA COLÈRE (en fait ARAGON), préface dénonçant les conditions des prisonniers français arrêtés par l’État français (et collaborationniste), elle s’attarde sur le sort des communistes, traités comme des bêtes, n’ayant pas les mêmes droits que les autres incarcérés, n’ayant d’ailleurs quasiment pas de droits du tout. François LA COLÈRE le communiste militant porte bien son pseudo et vocifère avec un style extraordinaire contre les conditions d’isolement, c’est du grand art !

Place aux trente-trois sonnets de Jean CASSOU, qui n’est pas un débutant à l’époque puisque romancier historique, auteur de plusieurs ouvrages, profondément ancré à gauche et révolutionnaire. Je ne vous cacherai pas que ces sonnets, pourtant d’une grande pureté esthétique et littéraire, sont un poil hermétiques pour moi (le manque d’études sans doute, ce fichu travail de l’autodidacte qui ne possède pas toutes les connaissances requises pour analyser correctement pareilles lignes). C’est très beau à lire mais le fond m’échappe parfois, souvent même. Quoi qu’il en soit, ces sonnets appartiennent à l’histoire, à la Résistance, au combat, bien qu’ils ne traitent pas directement de la guerre ni de l’occupation, plutôt de rêves, d’onirisme, mais aussi de sujets plus personnels. La dernière phrase du dernier sonnet résonne comme une lueur visionnaire : « Persiste, et tu seras sauvé ».

Suivent les analyses des sonnets par des spécialistes. Là je décroche complètement, je n’ai ni le vocabulaire ni d’élément de comparaison. Mais en toute fin de volume, une lumière en forme de présentations de poètes de la Résistance : de courtes biographies et extraits d’œuvres de Paul ÉLUARD, André FRÉNAUD, Robert DESNOS, Louis ARAGON, René CHAR, Georges-Emmanuel CLANCIER. Le recueil se termine par une biographie de Jean CASSOU, courte mais intéressante.

Vous l’aurez compris cette réédition de 2016 (et se vendant pour une bouchée de pain) avec suppléments n’est pas accessible au lectorat de base dont je fais partie. Cependant, je suis ravi d’avoir lu ce bouquin pour plusieurs raisons : la préface incendiaire au style grandiose (celle-ci je l’ai comprise !), la condition de composition des sonnets, les activités de CASSOU dans la Résistance, les sonnets eux-mêmes qu’on imagine lus dans la quasi obscurité, se partager au coin d’une ruelle sombre, d’un coupe-gorge, c’est cela aussi la littérature, et ce témoignage doit laisser une trace, pour ne jamais oublier que certain-es ont risqué leur vie pour que nous parviennent leurs écrits. Bien sûr on se souvient d’Ossip MANDELSTAM, ici le travail est similaire même si les conditions sont bien sûr différentes. Ces sonnets font partie de l’histoire de la littérature, la plus obscure, la plus militante qui soit.

(Warren Bismuth)

dimanche 27 octobre 2019

Larry WATSON « Montana 1948 »


David HAYDEN est un pré-ado de 12 ans issu d’une famille de shérifs, trois générations d’hommes à l’étoile le précèdent. Il est secrètement amoureux de Marie, la gouvernante de famille, plus âgée que lui. Cette dernière, de sang peau-rouge, tombe malade. L’oncle de David, Frank (frère du père) est appelé au chevet de la jeune femme en sa qualité de médecin. Seulement Frank traîne derrière lui des casseroles d’attouchements voire de viols sur patientes. Pas n’importe lesquelles, des malades indiennes. Marie semble être au courant de ses outrages et refuse qu’il s’approche. Il le fait néanmoins. Peu de temps après, Marie agonise et finit par mourir.

David souhaiterait comprendre pourquoi Marie a tant crié avant de mourir, il va judicieusement se cacher à plusieurs reprises afin de surprendre les conversations de ses parents à propos du docteur mystérieux. Ils connaissent la vérité mais gardent le silence. Frank est bien un prédateur sexuel, ses proies sont les femmes indiennes. Oh certes, toute la famille porte en piètre estime ces sauvages, ces tribus refusant le matérialisme et cette civilisation occidentale axée sur le profit et le progrès, mais la mort de Marie sonne comme un abus de trop dans le CV déjà chargé du tonton. La famille va devoir ménager la chèvre et le chou, le papa faire son boulot de shérif faisant respecter la loi, tout en tentant de ne pas faire éclabousser les exactions de Frank sur ses proches. Il va finir par l’enfermer dans la cave de la maison familiale…

Roman noir typiquement états-unien, ambiance sale mais pas suffocante, l’intrigue vue par les yeux de David y étant pour beaucoup. Il est bref et se lit calmement. L’auteur parvient à bâtir une atmosphère âpre sans en rajouter, faisant revivre le quotidien d’une famille du milieu du XXe siècle dans une région dure. Les personnages sont crédibles et pour tout dire attachants. L’autorité blanche sur les populations indienne est dénoncée sans trémolos, brièvement, sans détours.

Ce livre paru dans sa version originale en 1993 fut tout d’abord traduit et sorti en France en 1996 puis 1998 en poche. C’est en 2010 puis 2017 que les éditions Gallmeister le rééditent également en poche. Il est parfaitement à sa place chez cet éditeur, il est simple d’accès avec des personnages charpentés et une intrigue minimale qui pourtant tient en haleine.

https://www.gallmeister.fr/

(Warren Bismuth)

jeudi 24 octobre 2019

Paul NIZAN « Antoine Bloyé »


Le lectorat est averti dès les premières pages : cet Antoine Bloyé va mourir à 63 ans. Pour le suspense vous repasserez. Cela ne tombe d’ailleurs pas si mal puisque le suspense n’est pas précisément le cœur du récit. On va suivre l’enterrement du défunt, pas à pas, avec les larmes de crocodiles, les pics sournois. NIZAN possède un talent hors normes pour décrire une scène sombre, c’est du haut vol, une précision doublée d’un rare cynisme, succulent : « Car le corps commençait à se défaire. Lorsqu’il fut étendu dans la bière une odeur de pourriture piquante et fade commença à tourner dans le salon obscur : elle contenait comme une arrière-odeur de jacinthes, un rappel surnaturel de la place du Carrousel, au début du printemps ». Funérailles détaillées brillamment, écriture au sommet de l’art.

Puis il faut bien évoquer le parcours du mort, donc projecteur tourné vers l’arrière. Les aïeuls d’Antoine, papa, maman, leur vie pauvre, un ouvrier marié à une femme de ménage. Et puis l’ascension d’Antoine, son accession à la vie bourgeoise, dans les chemins de fer. Carrière professionnelle commencée tout au bas de l’échelle, puis atteignant peu à peu les sommets. Sur la vie du rail, on peut y voir une nouvelle plongée après « la bête humaine » de ZOLA.

Le cas de conscience : fils d’ouvrier, ancien ouvrier lui-même, Antoine Bloyé peut-il accepter les regards durs de ses propres salariés sur leur patron ? Un roman tout en questionnements sur les classes sociales, la vie qui se doit ou non d’être vécue, le bonheur à grands coups de billets de banque, de consommation, de matérialisme, de faux semblants, de paraître et de jalousies. Antoine qui va devoir faire face à une grève, lui qui jadis n’était pas parmi les derniers à défiler.

Un arc-en-ciel en forme de vacances en Bretagne, avec la petite famille, pour dépenser l’argent honnêtement gagné sur le dos de ses ouvriers. Vacances j’oublie tout. Oui mais c’est court tout ça, retour dans les usines, les chemins de fer, les locomotives qui toussent, pareils pour les ouvriers. « Le travail se paie comme la noce, Monsieur ». Bloyé ébauche parfois un début de bilan : « Trois ans d’école, dix-sept et trois font vingt… Vingt ans. Si je dure jusqu’à soixante ans, c’était le tiers… il me restait deux tiers de vie… Un an de Montpellier, vingt et un ans… Six ans de chemins de fer, sur les machines… Vingt-sept ans, j’étais marié… Ma fille est morte quand j’avais trente-cinq ans… Nous sommes en 1905, j’ai quarante ans, j’aurai quarante et un ans le mois prochain… Terrifiant… ».

Ce roman est celui de la déchéance d’un néo-bourgeois, d’un « assimilé », d’un prolétaire ayant construit sa vie sur l’ambition professionnelle. Une fois au bout du chemin, aura-t-il vraiment vécu ? Loin de ses idéaux, dents longues, vanité, écrasement de ses semblables, tout ça pour finir dans un trou. Car bien sûr NIZAN tape fort. Sur la philosophie de la vie, la politique, les c(l)asses sociales, la notion de liberté, de réussite. Livre découpé en trois parties, la dernière est celle de la chute, elle est diablement Simenonienne, l’écriture est sobre mais acérée, le ton se veut neutre mais pousse le condamné dans le dos au bord du précipice.

NIZAN écrit ce livre en 1933, cet Antoine est son père qu’il romance. Alors ce Pierre, fils d’Antoine, qui constate les « dégâts » et l’inutilité de la vie de l’aïeul, est-ce Paul NIZAN lui-même ? Ce récit est aussi et peut-être surtout un constat sur la fin de l’ancien monde, ce XIXe siècle s’éteignant en fait au XXe, aux premiers coups de feu de la première guerre mondiale dont le clairon annonce le monde nouveau. Livre vitriolé, tout en violence retenue, il est l’image d’une époque, efficacité féroce au sein d’un constat quasi maléfique. Grandiose.

(Warren Bismuth)

mardi 22 octobre 2019

Bernard FAUREN « Sur les traces de Kali »


« Sur les traces de Kali » est un court roman de 154 pages qui ne se laisse pas facilement saisir. L’auteur, Bernard FAUREN, nous transporte tour à tour dans un univers où il est difficile pour le lecteur de différencier rêve et réalité.

Tout le récit s’articule entre fantasme, onirisme et psychanalyse. Les premières pages du roman s’ouvrent sur Denis, le psychanalyste de Yohan, anti-héros à la recherche de sa fameuse Kali. Kali c’est une femme mystérieuse, et c’est aussi une déesse de l’hindouisme chargée de la préservation, de la transformation et de la destruction. Elle est en lien étroit avec le temps qui détruit toute chose. Il est évident que la Kali de Yohan entretient des liens clairs avec la divinité que nous venons de décrire.

Rien n’est jamais sûr dans les pages que nous lisons : Yohan raconte sa première rencontre avec Kali, dans une maison, lors d’une visite. Quelques pages plus loin nous apprendrons que ce récit était faux, qu’il relatait uniquement le fantasme de Yohan sur cette première fois qui, selon lui, aurait dû se dérouler ainsi, à ce moment-là.

L’action se divise en plusieurs temps distincts : Denis, son rapport à Yohan et sa vie personnelle ; Yohan, ses récits sur Kali, issus de ses souvenirs et un voyage, que l’on peine à dater. Tout est onirique : le lecteur est dans la quasi-impossibilité de démêler l’écheveau narratif. L’auteur fait bien de nommer les différents (courts) chapitres « fragments », il s’agit en effet de bribes, presque jetées çà et là, au bon gré du lecteur qui s’efforce de reconstituer un puzzle. Les seules certitudes concernent nos deux individus.

Kali se cristallise dans toutes les femmes que rencontre Yohan dans son cheminement : tout à la fois belle et mystérieuse, elle sera cette inconnue sur le bateau qui se dirige vers l’Inde ou encore la petite vendeuse de bidî (cigarette roulée vendue dans la rue). Ces rencontres sont souvent irréelles, tout comme sa relation avec Kali, bien que cette dernière s’accroche à un versant de la réalité non négociable, tels que les lieux qui ont été visités ensemble.

Les personnages ne sont pas causants, ce qui est paradoxal quand on sait le travail psychanalytique mené par Yohan. Il pense plus qu’il ne se livre à Denis et ce dernier va lui-même cheminer dans sa propre vie, inspiré par ce qu’il reçoit. L’ensemble de l’ouvrage s’envisage non seulement sous son aspect irréel, comme onirique mais aussi sous l’aspect sensoriel : le récit est très empreint de la philosophie hindouiste, on trouve de nombreuses références au tantrisme notamment, ce qui renforce indubitablement l’aspect évanescent de l’action.

Le cheminement « physique » de Yohan préfigure son cheminement intellectuel, sa quête spirituelle, tout autant qu’un retour aux sources, un retour sur un amour qu’il sait définitivement perdu mais qu’il ne peut arriver à oublier. Roman à la fois sensuel et déroutant, les images qu’il nous inspire sont vives et tranchées, à l’image du caractère de Kali, dont la féminité est transcendée. Cheminement acté, si je puis dire, dans le roman, car certains fragments se terminent et sont repris dans le fragment suivant, conférant un rythme soutenu au récit, et une grande clarté. Cela dissout aussi les individualités : Denis et Yohan se rejoignent car leurs récits se complètent l’un l’autre. L’Inde, elle aussi, viendra cristalliser leurs similitudes alors qu’au départ, tout les sépare, ou presque.

Chaque début de fragment est écrit dans un ton de gris qui permet de chapeauter la suite du récit : reprise de ce qui a été dit la page d’avant, introduction discrète, monologue intérieur, toutes les hypothèses sont permises.

Un roman aux finitions soignées dont le récit énigmatique ne se donne pas facilement, format poche, qui se laisse lire d’une traite. Aux éditions Brandon, 2018.


(Emilia Sancti)

dimanche 20 octobre 2019

Victor JESTIN « La chaleur »


Victor JESTIN est un jeune auteur de 25 ans, « La Chaleur », son premier roman, figure en bonne place de la rentrée littéraire, chez Flammarion.

Ce court roman (139 pages) nous relate la vie d’un adolescent de 17 ans, Léonard, en vacances au mois d’août, dans un camping des Landes. Jusque-là, c’est très banal. Ce qui l’est moins, c’est l’instantané que nous propose Victor JESTIN de la vie de ce jeune homme.

Léonard est un personnage très banal : se trouvant malingre, détestant le soleil, la chaleur, le bruit, il se retrouve parachuté en vacances avec sa famille sans l’avoir réellement choisi (ni désiré d’ailleurs). Au fil des pages, nous comprenons qu’il est originaire de Lorient. Le narrateur se repère rapidement : il est celui qui cherche les accès ombragés, celui qui refuse d’ôter son tee-shirt et de dévoiler son corps, celui qui assiste, passif, aux amourettes naissantes, sans arriver précisément à s’y retrouver.

Louis c’est son copain de vacances, Louis il a vraiment envie de conclure avec une fille, alors il est connecté régulièrement à Tinder et fait défiler compulsivement les visages et les corps des jeunes filles inscrites présentes dans le périmètre du camping. Il envoie des perches à tout ce qui bouge et dans le laps de temps où se situe le récit, il rencontre Zoé, accompagnée de sa copine Luce. Si la relation de Louis et de Zoé va se terminer en eau de boudin, sous-tendue par une vague d’humiliation sans borne, Léonard va se lier avec Luce, la fille que l’on pourrait qualifier de populaire, et qui volette d’un garçon à un autre mais sans jamais lui donner ce qu’il veut.

Louis va donc faire connaissance avec ses premiers émois mais tout n’est pas aussi simple : l’ambiance globale du séjour prend une tournure particulière quand, une nuit, sur l’aire de jeux des enfants, il se retrouve nez-à-nez avec Oscar, jeune garçon du même âge, manifestement passablement alcoolisé, qui vient de s’entortiller le cou autour d’une corde de balançoire. Acte à mettre sur le compte de l’enivrement manifestement. Louis assiste à la scène, les yeux dans ceux de celui qui s’étouffe et qui n’est visiblement pas satisfait de son destin funeste.

Sidération, fascination ? Impossible de répondre à cette question mais le fait est que Louis ne portera pas assistance à Oscar qu’il regardera mourir. La prise de conscience sera tardive : c’est lui l’auteur de ce crime, il doit le cacher, vite, à l’écart des regards des autres jeunes qui commencent à regagner leur tente après la fête. Entre culpabilité et sentiment amoureux, Léonard va vivre 36 heures déterminantes pour sa vie. Partagé entre ses découvertes, sa famille, il est confronté à un choix douloureux : avouer ou pas ? Et à qui ? La mère d’Oscar, Claire ? Luce ? Ses propres parents qu’il voit comme une zone de confort rassurante ?

36 heures, la fin d’un séjour, le retour à la réalité, tout passe à une vitesse folle, à l’image de la lecture de ce roman qui est brève, comme un coup de tonnerre dans le ciel. Léonard voit s’égrener le temps au rythme de la peur de la découverte de son crime, quelle chute pouvons-nous espérer ?

Roman qui tient en haleine le lecteur, je regrette pour ma part une fin trop attendue, le revirement espéré qui permettrait de sortir d’une vision manichéenne du monde n’a pas lieu et j’avoue, j’ai envie de gifler le narrateur.

« La Chaleur » de cette fin août caniculaire, de ces corps qui s’échauffent au contact des uns et des autres, la chaleur de la honte, de la culpabilité, tout est intimement lié. C’est un roman sans prétention mais qui est efficace, qualité déjà estimable pour une première fois, à l’image de la première fois de Léonard.

Bonne continuation à ce nouvel auteur !

(Emilia Sancti)

vendredi 18 octobre 2019

Paul NIZAN « Aden Arabie »


Étouffé, saturé, dégoûté par la France et surtout les français, leur mode de vie, la compétition, la surconsommation, les vieilles coutumes et les vieux réflexes capitalistes et bourgeois, Paul NIZAN part s’aérer entre septembre 1926 et avril 1927 au Yémen, du côté d’Aden, alors sous domination britannique. « Chacun veut assurer son évasion par ses propres moyens ». Les plaies de la première guerre mondiale sont encore béantes dans les esprits, le traumatisme reste entier. Et NIZAN de ne plus pouvoir supporter l’humain.

Ce texte, premier bouquin de NIZAN, est un essai doublé d’un récit de voyage. Un essai pour le début et la fin du récit, avant que l’auteur ne parte prendre l’air en « Arabie », et après qu’il soit revenu. Tout le reste, la couche fondante entre les deux, est la description d’un pays, d’une région arabe, mais aussi de ses habitants, là aussi les coutumes, là aussi l’humain, là aussi le dégoût.

L’essai est offensif, sorte d’attaque à la mitraillette. Souvenons-nous de la phrase entamant le livre, ô combien célèbre et ô combien révélatrice : « J’avais vingt ans. Je ne laisserai personne dire que c’est le plus bel âge de la vie ». L’entrée en matière est au moins immédiate, un coup de fer à chauffer au cœur de la couenne.

« Mais nous sommes faibles, l’impuissance est en nous, nous sommes dressés à l’esclavage docile depuis notre enfance confortable : nul moyen de dépister en nous les sources de l’espoir, nous ne sommes pas sourciers. Nul moyen de comprendre que nous souffrons du désoeuvrement de nos besoins humains. Nos maîtres paraissent inébranlables, les machines qui laminent toutes les existences trop bien jointes pour être brisées ». Si ce n’était que ça, mais NIZAN ne supporte plus les philosophes, semble envier les suicidés, envoie des missiles au colonialisme. Alors il va voyager. Il a vingt ans.

Récit de voyage donc : l’auteur raconte ce qu’il voit, ce qu’il entend, peut-être pas de manière reposée mais en tout cas moins sur la brèche que lors du début du bouquin. Là-bas la culture locale semble être propriété des autochtones, les européens vivent à l’européenne, de nombreux paysages rappellent la France et l’économie est reine, tu parles d’un dépaysement ! En somme, l’électrochoc attendu n’a pas lieu (ou alors NIZAN préfère rester silencieux sur ce point), pourtant l’auteur adhère au Parti Communiste à son retour. Renaissance ? Fini l’adhésion aux idées d’extrême droite même si ici le récit est entaché de quelques réflexions antisémites. Nul ne change en un jour. NIZAN revoit à son retour ce qu’il a quitté : « Le cercle bouclé, je vis un matin le château d’If, et devant les collines blanches, Notre-Dame-de-la-Garde. J’étais servi : les premiers emblèmes venus à ma rencontre étaient justement les deux objets les plus révoltants : une église, une prison ».

Désillusion. Existe-t-il quelque part sur cette vieille terre un lieu où l’homme n’est pas un loup pour l’homme ? « C’est le moment de faire la guerre aux causes de la peur. De se salir les mains : il sera toujours temps de voir des frères. Je suis dans cette position de faire la guerre pour être complètement délivré de la peur qui m’atteignit comme une flèche, jusqu’en Arabie, quand j’avais le droit de me croire dans un lieu écarté et enfin pacifique. La fuite ne sert à rien ». Pamphlet aux accents d’un ZO d’AXA, radical, sans concession et sans nuances, « Aden Arabie » se lit comme une charge contre l’homme, colorée par un cynisme quelque peu nihiliste. Provocation ou mal-être ? Sans doute un peu des deux. Les phrases font mal, giflent, écorchent et griffent. Pourtant elles sont belles et parfois lucides. Avec ce bouquin NIZAN entrait dans la cour des grands à grands coups de poings sous le menton. L’entre-deux guerre avait son dynamiteur.

(Warren Bismuth)

mardi 15 octobre 2019

Svetlana ALEXIEVITCH « Derniers témoins »


Svetlana ALEXIEVITCH adopte un postulat singulier dans « Derniers témoins », celui de faire témoigner des enfants. Évidemment les enfants qu’elle entend ne sont pas celles et ceux qui s’expriment : depuis ils sont devenus adultes. C’est un travail unique qu’elle nous livre, une sorte de mise en abyme, un recueil particulier. Ce n’est pas un roman, je le précise à nouveau, mais un témoignage polyphonique.

Toutes les personnes interviewées ont été enfants pendant la seconde Guerre Mondiale et, autre particularité, le conflit raconté s’est déroulé sur le sol russe. Encore une fois on ne peut que louer une telle initiative : quelle vision avons-nous de la chose si l’on s’en tient aux informations scolaires qui sont livrées aux écolier-es que nous avons été et aux générations actuelles ? Rien, si ce n’est le front russe et l’image de guerriers endurants face à des conditions climatiques extrêmes.

Cet ouvrage d’ALEXIEVITCH a donc deux intérêts : faire témoigner des enfants et expliciter une partie de l’histoire tenue pour négligeable dans les manuels scolaires.

Les adultes qui nous livrent leurs témoignages avaient à l’époque entre 2 et 14 ans. Deux témoignages émanent donc de tout petits, ce qui est glaçant. Non pas glaçant par le récit, mais plutôt par la qualité des images qui subsistent dans leurs esprits. S’il en fallait un, c’est un argument indéniable du trauma subi.

Malgré des témoignages souvent durs (la mort des parents sous leurs yeux, les petits camarades le ventre gonflé par la faim, les conditions de vie extrêmes), restent bien présents des récits de jeux (jouer à la guerre), des petits tracas, et une incompréhension globale face aux intentions de l’ennemi. Souvent ressortent de leurs récits des réflexions sur la beauté des soldats allemands : un ennemi sanguinaire ne devrait-il pas être affreux ?

Souvent la mort ne fait même pas peur, ils sont nombreux, ces enfants, à avoir démontré leur volonté d’engagement auprès des partisans, à avoir retourné les morts à la recherche d’un visage connu, à avoir regardé couler le sang.

Les maisons d’enfants, les animaux de compagnie que l’on se résout, malgré la famine, très rarement à sacrifier pour survivre, ces routes que l’on parcourt pour se sauver, avec ou sans ses parents d’ailleurs, qui sont bien souvent engagés chez les partisans eux-mêmes. Point très intéressant d’ailleurs, hommes et femmes étaient à égalité concernant leur engagement patriotique contre l’ennemi, les genres s’effacent totalement dans ce morceau d’histoire qui nous est révélé. On apprend aussi à quel destin funeste les petits enfants blonds étaient soumis : souvent mis à part, résidant presqu’à temps plein à l’infirmerie, les infirmières prélevaient leur sang afin de le transfuser aux soldats allemands, ces derniers étant persuadés que le sang juvénile allait les renforcer. Bien entendu, malgré la nourriture qui leur était apportée et les soins constants, ces petits êtres exsangues finissaient par s’éteindre sans un bruit.

Témoignages embrumés parfois mais très souvent clairvoyants, lucides et glaçants d’objectivité, Svetlana ALEXIEVITCH n’est que l’instrument par lequel les individu-es s’expriment. 101 témoignages d’adultes parfois terrifié-es à l’idée de se remémorer l’indescriptible, adultes dont ALEXIEVITCH nous livre le métier qu’ils font à l’heure de leurs confessions. Ouvrage nécessaire, non pas pour un quelconque devoir de mémoire, mais pour mieux comprendre ce conflit. J’en profite pour citer aussi « Une femme à Berlin » (journal anonyme), qui fait figure, lui aussi d’ouvrage indispensable à découvrir pour avoir le point de vue le plus complet possible sur la seconde Guerre Mondiale.

Et « Derniers témoins » sera complété prochainement par « La Supplication », qu’il sera intéressant et essentiel de mettre en perspective avec ce que nous venons d’écrire.

(Emilia Sancti)

dimanche 13 octobre 2019

Lydia TCHOUKOVSKAÏA « Sophia Pétrovna »


L’héroïne malheureuse de ce roman est une femme russe sans histoires, banale secrétaire, pas spécialement politisée quoiqu’avec une légère affection pour LÉNINE, MARX ou STALINE, dans le désordre. Nous sommes aux débuts des années 1930, STALINE est au pouvoir en U.R.S.S. Le mari de Sophia, Fiodor Ivanovitch, est mort quelque temps plus tôt, vraisemblablement assassiné par une femme, mais nous n’en saurons pas plus. Leur fils, Kolia, s’engage dans les komsomols, les jeunesses communistes, avec son ami Alik. Natacha, une proche de Sophia, s’intéresse de près à Kolia, amoureusement. Avec une telle trame, nous tenons là une petite bluette loin des tragédies soviétiques. Sauf que…

Rapidement, pourtant bon stakhanoviste et ingénieur talentueux, Kolia va être inquiété par les autorités. Pire : il va être emprisonné, accusé de sabotage et terrorisme. Bien sûr, ce ne peut être qu’une erreur, une homonymie, l’État ne peut garder bien longtemps un innocent en détention. Le problème est que les arrestations deviennent massives au sein du pays, parfois arbitraires. Des proches de Sophia ou de ses amies sont déjà sous les verrous ou portés disparus.

Tout semble avoir commencé très exactement le 1er décembre 1934 avec l’arrestation puis l’assassinat de KIROV par le gouvernement stalinien. « … après l’assassinat de Kirov, il y avait eu beaucoup d’arrestations, mais à ce moment-là, on avait commencé par embarquer les opposants, et ensuite les ci-devants, toutes sortes de von, de barons… Et maintenant, voilà que c’était les médecins ! ». Ce fut le début des sinistres purges staliniennes qui s’étendirent ensuite sur plusieurs années. Les arrestations, les morts, les déportations, les disparitions, les exécutions sommaires vont se succéder à une vitesse vertigineuse, entraînant une psychose collective, une méfiance sans nom, sans bornes.

Kolia est détenu dans une prison devant laquelle Sophia Pétrovna va faire le pied de grue. Les autorités ne communiquent pas, se contentent de recevoir les familles d’incarcérés quelques minutes, omerta générale. Les files d’attente sont interminables, dans le froid et la neige. Puis Kolia s’avère introuvable, où a-t-il bien pu être amené ? C’est Natacha qui va vivre le plus mal ce silence de plomb.

« Sophia Pétrovna » est à première vue un livre léger et candide sur la forme, en tout cas dans ses premiers chapitres. Mais ne nous y trompons pas : il est rapidement violent, lucide, politique et très sombre sur le fond, halluciné même en fin d’ouvrage. S’il est quelquefois question d’amours, c’est pour mieux mettre en avant leur impossibilité en partie par la surveillance effrénée de l’appareil stalinien. Le climat est kafkaïen, les disparus introuvables et la bureaucratie muette et manipulatrice, chaque erreur de n’importe quel individu servant de prétexte à une arrestation (petite pensée au « Procès » de KAFKA, même si là, justement, les procès n’existent quasiment pas). L’humain est mis au pilori, seul le peuple compte, s’il participe au développement de l’État soviétique.

La grande originalité de ce roman est qu’il est temporellement en direct (il fut rédigé à Leningrad entre novembre 1939 et février 1940). Lydia TCHOUKOVSKAÏA, grande amie d’Anna AKHMATOVA, dénonce ce qu’elle voit à la fin des années 30. La plupart des livres russes écrits à cette époque, si tant est qu’ils attaquent le pouvoir en place, sont détruits, leurs auteurs déportés ou assassinés. C’est donc un petit miracle que ce « Sophia Pétrovna » ait pu voir le jour. Et comme c’est un roman russe du temps du stalinisme, ce ne sera pas sans grandes difficultés : écrit sur un cahier d’écolier, il fut dissimulé dans un simple tiroir et des proches de Lydia TCHOUKOVSKAÏA veillèrent sur le manuscrit. Or tous moururent. Après la guerre, Lydia a retrouvé ce manuscrit à sa place. Sa première publication eut lieu en France mais dans sa langue d’origine en 1965, première traduction en 1975. Il ne sera disponible en U.R.S.S. qu’à partir de 1988. Cette nouvelle traduction ici présentée est l’œuvre de l’excellente Sophie BENECH, maîtresse étalon des traductions de textes russes.

Ce roman est sorti en 2007 chez la maison d’édition à laquelle Sophie BENECH participe et qui fait la part belle aux textes russes oubliés (avec une préférence à ceux sauvés du stalinisme), j’ai nommé les éditions Interférences, l’une de ces petites maisons indépendantes que je bichonne particulièrement tant elles sont belles, sur le fond comme sur la forme, avec à chaque fois des couvertures impeccables en noir et blanc, on aurait presque envie de les manger en faisant chauffer le samovar. Foncez voir leur catalogue, il est aussi impressionnant qu’il est restreint. Merci pour ce travail admirable de tous les instants. Et si vous outrepassez votre timidité, demandez-leur la petite brochure explicative en forme de catalogue sur l’histoire d’Interférences, elle est remarquable, tellement remarquable que j’aurais presque voulu entamer une chronique sur elle. Ce sera en lieu et place pour très bientôt de nouvelles notes de lecture sur des livres de l’éditeur. Restez donc fidèles. Interférences existe depuis 1992, et à raison d’en moyenne deux parutions par an, elle atteint aujourd’hui la barre d’une quarantaine de publications, que l’on aimerait toutes voir rejoindre notre bibliothèque personnelle. Merci encore pour ce travail passionné.


(Warren Bismuth)

vendredi 11 octobre 2019

Paul NIZAN « Le cheval de Troie »


Certains livres ne peuvent se résumer en une page, par leur densité et leur approche d’un monde. Ainsi « Le cheval de Troie » est court mais dense, riche et empli d’enseignements politiques. Une ville Rhodanienne, Villefranche (dont les traits sont piqués à Bourg-en-Bresse), paisible en cette année 1935. Un petit groupe de militants d’extrême gauche avec tout ce que cela comporte de disparité : communistes, nihilistes, anarchistes, socialistes révolutionnaires en tout genre. Les ouvriers se lèvent, se rebellent, les autorités ne voient pas cela d’un sale œil, les émeutes n’ont jamais enflammé la ville. Les élus, les notables regardent plutôt, et avec un œil à la fois craintif, intéressé, bienveillant voire amusé, les événements en cours en Allemagne, en Italie ou encore en Espagne (cette dernière vit à cette époque une énorme tension entre gauche, droite et extrême droite, c’est juste avant la guerre civile). « L’idée par exemple que le sadisme, la violence, dominent l’Allemagne… Quand je lis que les S.A. contraignent les prisonniers à se masturber devant eux, je songe que l’homme en est arrivé à un tel pouvoir de bassesses que nous verrons enfin l’espérance se détruire… ». 1935, les lignes bougent déjà.

Les exodes de pays voisins vers la France commencent pour fuir la situation politique anxiogène : « Des allemands descendaient en bicyclette vers le sud, chargés de souvenirs déchirants. Des espagnols montaient furtivement vers le nord. Il y avait des années qu’on avait oublié en France ces mouvements de migrations ». Cela ne vous rappelle rien ? Même si la bicyclette a laissé depuis place aux bateaux.

À Villefranche, d’un côté la grève se prépare, d’un autre une sorte de veillée d’armes, ne pas bouger tant que la situation n’est pas explosive. Les protagonistes de ce roman discutent beaucoup : de la première guerre mondiale, de l’U.R.S.S., de la montée des fascismes mais aussi de l’extrême gauche révolutionnaire, du souhait de monter un journal de propagande politique (qui sera le même thème sur « La conspiration » que l’auteur écrira plus tard). Les années 30 sont singulières sur ce point : la France entourée par plusieurs grands pays passés à l’extrême droite ou en passe de devenir totalitaires, une France qui elle-même a dû affronter le putsch fasciste de février 1934 et s’est parallèlement dotée d’une extrême gauche forte, genèse du Front Populaire. Période de crise, d’incertitude, où tout peut basculer dans un rang comme dans l’autre. Attentisme et constructions de forces politiques nouvelles. « Ce serait quand même embêtant de mourir avant la révolution ».

Attention, « Le cheval de Troie » n’est pas qu’un roman historique (nous reviendrons d’ailleurs sur ce terme), c’est le parcours de personnages fictifs mais qui représentent chacun un courant politique, des figures qui restent des femmes et des hommes avec leurs misères et leurs (rares) joies. Ainsi, le couple Catherine/Albert, semblant expulsé d’un roman de SIMENON, car si la tendresse reste, l’amour a depuis bien longtemps laissé place à l’ennui, la lassitude. Les pages consacrées à l’agonie de Catherine sont particulièrement fortes et encore une fois immergent le lectorat dans ce climat si particulier d’un SIMENON.

La grève est déclenchée, l’émeute semble inévitable. Les forces de l’ordre font face aux manifestants et sont prêtes à tirer. Ici il n’est pas interdit de penser fortement au « Germinal » ou au « Paris » de ZOLA. Car certains personnages comme certaines scènes de ce roman sont Zolaiens. Le peuple devant ses bourreaux, prêt à en découdre. Mais la répression va être brutale.

Roman foisonnant pour son aspect historique voire visionnaire. D’ailleurs, historique, en est-on bien sûr ? Il est écrit à 1935, avant la formation du Front Populaire, avant l’avènement de Franco de Espagne, avant même la guerre d’Espange, avant le déclenchement de la seconde guerre mondiale, donc il peut plutôt être vu à sa sortie comme un roman d’actualité politique. Il devient historique après les faits évoqués ci-dessus, après 1945. Il balaie la montée des fascismes avec une vision acérée (n’oublions pas que dans sa jeunesse Paul NIZAN a été membre des sinistres « Camelots du Roy »), mais sa trame sur l’extrême gauche française est documentée et précise (NIZAN est devenu communiste, donc possède les cartes en mains pour alimenter ses réflexions sur les deux « camps »).

Ce livre est fascinant. Car il fait partie de l’histoire, mais il est aussi une passerelle entre deux mondes. En effet, des historiens continuent à tracer le parallèle entre les années 30 et la décennie présente. Certes, on ne peut pas calquer l’un sur l’autre, mais comme disait AUDIARD « y’aurait comme de la relance sur la gelée de coings ». C’est frappant dans ce livre dans lequel cohabitent le fascisme tout nouveau, le communisme classique, le nihilisme désabusé, l’anarchisme révolutionnaire, les migrants (arméniens, allemands, espagnols entre autres), tout ce petit monde au coude à coude ne connaissant pas franchement le chapitre suivant. Et pourtant NIZAN met en garde, malgré l’espoir de quelques-uns. Pourquoi d’ailleurs « Le cheval de Troie » ? « Bloyé pensait au temps où des hommes comme eux, sortis du grand cheval de Troie des usines et des rues ouvrières, occuperaient les villes dans la nuit. Ils étaient un peu las, ils étaient heureux. Les cœurs découpés dans les volets de la boutique s’éclairaient ».

NIZAN à son tour ne connaîtra pas le chapitre suivant, il mourra sur le front au tout début de la « vraie » guerre succédant à la « drôle de guerre » en mai 1940, quelques mois après avoir démissionné du Parti Communiste Français après la signature du pacte germano-soviétique de non-agression, c’est peut-être ce qui fait la force et le côté visionnaire du bouquin : NIZAN écrit comment il pressent l’avenir, il ne l’a pas connu dans ses détails, et pourtant il ne tombe pas loin de la vérité concernant l’U.R.S.S. qu’il commence à voir d’un œil critique, le nazisme qui frappe à la porte du pouvoir européen, qui attire des français (anticipation de la collaboration, que pourtant NIZAN ne verra pas), l’Espagne qui s’approche de l’abîme fasciste, l’Italie qui y est déjà et ne va pas tarder à jouer un rôle majeur.

D’un autre côté, la création d’une force de gauche, qui dans quelque mois lèvera des militants et des électeurs pour devenir le Front Populaire, cela aussi NIZAN le pressent, le devine, mais à la différence des autres faits évoqués plus haut, NIZAN semble désirer l’avènement du Front Populaire (il en fera d’ailleurs partie peu après la parution du présent roman). Ce bouquin est un coup de poing en pleine poitrine en même temps qu’un sévère coup de pied dans l’oignon, il fait réfléchir au-delà du raisonnable, appelle le présent en ressassant le passé historique et politique, les sombres années 30. Il me paraît de plus une charnière indispensable sur l’état de la France de l’entre-deux guerres. Admiration…

(Warren Bismuth)

mercredi 9 octobre 2019

Antoine WAUTERS « Pense aux pierres sous tes pas »


« Pense aux pierres sous tes pas». Cette phrase revient à de nombreuses reprises tout au long de ce roman d’Antoine WAUTERS, et c’est aussi le titre de son ouvrage, sorte de formule contraphobique que se répète la narratrice, en boucle.

La narratrice principale, c’est Léonora, parfois son frère vient prendre la parole, c’est Marcio. Léonora et Marcio ont une particularité : ils sont jumeaux. Et il existe entre eux une complicité que l’on ne peut nier, un amour brûlant même, qu’ils concrétiseront dans un hangar, loin du regard de leurs parents.

Voici un petit couple qui grandit au sein d’une famille à la fois classique et étrange : on comprend rapidement que les deux parents sont tour à tour violents et démissionnaires, plus concernés par le paiement des taxes et par leur propre amour que par l’intérêt de leurs enfants. Enfants qui grandissent avec le poids des stéréotypes : Léonora s’occupe de la maison avec sa mère, Marcio va aux champs avec son père.

Le décor qui sert de cadre à ces vies, c’est la ferme. Une ferme que l’on devine pas très riche, dans une contrée plutôt pauvre, le tout enclavé dans un pays qui se divise entre un nord et un sud, le nord étant la contrée favorisée (je vous laisse deviner pour le sud). Ce pays est imaginaire, tout comme l’époque que l’on peine à caractériser, tout ce que l’on sait c’est que l’auteur ne fait pas état de technologies particulières. Même les prénoms, les noms de villes, de fleuves sont étranges. Zbabou le meilleur ami, Zio, l’oncle bienveillant, Mama Luna la shaman, Madde, la mère de substitution. Les dirigeants successifs du pays ont des noms à connotation slave, ou russe, se ressemblent tous, un peu comme leur politique d’ailleurs, qui ne donne jamais à celles et ceux qui en ont besoin.

Mams et Paps (surnoms des parents) vont finir par se rendre compte que Marcio se grime en fille pour prendre la place de sa sœur dans la maison, que Léo se déguise en garçon pour aller aux champs. Ils prennent une décision lourde de conséquence : séparer les jumeaux, surtout qu’ils les prennent aussi en flagrant délit de rapprochement charnel. C’est Léonora que l’on reverra, chez Zio, le frère de Paps, qui habite très loin (à 140 km apprendrons-nous par la suite). Et Marcio, on l’attache, pour qu’il ne s’enfuie pas à la suite de sa sœur bien-aimée.

Ce roman est violent, il joue avec des codes qui peuvent déranger, à des niveaux différents. La notion de genre est abordée : la libération pour Marcio, ce sera de porter du rouge à lèvre et d’avoir les oreilles percées par des boucles chatoyantes. La parentalité est passée au peigne fin : des individus, essorés par le système, qui aiment leurs enfants mais n’arrivent pas à s’en occuper tant les préoccupations matérielles du quotidien les enferment dans l’angoisse. Des parents qui n’arrivent pas à faire entrer leurs enfants dans leur vie de couple trop fusionnelle et qui n’investissent finalement pas du tout leur parentalité. Pourtant à de nombreuses reprises dans le récit, cela filtre : ils leur portent un amour inconditionnel mais ô combien maladroit. La politique : on se croirait dans un roman de KAFKA ou alors tout simplement, cela pourrait aussi nous rappeler le monde dans lequel nous vivons ; on donne aux riches pour qu’ils deviennent toujours plus riches et les pauvres attendront. De toute façon on saura manier les armes les plus répressives possibles pour que les révolutions crèvent avant même d’avoir vu le jour. Un monde imaginaire, une contrée imaginaire, des individu-es triviaux, tout est fait, grâce aux choix de l’auteur, pour que cela résonne en nous.

Car la vraie violence de ce roman est l’écho qu’il suscite au plus profond de nos cœurs et de nos esprits.

Deuxième ouvrage que je lis d’Antoine WAUTERS, ce ne sera pas le dernier tant son écriture résonne en moi. Vous trouverez cette pépite chez VERDIER, et c’est sorti en 2018.


(Emilia Sancti)

dimanche 6 octobre 2019

Tanguy VIEL « Insoupçonnable »


Je vous présente le bord de mer, puis Sam le narrateur, frère de Lise, elle-même mariée à Henri Delamare, frère d’Édouard. C’est limpide et simple. Trop peut-être. Car en fait Lise et Sam s’aiment, ne sont pas de la même famille, Lise est une prostituée qu’Henri a décidé d’épouser. C’est à ce moment-là qu’il a fallu lui faire croire que Lise et Sam étaient frères et sœurs, pour qu’ils puissent continuer à s’aimer sans qu’Henri s’alerte. Alors Sam joue au golf tranquilou avec Henri et Édouard, les frangins, des vrais ceux-ci, tous deux commissaires-priseurs associés (ce qui aura une conséquence majeure sur l’histoire, n’oubliez donc pas ce détail). Le Henri propriétaire d’une rutilante Jaguar, qui expose sa fortune, ce qui donne envie de vomir à Sam.

La situation est devenue intenable pour Lise et Sam. Ils décident d’exterminer le bel Henri, mais avec talent et discrétion, pour ainsi devenir insoupçonnables aux yeux des enquêteurs. Sam va kidnapper Lise, anonymement, puis va demander une forte rançon à Henri qui paiera, bien entendu, puisqu’il aime Lise. Henri doit porter une valise, seul,  dans un lieu isolé indiqué par Sam, qui sera présent en loucedé avec « sa » Lise afin de vérifier si Henri dépose bien l’argent. Certes Henri se pointe avec la valoche, mais tout à coup… « Il a trébuché, Henri ».

Comme souvent chez Tanguy VIEL, le récit est haletant et empli de suspense. Il oscille entre grosse farce, roman noir et polar. L’écriture est bien sûr impeccable, bien calée dans de longues phrases. Le scénario est parsemé d’imprévus, rien ne se déroule jamais comme souhaité, de rebondissements en poisses, le roman est vif. D’un côté on désire le lire lentement pour bien s’imprégner des petites pépites diffuses, d’un autre nous voilà pressés d’atteindre la chute (pas celle d’Henri hein) tellement le suspense est mis redoutablement en place par VIEL.

Puis son style tout cinématographique nous sort les vers du nez, nous impose tous les détails, donc lecture confortable et sourire d’allégresse devant les explications humoristiques de l’auteur : « Peut-être il était trois heures, quatre heures du matin sur la nappe grise et violette de taches, et les quelques tasses qui signalaient ici et là des buveurs de café ou d’eau-de-vie, dont l’odeur, mélangée à celle du tissu vineux, à celle des mégots froids qui se mouraient écrasés dans les soucoupes, à celle de la mer descendante qui semblait elle aussi avoir quitté la table, dont l’odeur donc aurait pu écoeurer les convives si tous, les uns après les autres, n’étaient déjà partis se coucher ». Il a régulièrement été comparé à SIMENON. C’est encore vrai dans ce roman, auquel il faut ajouter une pincée de scénario à la Columbo, ou plutôt des tics du lieutenant, son côté gaffeur qui peut ici être retrouvé.

VIEL possède un certain génie à déjouer le balisage, à nous faire glisser dans un fossé, à nous prendre à contre-pieds. On se laisse avoir avec délectation. Ce roman de 2006 est court, donc forcément indispensable pour passer une ou deux soirées succulentes avec des personnages bien dépeints, très crédibles et modernes. Oui VIEL c’est SIMENON qui se serait coincé un doigt dans une porte, se serait badigeonné le ventre de poil à gratter, l’essayer c’est l’adopter. Ce roman est une petite merveille pétillante et sombre à la fois, savant dosage pour un auteur très talentueux dont la plupart des ouvrages sont sortis aux Éditions de Minuit.


(Warren Bismuth)

vendredi 4 octobre 2019

Michel VITTOZ « Danses du destin »


Michel VITTOZ le confesse « Je suis un écrivain très lent. Entre mon premier roman, ‘Œdipe à Paname’ et ‘Danses du destin’, qui en est la suite, trente années se sont écoulées ». N’ayant pas lu « Œdipe à Paname » (Quidam Éditeur en prévoit une réédition pour 2020), je ne saurais me prononcer s’il faut l’avoir lu pour entamer « Danses du destin ». Cependant, ayant terminé ce dernier, je n’ai pas été choqué par la sensation d’avoir loupé une marche, ils me paraissent de ce fait dissociables.

Ce roman vous fera réapprendre le « Je, tu, il, nous, vous ,ils » d’après la plupart des titres de chapitres, certains récurrents. Nathan Lowenstein, dès le lever de rideau, tue Jacob, son propre père, ancien résistant durant la seconde guerre mondiale et maintes fois décoré à ce titre, un résistant devenu flic. Avant cet acte, Fannie, la sœur de Nathan, a été assassinée. Il y aurait comme un goût de vengeance dans l’air. Nathan désirerait devenir fou, pour tout oublier.

Marcel, le beau-père de Nathan, s’est attaché à lui, s’est comporté somme toute comme un vrai papa. Car Jacob le père biologique a disparu après la guerre. Lui et des dossiers secrets. Ensemble. Alors maman Louise a dû refaire sa vie.

Pas mal de personnages vont se succéder dans ce roman que l’on peut lire à la fois comme un polar, un roman noir ou un roman d’espionnage. Avec de vrais bouts d’Histoire du XXe siècle dedans : la deuxième guerre mondiale, quelques pincées de guerre d’Algérie, les bisbilles entre les différentes polices françaises, l’opacité des renseignements généraux, la politique avec ce Jules, ancien ministre démissionnaire dézingué, des flics ripoux sur fond de trafic d’armes, un tueur à gage à l’ancienne, une vieille dame – la fameuse Maman Louise - portée sur la bouteille qui a des « vapes » sur ses souvenirs douloureux mais qui finira sur le carreau avec une corde de piano en guise de ras le cou.

L’écriture de Michel VITTOZ est tour à tour posée ou agressive « À ce moment-là, fallait qu’il se fasse tuer et que je le tue. C’est tout. Lui, fallait qu’il crève et moi, il fallait que je change de monde. Que j’entre dans le monde des meurtriers, des assassins. Et celui-là quand on y est, on ne le quitte plus, y a pas moyen d’en sortir. Y a que la porte qui reste ouverte, celle qui donne sur le dernier trou ».

La trame de fond tout comme le climat peuvent rappeler les auteurs de romans noirs États-Uniens des années 1950, mais l’action est bien française, une France mal remise des exactions de 39/45, souffrant de son passé, même indirectement jusqu’aux générations suivantes, celles qui pourtant n’ont pas connu l’indicible. « Maman Louise, Marcel, je le sais maintenant, ils avaient tout fait pour m’éviter ça : revenir au cauchemar du passé. Parce que ma peur, c’est de là qu’elle venait, d’un cauchemar. Mais vrai, réel. Et pourtant c’était quelque chose que la réalité aurait jamais dû permettre. Y en a qui avaient ouvert les portes qu’il fallait pas et c’est entré dans le monde : l’horreur, juste l’horreur avec sa croix gammée ».

Quatrième roman de Michel VITTOZ en 30 ans de carrière, ce « Danses du destin »  de structure complexe est à la fois âpre et vif, rythmé, épuré mais dense, servi par une plume variée mais maîtrisée car l’auteur sait jongler avec les ambiances comme avec la narration : la polyphonie est de mise. Un roman sombre qui déterre quelques pages tout aussi noires de notre histoire commune, mais aussi de celles propres à des familles, marquant les descendances (du destin). « Danses du destin » vient de sortir dans la collection Les âmes noires de Quidam Éditeur. La suite, ou plutôt le commencement, dans quelques mois…


(Warren Bismuth)

mercredi 2 octobre 2019

Antoine WAUTERS « Moi, Marthe et les autres »


Attention, coup de poing à l’estomac, porté par le belge Antoine WAUTERS dans ce court récit survivaliste, dans Paris puis sur les côtes Bretonnes, après un effondrement quelconque et non spécifié, dans un très court roman de 2018, également exercice de poésie en prose dans un monde post-apocalyptique.

Hardy est le narrateur, il a une trentaine d’années et vit au sein d’un groupe d’une trentaine de personnes, chiffre qui est amené à se modifier au fur et à mesure des événements. Au centre de leur quotidien, il y a la survie, se nourrir, se cacher, se réchauffer, et faire l’amour, le plus possible. Le genre s’efface, il ne reste que des corps en mal de tendresse. Hardy se partage entre Marthe et Ossip, dans les buissons, n’importe où.

Il y a les autres de son groupe : on se protège comme on peut, on attaque à l’aide de couteaux, de haches. La nourriture, c’est l’autre : le récit est émaillé de nombreuses scènes de cannibalisme. On imagine la fumée, l’odeur de pourri, de cadavres, l’errance des survivants pensant être les derniers habitants d’un monde en perdition.

Jusque-là un récit très classique sur un genre essoré par la littérature contemporaine : survivre après un effondrement. Pourtant rien n’est classique dans cette narration, à commencer par la forme qu’elle revêt : de courts paragraphes sont numérotés (près de 200 en quelques dizaines de pages, du compact !), jetés çà et là en fonction des pensées du narrateur qui décrit son quotidien et peine parfois à se souvenir du passé. Si Hardy sait qu’il a un père et une mère depuis longtemps décédés, on ne sait pas grand-chose d’eux, tout comme lui. Ses souvenirs les plus anciens, c’est le Vioque, figure paternelle pour le groupe qui a tenté de leur inculquer les connaissances déjà envolées depuis longtemps d’un monde où la mousse et le lichen sont redevenus les rois. On apprend des chansons de John Holiways que l’on fredonne lors d’événements importants, lors des enterrements par exemple. À l’instar du nom de ce célèbre chanteur décédé, tous ceux de marques ou de lieux sont déformés (les Gallafayette, le périf, la mousse à raser Gileps). On reconnaît les noms des rues parisiennes mais il manque des lettres, on imagine bien les panneaux des rues à demi lisibles, les mots changent et se transmettent ainsi.

Toutes les règles sont revues, tous les rites sont réinterprétés, si les tabous ultimes tombent allègrement (le cannibalisme est perçu comme quelque chose de tout à fait banal), il demeure certains rituels qui forgent les groupes sociaux, à commencer par la mort. Dans cette nouvelle société, les défunts sont ensevelis tête en bas, on les pousse le plus loin possible en terre, en imaginant que la chaleur au centre de celle-ci pourrait réanimer le macchabée. On arrose le tout de John Holiways (on a tous en nous quelque chose de Tennessee), on verse quelques larmes mais point trop n’en faut, même quand la mort s’est révélée particulièrement violente, même quand on ne retrouve de ses amis que des morceaux laissés par des ventres bien repus…

Écriture poétique au cordeau, références à la littérature par les prénoms ou les patronymes des rescapés du récit (Hardy, Miller, Ossip, etc), noirceur opaque car misère, car cannibalisme. Retour à l’aube de l’humanité. Tout oublier, la technologie, la surproduction de jadis, et résister avec les miettes restantes. Le plus important, aimer : en se mélangeant, sans appartenance de sexe, en bisexualité, en homosexualité, baiser, lécher à qui mieux mieux. Prendre du plaisir avant l’inexorable.

La force de cet ouvrage est de ne pas chercher à susciter d’images horribles, voire gores, les choses sont dites sans emphase aucune ce qui tend vraiment à nous donner l’impression que la normalité a été rejouée aux dés, à l’occasion de cet effondrement : l’ordre moral a changé, voilà tout.

71 pages qui nous tiennent en haleine, bel exploit d’Antoine WAUTERS, le tout publié chez Verdier, alors on ne boude pas son plaisir et on saute dessus.


(Emilia Sancti & Warren Bismuth)